AVP Dette & Souveraineté alimentaire

Roxane Mitralias : « Le secteur agroalimentaire fait partie du noyau dur du capitalisme mondial »

23 juillet par CADTM Belgique , Roxanne Mitralias


Photo : Olivier Tétard, CC, Wikimedia Commons, https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Rassemblement_devant_l%E2%80%99Open_AgriFood_%C3%A0_Orl%C3%A9ans_2.jpg

Chaque semaine pendant plusieurs mois, nous publions un article qui se trouve dans le nouvel AVP « Dette et souveraineté alimentaire ». Dans celui-ci, Roxane Mitralias revient en détail sur le mouvement social paysan qui a frappé l’Europe au début de l’année 2024. Au fil de cette interview sur la situation en France, nous abordons, entre autres, l’équilibre des forces syndicales, les revendications de la Confédération paysannes, les accords de libre-échange…

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  1. La crise de l’alimentation, de la terre et de l’eau à la lumière de l’extermination sioniste du peuple palestinien à Gaza
  2. UPOV, main basse sur les semences en Argentine
  3. Pas de transition agroécologique sans abolition de la dette des agriculteurices
  4. La crise alimentaire internationale et les propositions pour en sortir
  5. Éradiquer la faim en 2030 : une chimère ?
  6. Dette extérieure et droit à l’alimentation
  7. Solange Koné : « Il faut lier les cultures agricoles aux besoins de la population »
  8. Agricultrices et souveraineté alimentaire en Côte d’Ivoire
  9. Haïti : Dette et souveraineté alimentaire, l’impossible cohabitation
  10. Madagascar : La lutte pour la souveraineté foncière continue
  11. La nuit tombe sur la souveraineté alimentaire mexicaine
  12. Argentine : le gouvernement d’extrême droite de Javier Milei s’attaque à la souveraineté alimentaire
  13. Les défis de la souveraineté alimentaire en Inde
  14. La Tunisie face à l’impérialisme économique : analyse des enjeux autour de l’eau, l’alimentation et l’agriculture
  15. Liban : Une crise alimentaire sur fond de guerre et d’exploitation capitaliste
  16. Maroc : crise alimentaire et stress hydrique dans le contexte de la crise économique, de la dette et des pressions des institutions financières mondiales
  17. Morgan Ody : « À la Via Campesina, nous voulons des politiques de régulation des marchés qui soutiennent et protègent les productions locales »
  18. Sortir du libre-échange : vers un commerce international axé sur la souveraineté alimentaire
  19. La politique d’exportation dans l’agriculture égyptienne : repenser le dilemme
  20. Roxane Mitralias : « Le secteur agroalimentaire fait partie du noyau dur du capitalisme mondial »
  21. L’accès à la terre : le champ de bataille ?
  22. Belgique : La transition du système alimentaire – Bilan de 10 années de luttes
  23. La Tunisie face à l’impérialisme économique : une analyse des enjeux autour de l’eau, l’alimentation et l’agriculture

CADTM : Quelle forme a pris le mouvement paysan européen en Grèce ?

Roxane Mitralias : En Grèce, la question climatique a été très prégnante dans les mobilisations agricoles, notamment à cause des sécheresses et des inondations à répétition. Il y a eu de très grosses inondations sur la plaine principale de Thessalie en septembre. La production agricole a été impactée pour les cinq ans à venir et une partie importante du PIB PIB
Produit intérieur brut
Le PIB traduit la richesse totale produite sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées.
Le Produit intérieur brut est un agrégat économique qui mesure la production totale sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées. Cette mesure est notoirement incomplète ; elle ne tient pas compte, par exemple, de toutes les activités qui ne font pas l’objet d’un échange marchand. On appelle croissance économique la variation du PIB d’une période à l’autre.
a été détruite. Les paysannes ont demandé à être indemnisées. La plaine de Thessalie est la principale région agricole de la Grèce, aussi bien en grandes cultures qu’en éle-vages. Elle concentre une part importante des paysans et des paysannes grecques. Donc ces inondations ont été un gros moteur de mobilisations.

CADTM : Et en France ? Comment se sont déroulées les mobilisations ?

Roxane Mitralias : Les mobilisations ont commencé autour de la mi-janvier, dans le sud-ouest de la France, en Haute-Garonne (près de Toulouse). Les agriculteurices ont commencé à fermer les autoroutes. Initialement, ce sont beaucoup de paysannes non affiliées, qui ne sont pas syndiquées, qui se sont mobi-lisées. On dit aussi que le déclencheur est la maladie hémorragique épizootique. C’est une maladie qui af-fecte les bovins, qui vient d’Espagne et qui s’est propagée en France à cause du dérèglement climatique.

Puis le mouvement s’est peu à peu propagé avec une très grande diversité dans les revendications et dans les styles de mobilisations. Des revendications et des mobilisations qui dépendent également des réalités de production de chaque département.

CADTM : Quelle a été l’attitude de la Confédération paysanne ?

Roxane Mitralias : La Confédération paysanne a rejoint ce mouvement du fait de sa spontanéité et de la place centrale de la question sociale. Le but du syndicat était de parler revenu et accords de libre-échange sur le terrain. Donc, la Confédération paysanne s’est engagée. L’objectif était de mettre en évidence les marges indécentes pratiquées par la grande distribution et les prix payés aux paysannes, inférieurs aux prix de revient, par l’industrie agroalimentaire. Il faut que l’industrie paie le prix du travail. Le syndicat se bat aussi pour la fin des accords de libre-échange, qui poussent les prix et les normes au rabais, et met en con-currence les paysannes du monde entier. Voilà les revendications mises en avant par la Confédération pay-sanne.

Représentativité des syndicats agricoles français

FNSEA-JA (Jeunes agriculteurs) : 55 % aux élections
Coordination rurale : environ 20 %
Confédération paysanne : environ 20 %
MODEF (historiquement proche du PC) : 3 %.

Le nombre des paysannes est de plus en plus faible, donc les fermes qui disparaissent sont surtout des petites fermes au profit de l’agrandissement des grandes exploitations.

CADTM : Quelle a été la réaction des autres syndicats ?

Une mobilisation paysanne européenne, c’est du jamais vu

Sur cette base de colère, chaque syndicat pousse son programme, sa manière de voir les choses. Celle de la FNSEA est extrêmement ancrée sur la remise en cause des normes environnementales, et notamment la réintégration de pesticides qui avaient été interdits dans le passé. En cela, elle répond aux céréaliers, et pas du tout aux éleveurs qui pourtant font aussi partie de la FNSEA.

Assez rapidement, ce qu’a proposé la FNSEA a été repris par le gouvernement. Mais la colère ne s’est pas apaisée. Les actions Action
Actions
Valeur mobilière émise par une société par actions. Ce titre représente une fraction du capital social. Il donne au titulaire (l’actionnaire) le droit notamment de recevoir une part des bénéfices distribués (le dividende) et de participer aux assemblées générales.
ont donc continué – blocage de grandes surfaces, blocages sur la logistique de l’agroalimentaire – tout comme nos revendications sur le revenu, sur les accords de libre-échange, malgré l’appel d’Arnaud Rousseau (Président de la FNSEA) à la fin des mobilisations. Ces revendications ont un certain écho, même si ça ne veut pas non plus dire que la majorité des paysannes vont commencer à voter pour la Confédération paysanne. Il ne faut pas oublier que la Coordination rurale, syndicat de droite, voire d’extrême droite, soutenue par les médias de Vincent Bolloré (CNEWS, C8, Europe 1), sort aussi renforcée de ce mouvement social. En revanche, je ne pense pas que la FNSEA ait gagné des points dans cette ba-taille-là. Ils ont peut-être gagné des points auprès des céréaliers, mais c’est tout.

Il faut rappeler qu’une mobilisation paysanne européenne, c’est du jamais vu ; surtout de cette ampleur-là. Même une mobilisation européenne tout court. C’est quand même surprenant venant des paysannes. Ce n’est pas la profession qu’on qualifierait d’internationaliste au premier abord.

CADTM : Est-ce que les revendications sur les accords de libre-échange sont entendues ?

C’est un sujet sur lequel c’est le plus facile de convaincre. La FNSEA a du mal sur ce sujet, c’est difficile de dire qu’en fait, ils n’ont rien à faire de la viande bovine et qu’ils font tout pour vendre du vin et du champagne à l’export. Après, est-ce que le rapport de force sera suffisant pour gagner là-dessus, je n’en sais rien. On perd sur beaucoup de choses depuis quelques années. Ça demande une radicalité et un rapport de force favorable assez élevé pour gagner. Ceci étant, je pense qu’il y a eu une réelle peur au niveau du gouvernement, avec la mobilisation des agriculteurices. Le niveau d’adhésion de la société à la colère pay-sanne était très élevé. C’est quelque chose qu’il faut relever. Après, c’est aussi mis en scène par les médias types CNEWS. Les paysannes sont des gens qui travaillent donc, leur colère est légitime par rapport à ceux qui ne « travaillent pas ». De manière générale, les gens s’identifient plus facilement aux paysannes qu’à une autre catégorie professionnelle car les paysannes sont vues comme des « petites gens ». Pour-tant, c’est une profession extrêmement inégalitaire. En moyenne, les plus riches sont les vignerons, les cé-réaliers et les producteurs porcins. Les plus pauvres sont les producteurs de bovins et petits ruminants. L’écart de revenus va de 20 000 euros de revenus annuels à 100 000 euros. Dans les productions elles-mêmes, il y a énormément de disparités. Les plus riches producteurs porcins, qui font de l’export vers la Chine, gagnent 450 000 euros par an. Les plus pauvres gagnent tellement peu que ce n’est pas dans les statistiques, moins de 15 000 euros. C’est une des professions les plus inégalitaires.

Ces disparités expliquent la force des mobilisations qui ont eu lieu, mais aussi la complexité de les com-prendre, car se sont mobilisées en même temps les plus pauvres et les plus riches. Les revendications de la FNSEA répondent principalement aux revendications des plus riches, et à leur besoin de maintenir un ni-veau de compétitivité élevé pour maintenir ce type de gains.

CADTM : Quelles sont les autres revendications de la Confédération paysanne ?

La Conf’ demande une politique d’installation des agriculteurices offensive. Le syndicat demande 1 million de paysannes. Et pour ce faire, il faut une redistribution du foncier agricole, une répartition des aides diffé-rentes. Tous les éléments des politiques agricoles actuelles qui favorisent agrandissements et grandes ex-ploitations doivent être combattus. Il faut aider les petites fermes, au moins au même niveau que les grosses. Ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.

Il y a aussi la question écologique. Les petites fermes sont bénéfiques pour le climat, pour la biodiversité. La Confédération paysanne défend la transition agroécologique et l’agriculture paysanne. Ça demande des changements radicaux au niveau des politiques agricoles. Toutes ces revendications sont liées : plus de pay-sannes veut dire une agriculture plus écologique, plus de vie dans les villages etc.

CADTM : Pourquoi un tel système ne se met pas en place ?

Le secteur agroalimentaire fait partie du noyau dur du capitalisme mondial

Il y a un manque de volonté politique. Il faut aussi dire que les gens qui composent l’industrie agroalimen-taire défendent leurs intérêts de classe. Ce sont des gens riches, très riches, le secteur agroalimentaire est très puissant en France. Le groupe Avril, d’Arnaud Rousseau (Président de la FNSEA), est l’une des plus grandes entreprises françaises. Leurs intérêts, c’est d’exister, de vendre à l’export, de détruire les petites fermes pour produire de manière industrielle, pour augmenter la productivité, pour être compétitif sur les marchés internationaux, pour vendre des produits inutiles et de mauvaise qualité etc. Macron fait partie de ce monde, il défend l’intérêt des siens. Le secteur agroalimentaire fait partie du noyau dur du capitalisme mondial.

CADTM : Donc la défense des intérêts de cette classe prime sur l’urgence écologique ?

Clairement, oui. On va être confrontées à des situations extrêmes. Les réponses qu’ils essaient de donner sont des réponses à court terme, technologiques, qui ne fonctionnent même pas. Jusqu’où ils vont faire l’autruche ? C’est toute la question. Il y a fort à croire qu’ils aillent jusqu’au bout des capacités de la nature, de l’épuisement des ressources et des travailleureuses. Seuls des mouvements sociaux forts et structurés pourront les arrêter.

Ils ont un sentiment de toute-puissance. Ils pensent qu’ils pourront continuer à faire du business et qu’ils trouveront toujours des solutions face à la crise climatique et aux mobilisations.