Sombres perspectives
L’extraction de pétrole en Russie est passée de 301,2 millions de tonnes en 1996, à 305,6 en 1998 et 303,2 en 1998. La baisse des cours mondiaux fin 1998-début 1999 a valu 6,2 milliards de dollars de pertes. La production de gaz, elle, a diminué de 601,5 milliards de mètres cubes en 1996 à 591 en 1998. Les prévisions pour 2005 sont à la baisse pour le pétrole et variables pour le gaz : 200-300 mln.t de pétrole et 500-650 mlrd.m3 de gaz.
La Russie détiendrait, des réserves mondiales, 6% du pétrole, plus du tiers du gaz, 12% de la houille.
Les réformes libérales ont permis la criminalisation de ces secteurs, le détournement ou le placement à des fins spéculatives d’une part importante des recettes d’exportation.
Autant d’obstacles à une nécessaire modernisation : la moitié des équipements pétroliers sont obsolètes.
Les recettes des exportations sont cependant énormes : 190 milliards de mètres cubes de gaz et 170 millions de tonnes de pétrole sont vendues chaque année, en ordre principal vers les pays hors de la CEI. Cela assure encore, malgré tout, 40% des recettes du Budget d’état. Mais cette manne risque de diminuer vu la baisse des cours et de la production.
Ainsi, la « locomotive » de l’économie russe pourrait s’essoufler. Du reste, quel « train » tire-t-elle ? Tous les efforts ont été concentrés sur l’exportation de matières premières et l’importation de biens de consommation, au détriment des industries de transformation et porteuses de progrès techno-scientifique. La situation de monopole des compagnies de gaz et de pétrole est héritée de l’époque soviétique mais, à la différence de l’ancien système, ce monopole n’est plus synonyme de contrôle de l’Etat, mais au contraire de primat des intérêts corporatifs privés. Les prix « libérés » de l’énergie ont handicapé les autres secteurs. (comme d’ailleurs les ex-républiques soviétiques)
Pour redresser la situation dans ce secteur, où 13 compagnies pétrolières plus ou moins rivales sont à l’œuvre, relancer l’investissement et mieux contrôler les rentrées fiscales, une compagnie pétrolière d’Etat (GNK) a été mise sur pied. En cas de changement de politique (dans un sens moins libéral), ce pourrait être le début d’un repartage de la propriété et du pouvoir au profit de l’Etat fédéral.
A moins que la manœuvre de recentralisation ne soit tout simplement maîtrisée par certains oligarches au détriment d’autres. Le repartage de la propriété est à l’ordre du jour. On a à peine remarqué qu’au moment de la vague de terrorisme de l’été, la bataille faisait rage, manu militari, pour le contrôle de la compagnie exportatrice de pétrole « Transneft ».
Projets russes d’oléoducs
La Russie engage la guerre pour le transport des pétroles sur plusieurs fronts et ouvre à cet effet de grands chantiers multinationaux :
Le système d’oléoducs de la Baltique (BTS) - 2.700 Km, 3,5 milliards de dollars, 30 millions de tonnes d’ici 9-10 ans est mise en chantier avec les grandes compagnies russes (Transneft, Rosneft, Slavneft, Lukoil etc...) américaines (Conoco, Williams) britanniques (British gas) française (Total) finlandaises etc...
Le projet suppose la coopération politique des pays baltes.
Côté Ouest et Balkans, le système d’oléoducs « Amitié » (1964) alimentait à l’époque soviétique toute l’Europe centrale en pétroles de la Volga et du Tatarstan. Sa réanimation est à l’ordre du jour, en direction des marchés bulgare et grec, de l’ex-Yougoslavie, mais aussi de l’Allemagne. La branche méridionale de ce système de transports, assurée par le Consortium pétrolier balkanique, envisage une exportation de 15 à 35 millions de tonnes par an (pétroles de Russie, de la Caspienne et d’Asie centrale) par voie maritime (du port russe de Novorossiisk au port bulgare de Bourgas) puis par oléoduc (construction : 680-700 millions de $) jusqu’à Alexandroupolis (mer égée, Grèce)
Le projet du Consortium d’oléoducs de la Caspienne (KTK), assurant le transport de 30 à 50 millions de tonnes de pétrole d’Azerbaidjan peut assurer des rentrées de 2-3 milliards de dollars. Il amènerait aussi l’or noir du Kazakhstan, de Tenguiz, à travers la république de Kalmykie (Fédération de Russie) Cet autre transit pourrait engendrer des dizaines de milliers d’emplois et rapporterait 23 milliards $ à la Russie et 6,5 milliards $ rien qu’à la région méridionale de Krasnodar. Le début d’exploitation au départ de Tenguiz est prévu pour le 30 juin 2001.
Outres les bénéfices matériels, l’avantage politique de ces projets pour la Russie est évidente. Côté Balkans, resserrer les liens avec la Bulgarie et la Grèce tout en contournant les obstacles posés par la Turquie au passage des tankers russes dans le Bosphore. Les relations avec la Turquie, du reste, s’améliorent, avec les projets d’exportation de gaz russe vers ce pays et les déclarations réciproques de non-ingérérence, le premier ministre turc Bülent Ecevit ayant affirmé que la guerre en Tchétchénie était une « affaire intérieure » russe - renvoi d’ascenseur à Moscou, qui a cessé d’aider les rebelles kurdes du PKK. Côté Asie musulmane post-soviétique, le resserrement des liens économiques Russie-Kazakhstan, avec le projet Tenguiz, pourrait avoir des effets positifs sur les rapports de la Russie avec l’ensemble de l’Asie centrale et, dès lors, enrayer la dislocation de l’ensemble ex-soviétique. Le problème c’est que la Fédération de Russie elle-même se désagrège sur d’autres routes stratégiques du pétrole, au Caucase, et que les républiques transcaucasiennes sont tentées de se dégager de l’influence russe, également au travers de projets pétroliers. C’est ici, autour de la Caspienne, qu’entrent dans la danse des puissances qui n’ont pas appartenu à l’URSS.
D’abord l’Iran, plutôt d’accord avec la Russie pour un partage traditionnel des zones d’influence dans le « lac » caspien. Ensuite la Turquie, proche de ses frères azéris et tentée de restaurer son influence en Transcaucasie. Enfin les Etats-Unis, alliés de la Turquie, de l’Arabie saoudite et des autres pétro-monarchies du Golfe, touts états intéressés à faire reculer l’influence russe.
Contre-offensive turco-américaine autour de la Caspienne
Le projet russo-bulgaro-grec et les oléoducs via la Tchétchénie et le Daghestan- sont concurrencées par les projets transcaucasiens de Bakou-Soupsa (terminal géorgien sur la mer noire) et, surtout, de Bakou-Ceyhan (Turquie) .La mise en œuvre de ces projets permettant d’« éviter la Russie » a été supervisée par le conseiller du président Clinton et secrétaire d’état pour les questions des ressources énergétiques de la Caspienne Richard Morningstar. Au début de l’été 1998, on disait que le sort des projets russes (KTK, Tenguiz) serait étroitement lié à la situation en Tchétchénie. L’oléoduc traversant la Tchétchénie était l’objet de sabotages systématiques. Le « détour par le Daghestan » était, à son tour, la cible du terrorisme islamiste des Bassaiev-Khattab, probablement aidé par l’Arabie saoudite et les « talibans », mais également et obscurément « travaillé » par Boris Berezovski, magnat pétrolier et médiatique russe et financier du Kremlin.
C’est (par hasard ?) le moment où se met en place l’alliance Azerbaidjan-Etats-Unis-Turquie-Géorgie pour l’alternative sud aux oléoducs russes : la vie Bakou-Ceyhan. Politiquement, cela signifie que deux des trois républiques transcaucasiennes, l’Azerbaidjan turco-musulman de Geidar Aliev et la Géorgie chrétienne d’ Edouard Chevarnadze se détachent de l’influence russe. L’une et l’autre république renforcent d’ailleurs leurs liens militaires et autres avec l’OTAN
OTAN
Organisation du traité de l’Atlantique Nord
Elle assure aux Européens la protection militaire des États-Unis en cas d’agression, mais elle offre surtout aux États-Unis la suprématie sur le bloc occidental. Les pays d’Europe occidentale ont accepté d’intégrer leurs forces armées à un système de défense placé sous commandement américain, reconnaissant de ce fait la prépondérance des États-Unis. Fondée en 1949 à Washington et passée au second plan depuis la fin de la guerre froide, l’OTAN comprenait 19 membres en 2002 : la Belgique, le Canada, le Danemark, les États-Unis, la France, la Grande-Bretagne, l’Islande, l’Italie, le Luxembourg, la Norvège, les Pays-Bas, le Portugal, auxquels se sont ajoutés la Grèce et la Turquie en 1952, la République fédérale d’Allemagne en 1955 (remplacée par l’Allemagne unifiée en 1990), l’Espagne en 1982, la Hongrie, la Pologne et la République tchèque en 1999.
et les Etats-Unis.
Or, dans cette même période, en Arménie, les deux dirigeants les plus favorables à la Russie, le premier ministre nationaliste et le président du Parlement communiste sont assassinés par un « commando fou » ou prétendu tel.
Le 5 novembre, l’accord a été signé à Ankara, entre la Turquie, l’Azerbaidjan, la Géorgie pour la construction de l’oléoduc « stratégique » devant amener les pétroles de la Caspienne vers les marchés occidentaux via le terminal turc de Ceyhan. Ce projet (2000 Km) est chapeauté par les Etats-Unis. Parmi les compagnies impliquées figurent Exxon (américain) mais aussi Lukoil (russe). Le coût élevé de l’opération a suscité bien des hésitations dans les milieux d’affaires : elles ont été contrées par les pressions de l’administration Clinton, d’inspiration notoirement politiques. Le nouveau conseiller de Clinton pour la Caspienne ne s’en cache pas, le champ d’action
Action
Actions
Valeur mobilière émise par une société par actions. Ce titre représente une fraction du capital social. Il donne au titulaire (l’actionnaire) le droit notamment de recevoir une part des bénéfices distribués (le dividende) et de participer aux assemblées générales.
visé déborde largement les pétroles d’Azerbaidjan : « Au Kazakhstan, a déclaré John Wolf, et potentiellement au Turkmenistan, il y a des producteurs intéressés par »une voie principale d’exportation vers l’Occident".
Quel rapport y a-t-il entre ces grandes manœuvres, les attaques islamistes au Daguestan, (et sur la flanc sud-est de l’ex-URSS, au Kirguiztan et en Ouzbekistan) l’assassinat des dirigeants pro-russes en Arménie, la guerre en Tchétchénie ? Ce n’est certes pas un rapport transparent. On peut seulement retenir comme hautement probable que la simultanéité de tous ces événements n’est pas seulement le fruit du hasard.
28 janvier 2014, par Jean-Marie Chauvier , Jean Pestieau