Rwanda : un génocide évitable.

2 avril 2010 par Renaud Duterme


Alors que l’on se rapproche des commémorations pour le 16 anniversaire du génocide des Tutsis, il est plus que probable que la majorité des médias n’évoqueront pas ou très peu l’entièreté des responsabilités dans cette tragédie. L’occasion de faire un bilan… dérangeant.



Le 3 avril 1994, le Rwanda sombre dans la folie meurtrière. Le génocide, programmé de longue date et qui fera près de 1000.000 morts sera perpétré dans l’indifférence la plus totale. Indifférence non assumée par beaucoup, tout comme la responsabilité de l’ONU, celle d’autres pays riches, en particulier l’Allemagne, la Belgique, les Etats-Unis ou encore la France et celle des institutions financières internationales.
Un génocide est avant tout un crime d’Etat (c’est ce qui le différencie d’un massacre ou d’une épuration ethnique). Plusieurs éléments sont nécessaires pour rapprocher un génocide de la « perfection » (comme le génocide des Tutsis).

La haine tout d’abord : contrairement aux clichés répandus (médias, politiques [1], …), les tensions ethniques entre Hutus et Tutsis ne sont pas ancestrales. Même si des rivalités existaient, avant la colonisation, celles-ci résultaient davantage d’un rapport entre classes plutôt qu’entre ethnies. Hutus et Tutsis correspondaient en effet plus à des niveaux de prestige différents et n’étaient pas hermétiques. A partir de 1883, la colonisation, allemande puis belge, va changer la donne en accroissant le pouvoir de la minorité Tutsie à des fins de contrôle, et en ethnicisant les catégories sociales en s’inspirant des méthodes « scientifiques » racistes de l’époque [2]. On va donc « introduire les concepts biosociologiques du sang et de la race qui dominaient en Occident dans une société en voie d’acculturation qui les intégrera progressivement" [3] . Les Belges intensifieront de nouveau ce système en imposant la carte d’identité avec la mention de l’ethnie.

La propagande : tout génocide est le fruit d’une intense propagande étatique. Le génocide rwandais n’échappe pas à la règle, puisqu’un endoctrinement massif sera à l’œuvre pendant plus de 40 ans pour dénoncer « l’ennemi de l’intérieur ». Celle-ci sera bien évidemment appuyée par l’Etat qui évincera progressivement tous les Tutsis de l’administration (Armée, Police, …), appuiera le principal média du génocide : la radio des Milles Collines, formera les milices de quartier, …. Cette propagande conduit à partir de la fin des années 80 à des massacres de plus en plus planifiés, sans réactions des démocraties libérales occidentales. L’impunité dont bénéficient les auteurs va sans conteste ouvrir la porte à des tueries de plus grande ampleur pour arriver au génocide en 1994.
Il faut également souligner que l’embrigadement des miliciens a été favorisé par la situation économique désastreuse du pays, en particulier due au programme d’ajustement structurel imposé par les institutions de Bretton Woods à la fin des années 80 et dont les mesures étaient « manifestement inappropriées » [4] : libéralisation du commerce, dévaluation Dévaluation Modification à la baisse du taux de change d’une monnaie par rapport aux autres. de la monnaie, suppression des subventions aux agriculteurs, élimination progressive du Fonds d’égalisation (qui achetait le café aux planteurs), licenciement des fonctionnaires, etc. Les conséquences se faisant sentir immédiatement : taux d’inflation Inflation Hausse cumulative de l’ensemble des prix (par exemple, une hausse du prix du pétrole, entraînant à terme un réajustement des salaires à la hausse, puis la hausse d’autres prix, etc.). L’inflation implique une perte de valeur de l’argent puisqu’au fil du temps, il faut un montant supérieur pour se procurer une marchandise donnée. Les politiques néolibérales cherchent en priorité à combattre l’inflation pour cette raison. passant de 1% à 19% entre 1989 et 1991, détérioration de la balance des paiements Balance des transactions courantes
Balance des paiements
La balance des paiements courants d’un pays est le résultat de ses transactions commerciales (c’est-à-dire des biens et services importés et exportés) et de ses échanges de revenus financiers avec l’étranger. En clair, la balance des paiements mesure la position financière d’un pays par rapport au reste du monde. Un pays disposant d’un excédent de ses paiements courants est un pays prêteur vis-à-vis du reste du monde. Inversement, si la balance d’un pays est déficitaire, ce pays aura tendance à se tourner vers les prêteurs internationaux afin d’emprunter pour équilibrer sa balance des paiements.
, dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
extérieure accrue de 34,3% en 3 ans, etc. A noter que ces mesures portaient exclusivement sur les dépenses civiles alors que les dépenses militaires absorbaient une partie croissante des revenus de l’Etat et du financement extérieur [5].

Le basculement : l’assassinat du président hutu Rwandais Habyarimana servira de prétexte pour débuter le génocide. Bien que les commanditaires de cet assassinat n’aient toujours pas été identifiés avec certitude, ce qui importe est le caractère systémique de la chose. Les premiers massacres (d’abord de Hutus modérés) vont commencer le soir même, sur base de listes préétablies. La première ministre hutue modérée fera partie des premières victimes, ainsi que les 10 casques bleus Belges chargés de l’escorter. Ce fait va rapidement provoquer le retrait de la majorité des forces restantes de l’ONU par les pays concernés (Belgique, USA, France, …) excepté pour rapatrier leurs ressortissants, et laissant les populations tutsies à leur triste sort. Il ne restera qu’un contingent de quelques centaines d’hommes mandatés par l’ONU avec pour ordre de n’intervenir qu’en cas de légitime défense, ordres scrupuleusement respectés.

Une complicité internationale : plus loin que cette complicité passive, d’autres pays ont une responsabilité beaucoup plus importante dans cette tragédie. On peut citer l’Egypte, la Chine, les USA ou encore la France qui, à travers leurs entreprises, ont continué de fournir des armes au gouvernement génocidaire en toute connaissance de cause. Les choses vont encore plus loin en ce qui concerne la France. En effet, celle-ci a joué un rôle des plus importants dès la fin des années 80. Cette époque montre le début de la guerre civile rwandaise entre le gouvernement Hutu et le Front Patriotique Rwandais constitué majoritairement de Tutsis réfugiés en Ouganda et désireux de rentrer chez eux. La France va instantanément soutenir le gouvernement extrémiste, à travers notamment un soutien logistique et financier, des formations militaires, tout en fermant les yeux sur les dérives déjà bien présentes de l’Etat rwandais. Ce soutien durera jusqu’à la fin du génocide, quand, en juin 1994 [6], la France va se décider à intervenir en lançant la fameuse opération Turquoise. Cette opération, officiellement pour faire cesser les massacres, a en réalité pour but de stopper le FPR et/ou de permettre aux génocidaires rwandais de fuir vers le Congo voisin. Cet objectif officieux sera une réussite parfaite et aura des conséquences dramatiques sur les populations de l’est du Congo, et ce jusqu’à aujourd’hui. Par conséquent, lorsque l’on évoque le génocide rwandais, il faut bien avoir à l’esprit que ce désastre était loin d’être une fatalité. Les faits étaient connus et cachés par des gouvernements clamant à qui veut l’entendre les principes des droits de l’homme et de la démocratie. Il faut savoir que même si certains pays ont proclamé leurs excuses (les USA, la Belgique, l’ONU), la politique française de l’époque (sous Mitterrand) est loin d’être assumée encore aujourd’hui. Aucunes excuses publiques de la part de la France n’ont été déclarées à ce jour. En visite au pays des milles collines en février 2010, Nicolas Sarkozy s’est contenté d’évoquer les « erreurs » de la France [7], tout en restant silencieux lors de la visite d’un musée du génocide suite au commentaire du guide devant une photographie quant à la responsabilité de la France dans les massacres.

Malgré la gravité des faits, il est encore plus regrettable de constater encore aujourd’hui, de part et d’autres, des abus par rapport à la mémoire du génocide. A l’image des partisans du droit d’ingérence qui prétexte l’inaction au Rwanda pour justifier des invasions comme celle d’Irak ou de l’Afghanistan ou encore l’actuel président Rwandais Paul Kagamé, qui justifie la défense des Tutsis pour interdire l’opposition politique et soutenir des seigneurs de guerre actifs Actif
Actifs
En général, le terme « actif » fait référence à un bien qui possède une valeur réalisable, ou qui peut générer des revenus. Dans le cas contraire, on parle de « passif », c’est-à-dire la partie du bilan composé des ressources dont dispose une entreprise (les capitaux propres apportés par les associés, les provisions pour risques et charges ainsi que les dettes).
dans l’est du Congo. Par ailleurs, on constate également la persistance d’un négationnisme destiné à minimiser les faits ou encore à occulter la part de responsabilité de gouvernements impliqués. Ainsi, des autorités françaises en poste à l’époque évoquent fréquemment l’idée de double génocide [8] ou de massacres de masses, réfutant par là toute planification étatique.

Pour terminer, soulignons le scandale de la dette du pays, largement le fruit des dépenses militaires ayant servies au génocide, et ponctionnant toujours plus de 17% du PIB PIB
Produit intérieur brut
Le PIB traduit la richesse totale produite sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées.
Le Produit intérieur brut est un agrégat économique qui mesure la production totale sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées. Cette mesure est notoirement incomplète ; elle ne tient pas compte, par exemple, de toutes les activités qui ne font pas l’objet d’un échange marchand. On appelle croissance économique la variation du PIB d’une période à l’autre.
 [9]. Ce cas typique de dette odieuse Dette odieuse Selon la doctrine, pour qu’une dette soit odieuse, et donc nulle, elle doit remplir deux conditions :
1) Elle doit avoir été contractée contre les intérêts de la Nation, ou contre les intérêts du Peuple, ou contre les intérêts de l’État.
2) Les créanciers ne peuvent pas démontrer qu’ils ne pouvaient pas savoir que la dette avait été contractée contre les intérêts de la Nation.

Il faut souligner que selon la doctrine de la dette odieuse, la nature du régime ou du gouvernement qui la contracte n’est pas particulièrement importante, puisque ce qui compte, c’est l’utilisation qui est faite de cette dette. Si un gouvernement démocratique s’endette contre l’intérêt de la population, cette dette peut être qualifiée d’odieuse, si elle remplit également la deuxième condition. Par conséquent, contrairement à une version erronée de cette doctrine, la dette odieuse ne concerne pas seulement les régimes dictatoriaux.
(voir : Eric Toussaint, « La Dette odieuse selon Alexander Sack et selon le CADTM » ).

Le père de la doctrine de la dette odieuse, Alexander Nahum Sack, dit clairement que les dettes odieuses peuvent être attribuées à un gouvernement régulier. Sack considère qu’une dette régulièrement contractée par un gouvernement régulier peut être considérée comme incontestablement odieuse... si les deux critères ci-dessus sont remplis.

Il ajoute : « Ces deux points établis, c’est aux créanciers que reviendrait la charge de prouver que les fonds produits par lesdits emprunts avaient été en fait utilisés non pour des besoins odieux, nuisibles à la population de tout ou partie de l’État, mais pour des besoins généraux ou spéciaux de cet État, qui n’offrent pas un caractère odieux ».

Sack a défini un gouvernement régulier comme suit :
« On doit considérer comme gouvernement régulier le pouvoir suprême qui existe effectivement dans les limites d’un territoire déterminé. Que ce pouvoir soit monarchique (absolu ou limité) ou républicain ; qu’il procède de la « grâce de Dieu » ou de la « volonté du peuple » ; qu’il exprime la « volonté du peuple » ou non, du peuple entier ou seulement d’une partie de celui-ci ; qu’il ait été établi légalement ou non, etc., tout cela n’a pas d’importance pour le problème qui nous occupe. »

Donc, il n’y a pas de doute à avoir sur la position de Sack, tous les gouvernements réguliers, qu’ils soient despotiques ou démocratiques, sous différentes variantes, sont susceptibles de contracter des dettes odieuses.
 [10], doit impérativement être annulée sans délai ni conditionnalité, afin de libérer des montants nécessaires à la reconstruction du pays. De la même manière, il faudrait que la communauté internationale contribue à un programme spécial de réparations visant la compensation des familles des victimes et des survivants [11]. Pour cela, il est primordial d’établir une fois pour toute la vérité sur cette affaire, de manière à ce que chacun des acteurs de l’époque se retrouvent face à leurs responsabilités. N’oublions pas qu’un génocide est avant tout un complot qui nécessite une importante complicité, nationale et internationale, et nous pousse inévitablement à s’interroger sur la question de la légitimité de l’autorité et de l’obéissance ainsi que de ses ambiguïtés.


Notes

[1« Un génocide, dans ces pays là, ce n’est pas très important » François Mitterrand à propos du génocide rwandais.

[2Notamment influencée par la pensée racialiste de Joseph Arthur Gobineau.

[3GOUTEUX, Jean-Paul, La Nuit rwandaise. L’implication française dans le dernier génocide du siècle, Paris, L’Esprit Frappeur, 2002.

[4GALAND Pierre et Chossudovsky Michel, L’usage de la dette extérieure du Rwanda (1990/1994). La responsabilité des bailleurs de fonds. Disponible intégralement sur http://www.pierregaland.be/mesenga/afrique/argentgeno.pdf

[5Ibidem.

[6Près de 3 mois après le début de génocide

[8Voir à ce propos l’ouvrage de Patrick de Saint-Exupéry : L’inavouable.

[10Dette odieuse : « Si un pouvoir despotique contracte une dette non pas selon les besoins et les intérêts de l’Etat, mais pour fortifier son régime despotique, pour réprimer la population qui le combat, cette dette est odieuse pour la population de l’Etat entier. Cette dette n’est pas obligatoire pour la nation : c’est une dette de régime, dette personnelle du pouvoir qui l’a contractée ; par conséquent, elle tombe avec la chute de ce pouvoir ». Alexander Nahum Sack

[11GALAND Pierre et Chossudovsky Michel, op. cit.

Renaud Duterme

est enseignant, actif au sein du CADTM Belgique, il est l’auteur de Rwanda, une histoire volée , éditions Tribord, 2013, co-auteur avec Éric De Ruest de La dette cachée de l’économie, Les Liens qui Libèrent, 2014, auteur de De quoi l’effondrement est-il le nom ?, éditions Utopia, 2016 et auteur de Petit manuel pour une géographie de combat, éditions La Découverte, 2020.

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