Un nouveau documentaire sur la saga Dexia vient de sortir : « Dexia : la faute à personne » [1]. S’il constitue un très bon outil pédagogique et pose la bonne question – celle des responsabilités – il échoue dans sa réponse qui favorise le statu quo.
« Ce serait l’heure de pouvoir rendre des comptes. Ce n’est pas fait, pourtant c’est l’argent du contribuable qui a été mobilisé. Aujourd’hui encore nous pouvons interroger la responsabilité collective, les dirigeants, les États mais également nous interroger nous-mêmes. La faute à personne, est-ce que cela ne veut pas dire la faute à tout le monde finalement ? » (Catherine Le Gall) [2]
Un nouveau documentaire plus que bienvenu sur cette saga catastrophique
L’impact de l’affaire Dexia sur le pays et sa population a été énorme. Or, cette affaire n’a (presque) pas été débattue publiquement. Personne n’a eu de (sérieux) comptes à rendre non plus. Ce nouveau documentaire, qui devrait en principe être diffusé plus largement que le documentaire associatif de 2014 « Dexia : démocratie confisquée » [3], est donc plus que bienvenu.
Il rappelle très justement que nous sommes loin d’avoir tiré toutes les leçons de cette histoire, que la Commission parlementaire mise en place pour identifier des responsabilités n’a servi à rien puisqu’elle était dépourvue de pouvoir d’instruction et qu’une nouvelle crise financière, peut-être plus importante encore, risque d’éclater.
Malgré cette clairvoyance, la journaliste et le réalisateur chutent maladroitement en tombant dans le fatalisme : « Il nous faudra encore 60 années pour liquider cet héritage que vous nous avez légué, 60 longues années … » et en concluent naïvement qu’il s’agit d’une responsabilité collective.
Ce documentaire est particulièrement pédagogique
Ce documentaire est particulièrement pédagogique et a l’avantage de revenir sur de nombreux aspects fondamentaux de l’affaire, tout en restant de courte durée (moins d’une heure). C’est donc un très bon matériel pour informer un maximum de personnes sur ce qu’il s’est passé avec cette banque des communes devenue mastodonte bourrée aux subprimes
Subprimes
Crédits hypothécaires spéciaux développés à partir du milieu des années 2000, principalement aux États-Unis. Spéciaux car, à l’inverse des crédits « primes », ils sont destinés à des ménages à faibles revenus déjà fortement endettés et étaient donc plus risqués ; ils étaient ainsi également potentiellement plus (« sub ») rentables, avec des taux d’intérêts variables augmentant avec le temps ; la seule garantie reposant généralement sur l’hypothèque, le prêteur se remboursant alors par la vente de la maison en cas de non-remboursement. Ces crédits ont été titrisés - leurs risques ont été « dispersés » dans des produits financiers - et achetés en masse par les grandes banques, qui se sont retrouvées avec une quantité énorme de titres qui ne valaient plus rien lorsque la bulle spéculative immobilière a éclaté fin 2007.
Voir l’outil pédagogique « Le puzzle des subprimes »
et autres produits toxiques.
Une conclusion qui favorise le statu quo
Le film se concentre principalement sur les deux dirigeants de l’époque, Pierre Richard et Axel Miller, sans oublier pour autant les autres responsables : membres du conseil d’administration, gestionnaires des risques, Premier ministre d’alors Yves Leterme (on ne sait pas si le Ministre des Finances d’alors Didier Reynders, ou l’ancien membre du Conseil d’administration Elio Di Rupo ont été interrogés), autorités de contrôle, etc. C’est bien pour ces lourdes responsabilités que toutes ces personnes reçoivent des salaires et bonus inconcevables pour la plupart des gens. Malgré l’ampleur de la catastrophe pour la population belge, aucune de ces personnes n’a été inquiétée jusqu’à aujourd’hui [4].
Aucune de ces personnes n’a été inquiétée jusqu’à aujourd’hui
Mais, par la suite, on a l’impression que toutes ces institutions et personnalités aux postes de responsables seraient presque dédouanées. Catherine Le Gall ira jusqu’à dire au sujet d’Axel Miller – qui lui a répondu mais décidera plus tard de ne pas apparaître dans le reportage – « Nous avons rencontré un homme démoli » [5]. En quoi cela répond-il à la question des responsabilités ? Quelle importance politique ou économique peut avoir le fait que cet homme se soit séparé de sa femme ou ait vécu d’autres malheurs personnels ? On a du mal à suivre la journaliste et son réalisateur sur leur vision de la « responsabilité »... Comme lorsqu’ils soulignent qu’Yves Leterme leur a paru sincère. Et alors ? …
Une ex-employée de la banque présente dans le documentaire souligne pourtant très justement qu’il ne s’agit pas d’une question de personnes mais de système. La question est : où était le pouvoir de décision ? Et, partant de là, des responsabilités doivent en effet être dégagées et des alternatives mises en place.
Or, la journaliste et le réalisateur ont, d’une part, fait le choix de responsabiliser naïvement tout le monde et, d’autre part, de ne mettre en avant aucune alternative, deux tendances assez communes qui favorisent le statu quo.
La journaliste et le réalisateur ont, d’une part, fait le choix de responsabiliser naïvement tout le monde et, d’autre part, de ne mettre en avant aucune alternative
« Des risques sans que personne ne s’en rende compte, c’est quand même énorme mais c’est exactement ce qui s’est passé » [6]. Et si ce n’est la faute à personne, ça doit être la faute de tout le monde : « même nous, les clients, qui réclamions des rendements à 10-15% » selon Alain de Halleux [7]. Il faudrait savoir... les dirigeants n’auraient pas su qu’ils prenaient des risques mais les clients auraient du savoir ?
Non seulement l’immense majorité des clientEs de Dexia n’avaient pas fait de placements dans des produits structurés
Produits financiers structurés
Produits structurés
Produit structuré
Un produit structuré est un produit généralement conçu par une banque. C’est souvent une combinaison complexe d’options, de swaps, etc. Son prix est déterminé en utilisant des modèles mathématiques qui modélisent le comportement du produit en fonction du temps et des différentes évolutions du marché. Ce sont souvent des produits vendus avec des marges importantes et opaques.
, mais la plupart de celles et ceux qui l’avaient fait n’étaient pas informéEs correctement. Et en ce qui concerne les particuliers qui auraient investi dans des actions
Action
Actions
Valeur mobilière émise par une société par actions. Ce titre représente une fraction du capital social. Il donne au titulaire (l’actionnaire) le droit notamment de recevoir une part des bénéfices distribués (le dividende) et de participer aux assemblées générales.
Dexia, ceux-ci ont été informés de la santé de la banque par voie de presse (donc trop tard) et les pertes ont été immenses. Dans cette matière, les plus petits sont toujours informés en dernier.
Oui, nous sommes touTEs responsables, car nous sommes touTEs des adultes. Mais non, nous ne sommes pas touTEs coupables dans cette affaire. Or, c’est l’immense majorité d’entre nous qui payons l’austérité et pas « tout le monde ». Nous doutons, par exemple, que Pierre Richard [8] ou Axel Miller [9] en ressentent les effets – si ce n’est favorablement [10]. Cette affaire nous responsabilise en effet face à l’État, qui travaille ouvertement en faveur des intérêts particuliers des plus gros actionnaires de plus grosses banques (comme l’a montré le traitement de l’affaire des recours en annulation de la fameuse garantie illégale) [11], mais elle ne nous rend pas responsables de la libéralisation du secteur financier.
Dans un monde où le pouvoir serait réparti au sein de l’ensemble de la population, Le Gall et de Halleux pourraient dire que c’est la faute de tout le monde. Pour que nous soyons touTEs responsables, il faudrait que la banque ait été socialisée – c’est-à-dire sous contrôle de ses travailleurs/euses, de ses clientEs et de la collectivité en général. Or, rien n’était (et n’est toujours) plus éloigné de la réalité...
Cette question nous paraît importante car, qu’il s’agisse de changements climatiques ou de guerres menées par la Belgique ou de toute autre question de société, ce travers de la responsabilisation collective naïve revient sans cesse et alimente un sentiment d’impuissance. Non, nous n’avons pas actuellement touTEs les mêmes marges de manœuvre pour influencer ces choses et, oui, nous devons nous organiser pour augmenter notre puissance d’agir sur celles-ci.
Or, là-dessus, la journaliste et le réalisateur ont justement fait le choix éditorial de ne mettre en avant aucune possibilité d’action. Il est très contradictoire de responsabiliser la population et de ne rien proposer pour reprendre la question en main.
Construire les alternatives
Comme l’a très bien exprimé une personne du public lors de l’avant-première à Bruxelles le 6 septembre, c’est justement parce que les alternatives en cours ou possibles sont invisibilisées qu’elles ne prennent pas corps. Permettons-nous alors d’en rappeler quelques-unes :
Abroger la loi du 16 mai 2013 [12] qui valide de manière rétroactive les arrêtés royaux illégaux instaurant les garanties
Garanties
Acte procurant à un créancier une sûreté en complément de l’engagement du débiteur. On distingue les garanties réelles (droit de rétention, nantissement, gage, hypothèque, privilège) et les garanties personnelles (cautionnement, aval, lettre d’intention, garantie autonome).
d’État sur Dexia (ces garanties s’élèvent aujourd’hui à 43,7 milliards d’euros pour la Belgique) et qui autorise le gouvernement à octroyer de nouvelles garanties d’État pour un montant de 25 milliards d’euros par institution financière sans que le parlement ne soit consulté.
Forcer le gouvernement à annuler la nouvelle garantie sur Dexia – qui, bien que légalisée n’en demeure pas moins illégitime – parce qu’il s’y engage à garantir y compris des dettes illégales contractées par la banque (ce qui est une violation des principes généraux de bonne administration). Cette garantie fait peser sur la population tous les risques, protège de manière absolue les créanciers et verrouille tout débat sur les alternatives aux recapitalisations successives de Dexia S.A.
S’impliquer dans la campagne à venir pour la socialisation de Belfius afin d’avoir une banque au service de la population [13].
Faire le parallèle avec les CAC (collectifs d’audit citoyen en France) présentés dans le film et s’impliquer dans la plateforme d’audit citoyen de la dette
Dette
Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
publique en Belgique « ACiDe » qui, entre autres choses, remet en cause la dette illégitime issue des sauvetages bancaires.
Créer un collectif pour traîner devant les tribunaux les responsables politiques, techniques et financiers de l’affaire Dexia, en s’inspirant par exemple du collectif 15MpaRato en Espagne et du cas islandais [14]. Une des conséquences des condamnations devrait bien sûr être l’interdiction pour ces responsables de continuer à professer dans le secteur.
Faire connaître autour de soi le fonctionnement actuel des banques et les nombreuses mesures possibles pour mettre la finance au service de la population, plutôt que l’inverse [15].
[1] Documentaire franco-belge co-produit par la RTBF, Novak et Point du Jour, de Catherine Le Gall et Alain de Halleux et récemment diffusé sur Publicsenat. Voir : https://www.publicsenat.fr/emission/documentaires/dexia-la-faute-a-personne-80945
[4] Citons un passage éloquent du rapport de la Cour française des comptes qui vaut aussi pour les responsables en Belgique : « la mise en cause de la responsabilité des anciens dirigeants n’a été recherchée ni par les nouveaux dirigeants nommés en 2008, ni par les actionnaires déjà présents ou entrés au capital en 2008, ni par les États. Les anciens dirigeants ont certes été évincés, mais ils ont pu conserver le bénéfice d’avantages financiers substantiels ». Voir : http://www.ccomptes.fr/Actualites/Archives/Dexia-un-sinistre-couteux-des-risques-persistants
[5] Ne vous inquiétez pas trop, elle parle de son équilibre émotionnel, pas de ses conditions de vie. Il travaille aujourd’hui pour Petercam.
[6] Ce n’est pas ce qu’il s’est passé. Ces personnes ne savaient peut-être plus de quoi étaient faits leurs risques (leurs produits structurés complexes) mais elles savaient très bien que des risques étaient pris. C’est une nécessité exigée par l’actionnariat et son rendement sur fonds propres.
[7] Voir : http://www.lecho.be/enreprises/banques/Dexia_la_faute_a_personne_la_faute_a_tous.9806747-3027.art
[8] Pierre Richard est parti avec une retraite-chapeau dont la provision dépasse les 10 millions d’euros (583.000 € par an).
[9] Axel Miller a eu moins de chance : il n’a empoché que 825.000 € au moment de son départ …
Voir : http://www.banquepublique.be/archives/7510
[10] Les individus possédant un patrimoine net de plus d’1 million d’euros (comme nos amis) se sont enrichis depuis la crise de 2008 et profitent des réformes induites dans les programmes d’austérité.
Voir : https://www.worldwealthreport.com/reports/population/europe
[12] Votée à majorité (86 voix) contre opposition (49 voix) comme dans la cour de récré.
[13] Cette campagne, qui sera rendue publique à l’automne, rassemble déjà de nombreuses organisations qui travaillent sur les alternatives concernant la finance : Fairfin, ATTAC, CADTM, Financité, syndicats, etc.
[14] Pour l’Espagne, lire : http://www.cadtm.org/Never-too-big-to-jail.
Pour l’Islande, lire : http://www.cadtm.org/En-Islande-les-responsables-du
[15] À ce sujet, lire : http://www.cadtm.org/Que-faire-des-banques-Version-2-0
15 août 2013, par Jérémie Cravatte
6 août 2013, par Jérémie Cravatte
13 juin 2013, par Jérémie Cravatte
4 mars 2013, par Jérémie Cravatte
Interview
Keny Arkana : « il faut se réapproprier son pouvoir créateur »18 décembre 2012, par Jérémie Cravatte , Emilie Paumard , Keny Arkana
18 novembre 2012, par Jérémie Cravatte
30 octobre 2012, par Jérémie Cravatte
4 novembre 2009, par Jérémie Cravatte