29 novembre 2019 par Robin Delobel , Adrien Péroches
(Photo de Leo Moko, Unsplash)
Le 22 janvier 2019, Melinda Gates, notamment via ses activités dans le cadre de la fondation Bill & Melinda Gates, a été reçue par Bruno Le Maire, ministre de l’économie français dans la perspective du G7 de Biarritz (prévu du 24 au 26 août 2019) présidé par la France. Cette entrevue avait pour but, pour Mme Gates, d’inciter les gouvernements et les organisations multilatérales, par le biais du G7, d’accélérer le développement de la bancarisation dans le monde (notamment au Sud) à travers « l’élaboration de plateformes technologiques ouvertes, qui favorisent la mise en concurrence ».
Sur la base d’une étude intitulée « The long-run poverty and gender impacts of mobile money », qui vante les vertus du paiement mobile au Kenya, Melinda Gates affirme que « si, au cours des cinq prochaines années, les populations des pays les plus pauvres accèdent à des services financiers, l’économie mondiale pourrait croître de 3 600 milliards de dollars » et qu’ « en Afrique, mais aussi en Inde, de nombreuses études de terrain ont prouvé que si l’on procure à une femme une identité numérique et un compte en banque accessible par mobile, elle acquiert un statut différent et elle investit dans le bien-être de sa famille et de sa communauté » ou encore qu’ « avec un accès aux services financiers, une femme se voit différemment et qu’on la regarde différemment ».
Si l’objectif de vouloir aider à sortir de la pauvreté les populations les plus fragiles de planète semble un objectif louable, les moyens d’y parvenir proposés par la fondation Gates, et notamment la bancarisation de tout un chacun sur la planète entière, posent question. Cet article propose, dans un premier temps, d’analyser les affirmations faites par l’article sur lequel se base Mélinda Gates pour faire la promotion de ses programmes de bancarisation mais également de pousser la réflexion autour de la bancarisation à outrance de nos sociétés.
L’étude intitulée « The long-run poverty and gender impacts of mobile money » avance plusieurs éléments pour justifier que le service de paiement mobile « M-pesa » ayant cours au Kenya aurait permis à près de 194 000 foyers de dépasser le seuil de pauvreté de 1,25 US$/jour/personne. Ses auteurs affirment notamment que les services de paiement mobile permettent :
Les auteurs constatent cependant que le paiement mobile n’a pas d’impact direct sur les revenus des personnes utilisant ce service mais pourrait tout au mieux améliorer l’allocation des revenus et de l’épargne au sein des foyers.
Le service de paiement mobile permet surtout d’augmenter la consommation des ménages, pas de les sortir de la précarité
Plusieurs de ces arguments, sur lesquels se base Melinda Gates pour demander une généralisation des services bancaires auprès des dirigeants les plus puissants de la planète, notamment via les smartphones, semblent peu concluants. En premier lieu, une étude financée par la fondation Bill & Melinda Gates elle-même a montré que l’accès aux smartphones et aux services bancaires qu’ils procurent ne permettait pas aux ménages pauvres du Kenya d’améliorer la gestion de leur budget, mais qu’au contraire il créait des phénomènes de dépendance, notamment aux jeux en ligne.
Second point, il est difficile de considérer que 194 000 foyers sont sortis de la pauvreté car ils seraient passés au-dessus du seuil de 1,25 US$/jour/personne. En effet, « cela fait des années que des chercheurs réclament un seuil de pauvreté plus approprié. La plupart s’accordent pour dire qu’un individu devrait disposer d’au moins 7,40 dollars par jour pour bénéficier d’une nutrition basique et d’une espérance de vie normale, et aussi d’une chance à peu près décente de voir leurs enfants survivre à leur cinquième anniversaire. Beaucoup de chercheurs, dont l’économiste de Harvard Lant Pritchett, affirment même que le seuil de pauvreté devrait être bien plus élevé, entre 10 et 15 dollars par jour ». Sans compter sur le fait qu’il semble peu évident que des personnes aient pu sortir de la pauvreté grâce à un service payant (les transferts financiers et les services bancaires ont un coût que semble ignorer cette étude) et qui n’augmente pas les revenus des foyers (comme l’affirment eux-mêmes les auteurs de l’article) mais ne fait que faciliter des transferts de fonds à l’échelle de personnes physiques. On constate seulement à la lecture de l’article que le service de paiement mobile permet en fait d’augmenter la consommation des ménages, rien de plus. Et surtout pas de sortir les ménages concernés de la précarité...
Un autre argument avancé par les auteurs pour vanter les mérites de la bancarisation et des transferts de fonds par mobile est que ce service augmenterait la capacité des personnes à payer les frais scolaires ou de santé grâce à des dons ou des prêts familiaux. Comme pour la question des revenus, les foyers concernés restent dans la précarité et n’ont pas accès à des services publics de qualité à un coût abordable. Ce système ne permet donc que de renforcer des services privés ayant pour but de maximiser le profit et non d’améliorer le bien-être des citoyens.
Le processus de sortie d’un des membres du ménage des activités agricoles, qui se réorientent bien souvent vers le petit commerce de produits importés, est jugé par les auteurs comme positif. Cependant, cet argument semble peu probant. En effet, cette situation ne va faire que diminuer la sécurité et la souveraineté alimentaire de pays déjà très dépendants aux importations d’aliments. L’un des impacts du paiement par service mobile pourrait donc avoir comme effet pervers de diminuer la résilience de pays pauvres aux variations des cours mondiaux des produits agricoles de base.
Enfin, faire accéder l’entièreté de la population à des services bancaire a pour but caché de donner à tous un accès au crédit, et tout d’abord au microcrédit pour les populations du Sud. Hors, il est connu que le microcrédit ne permet pas d’améliorer la situation des ménages pauvres, au contraire. Comme le montre les lignes ci-dessus, le lobbying de la fondation Bill & Melinda Gates pour un développement des services bancaires dans les pays les plus fragiles du monde, notamment ceux accessibles via des smartphones, à pour but premier de favoriser la diffusion des concepts économiques néolibéraux et de faire croître les profits de multinationales peu scrupuleuses et pour lesquelles l’intérêt des populations les plus fragiles passent bien après la recherche du profit. En cas de bancarisation à outrance des plus fragiles et des plus précaires, ceux-ci seraient encore plus exposés qu’actuellement aux secousses d’une crise du système financier mondial, comme celle de 2008.
De manière plus globale, cette réflexion amène à se poser la question des risques d’une bancarisation à outrance de notre société du XXIe siècle.
Non seulement les paiements digitaux et la bancarisation favorisent la captation des données personnelles par quelques groupes mais également ils participent à une accélération de la numérisation de tous les espaces de la vie aux impacts sanitaires, écologiques, démocratiques et anthropologiques très graves.
Le secteur des TIC (technologies de l’information et de la communication) devient progressivement le cœur de la catastrophe écologique en cours. Il est cependant totalement absent des débats, voire a contrario vu comme le remède défendu dans pratiquement tout l’horizon politique. La transition numérique telle qu’elle est actuellement mise en œuvre en Europe participe au pillage de pays appauvris (dits en développement) et contribue grandement au dérèglement climatique plus qu’elle n’aide à le prévenir. Ceci est notamment reconnu dans le rapport sur l’impact environnemental du numérique publié en octobre 2018 par The Shift Project, think tank de la transition carbone. La part du numérique dans les émissions de gaz à effet de serre a en effet augmenté de moitié depuis 2013, passant de 2,5 % à 3,7 % du total des émissions mondiales. Ceci grandement alimenté par les vidéos sur smartphones et les applications illimitées qui sont créées tous les jours telles que faire des achats de vêtements, commander une boisson dans un TGV afin d’éviter la file ou faire des transactions sur son compte bancaire…
Du côté Nord de l’hémisphère, tout va bien quand on ne connaît que l’usage de l’appareil, la partie visible de l’iceberg numérique. Analysé dans sa globalité, le numérique tel qu’il se développe actuellement entraîne accélération de l’extractivisme
Extractivisme
Modèle de développement basé sur l’exploitation des ressources naturelles, humaines et financières, guidé par la croyance en une nécessaire croissance économique.
et accroissement de la dette
Dette
Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
écologique, entendue comme la dette contractée par les pays industrialisés envers les autres pays à cause des spoliations passées et présentes de leurs ressources naturelles, auxquelles s’ajoutent la délocalisation des dégradations et la libre disposition de la planète afin d’y déposer les déchets de l’industrialisation. En quelques chiffres, si le secteur informatique était un pays, il serait 3e en termes de consommation électrique. En 2020, le trafic planétaire devrait avoir triplé par rapport à 2017, pour 50 milliards d’appareils reliés au net. Le streaming vidéo prend une large part de cette augmentation récente, avec près des 2/3 du trafic internet (Socialter, dossier “Internet va-t-il détruire la planète” numéro 24, novembre 2017). Le numérique n’a rien de virtuel ou d’immatériel. Il nécessite toute une infrastructure contenant entre autres des câbles terrestres et sous-marins en cuivre, des gigantesques datacenters, des bornes wifi (la 3G consomme 15 fois plus d’énergie que le wifi, 23 fois plus pour la 4G)... À chaque technologie son lot de désastres environnementaux. L’extraction de quelques dizaines de métaux rares nécessite le recours aux énergies fossiles, le gaspillage d’énormes quantités d’eau, la destruction d’espaces naturels et le déversement de produits chimiques. L’essor des TIC explique, selon Apoli Bertrand Kameni, « le déclenchement, la fréquence et la poursuite des conflits politiques et armés en Afrique » ces trente dernières années. L’extraction de tantale, de germanium, de cobalt en République démocratique du Congo, ne sont pas pour rien dans les conflits qui rythment l’ancienne colonie belge.
Comme l’a montré Bruno Poncelet, les multiples usages en augmentation de diverses technologies ne sont pas issus d’un mouvement naturel de l’histoire. Cette invasion technologique qui entoure tout un chacun en 2019 vient notamment des recommandations de Digital Europe, un groupe de puissantes firmes marchandes asiatiques, étatsuniennes et européennes qui s’organisent pour défendre ses intérêts auprès de l’Union européenne. « L’un de leurs axes de travail consiste à présenter un argumentaire général pour donner du sens et de la légitimité à la transformation digitale de la société. » Sans que cela étonne vraiment, on retrouve à peu près le même discours dans un grand nombre de rapports politiques gouvernementaux (ou sur le site officiel de la Commission européenne) consacrés aux projets numériques. Tous assènent la même idée : les outils numériques sont un bienfait d’intérêt général pour autant qu’on en ait la maîtrise, ce qui implique d’agir au plus vite pour digitaliser nos sociétés… Mais, concrètement, ça veut dire quoi « digitaliser la société » ? Pour Digital Europe, cela peut tenir en une phrase : « Il faut créer (au minimum à l’échelle européenne, si possible à l’échelle mondiale) un marché numérique aussi globalisé que possible. »
L’influence de ces lobbys se perçoit également avec des acteurs comme la Banque mondiale
Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.
En 2022, 189 pays en sont membres.
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, les nombreux articles de presse et documents de consultance s’en cachent peu, le message contient en résumé : l’Afrique est un marché à investir avec un gros potentiel de croissance et à inonder de technologies, peu importe les conséquences sociopolitiques, écologiques, sanitaires (tout comme en Europe à vrai dire).
Sur le site de la Banque mondiale on peut par exemple lire ce genre de propos : « À ce jour, si Amazon, le numéro un mondial des ventes en ligne, en est encore au stade de l’observation, et qu’Apple reste pour le moment un peu en retrait, Microsoft est d’ores et déjà incontournable sur le terrain institutionnel : il fournit sa technologie, notamment bureautique, à la quasi-totalité des gouvernements. Simultanément, Facebook et Alphabet – la maison-mère de Google – rivalisent d’incroyables initiatives pour convaincre les décideurs locaux de collaborer avec eux. Ce que les économies africaines ne peuvent pas s’offrir, les GAFAM le leur donnent, telle pourrait être la conclusion de l’opération séduction mise en place par les géants du high-tech [1]. »
Mais aussi le député français Cédric Villani, mathématicien rallié au groupe LREM, n’hésite pas à appeler aux bienfaits des multinationales pour répandre les bienfaits du numérique, ce nouveau droit humain fondamental. Cela bouillonne et, en même temps, l’université africaine a le plus grand mal à décoller, en dépit du talent de certains étudiants fort motivés et de certains universitaires bien en pointe. Ces initiatives africaines très agiles se retrouvent pour la plupart aidées non pas par des gouvernements du continent, des institutions universitaires ou entrepreneuriales locales, mais par des géants internationaux.
Institutions internationales et grandes fondations, alors qu’elles ont participé et participent encore à l’affaiblissement de très nombreuses populations, se permettent de promouvoir encore et encore des « innovations » qui ne font que développer dépendances, misère sociale et dégradations écologiques. Aucune forme d’émancipation ne peut passer par ces organismes maintes et maintes fois discrédités.
Cet article est tiré du n° 77 de l’AVP (Les autres voix de la planète), « Dettes aux Suds » disponible à : https://www.cadtm.org/Dettes-aux-Suds
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