AVP Dette & Souveraineté alimentaire

Sortir du libre-échange : vers un commerce international axé sur la souveraineté alimentaire

27 juin par CADTM Belgique , Francesca Monteverdi


Photo : Hamner_Fotos, Flickr, CC, https://www.flickr.com/photos/jonathan_hamner/3386138640

Chaque vendredi pendant plusieurs mois, nous publions un article qui se trouve dans le nouvel AVP « Dette et souveraineté alimentaire ».
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Début 2024, les rues de Bruxelles étaient envahies de tracteurs, symboles de la colère des agricultrices et agriculteurs européennes convergeant vers le siège des institutions européennes. Ils dénonçaient les accords de libre-échange de l’UE, accusés de faire chuter les revenus agricoles, de concentrer le marché entre les mains de multinationales et de mettre en concurrence l’agriculture du Nord et du Sud. Malgré ces protestations, l’UE a conclu de nouveaux accords avec le Kenya, le Chili et la Nouvelle-Zélande, tout en continuant les négociations avec les pays du Mercosur (Argentine, Brésil, Uruguay et Paraguay).


  1. La crise de l’alimentation, de la terre et de l’eau à la lumière de l’extermination sioniste du peuple palestinien à Gaza
  2. UPOV, main basse sur les semences en Argentine
  3. Pas de transition agroécologique sans abolition de la dette des agriculteurices
  4. La crise alimentaire internationale et les propositions pour en sortir
  5. Éradiquer la faim en 2030 : une chimère ?
  6. Dette extérieure et droit à l’alimentation
  7. Solange Koné : « Il faut lier les cultures agricoles aux besoins de la population »
  8. Agricultrices et souveraineté alimentaire en Côte d’Ivoire
  9. Haïti : Dette et souveraineté alimentaire, l’impossible cohabitation
  10. Madagascar : La lutte pour la souveraineté foncière continue
  11. La nuit tombe sur la souveraineté alimentaire mexicaine
  12. Argentine : le gouvernement d’extrême droite de Javier Milei s’attaque à la souveraineté alimentaire
  13. Les défis de la souveraineté alimentaire en Inde
  14. La Tunisie face à l’impérialisme économique : analyse des enjeux autour de l’eau, l’alimentation et l’agriculture
  15. Liban : Une crise alimentaire sur fond de guerre et d’exploitation capitaliste
  16. Maroc : crise alimentaire et stress hydrique dans le contexte de la crise économique, de la dette et des pressions des institutions financières mondiales
  17. Morgan Ody : « À la Via Campesina, nous voulons des politiques de régulation des marchés qui soutiennent et protègent les productions locales »
  18. Sortir du libre-échange : vers un commerce international axé sur la souveraineté alimentaire
  19. La politique d’exportation dans l’agriculture égyptienne : repenser le dilemme
  20. Roxane Mitralias : « Le secteur agroalimentaire fait partie du noyau dur du capitalisme mondial »
  21. L’accès à la terre : le champ de bataille ?
  22. Belgique : La transition du système alimentaire – Bilan de 10 années de luttes
  23. La Tunisie face à l’impérialisme économique : une analyse des enjeux autour de l’eau, l’alimentation et l’agriculture

Les agriculteurices réclament une cohérence de l’UE. Pour cela, il faudrait revoir radicalement les politiques agricoles et commerciales européennes en mettant l’accent sur la souveraineté alimentaire, afin de redonner aux populations le contrôle sur la manière dont elles se nourrissent.

 Les origines de la crise agricole

Entre 2005 et 2016, l’UE a perdu 30 % de ses exploitations agricoles. Dans le même temps, la surface agricole y est restée stable, car les terres sont rachetées par de plus grandes exploitations

Avec la création de l’Organisation mondiale du commerce OMC
Organisation mondiale du commerce
Créée le 1er janvier 1995 en remplacement du GATT. Son rôle est d’assurer qu’aucun de ses membres ne se livre à un quelconque protectionnisme, afin d’accélérer la libéralisation mondiale des échanges commerciaux et favoriser les stratégies des multinationales. Elle est dotée d’un tribunal international (l’Organe de règlement des différends) jugeant les éventuelles violations de son texte fondateur de Marrakech.

L’OMC fonctionne selon le mode « un pays – une voix » mais les délégués des pays du Sud ne font pas le poids face aux tonnes de documents à étudier, à l’armée de fonctionnaires, avocats, etc. des pays du Nord. Les décisions se prennent entre puissants dans les « green rooms ».

Site : www.wto.org
en 1995, l’agriculture intègre les politiques de libre-échange. L’Accord sur l’agriculture a instauré une mise en concurrence des États dans le domaine agricole à l’échelle mondiale. Cet accord lève les barrières au commerce de denrées agricoles, et entérine une réduction significative des mesures de soutien et de protection de l’agriculture. En Europe, cela s’est traduit par la réforme de la Politique agricole commune (PAC), qui a substitué les aides au prix par des aides à l’hectare. Cette pression pour intégrer l’agriculture dans le libre-échange, menée par les États-Unis et par l’UE pour ouvrir de nouveaux marchés à leurs produits agricoles, aura des conséquences graves pour les exploitations familiales tant dans les régions du Nord que du Sud global.

Les règles du commerce international façonnent notre système alimentaire et orientent la production agricole vers l’exportation selon la logique de l’avantage comparatif [1] : des pays du Sud qui se spécialisent dans la production des matières premières et des pays occidentaux qui exportent des produits à haute valeur ajoutée. Cette spécialisation a engendré des déséquilibres régionaux, créant des dépendances structurelles aux importations pour certains pays, comme l’Afrique du Nord pour les céréales, tandis que d’autres, tels que la Russie et l’Ukraine, en sont largement excédentaires.

 Les impacts du commerce international sur l’agriculture familiale

L’endettement des pays du Sud global les a conduits à adopter les plans d’ajustement structurel du FMI FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.

À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).

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et de la Banque mondiale Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.

En 2022, 189 pays en sont membres.

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qui ont orienté leur agriculture vers des monocultures d’exportation pour payer leur dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.

Pour rester concurrentielle dans un marché global, l’UE subsidie sa production agricole à travers la PAC afin d’assurer des prix compétitifs. Les aides à l’hectare de la PAC ont favorisé la croissance des fermes et la concentration des ressources entre les mains de l’industrie agroalimentaire, qui peut désormais se permettre d’imposer le prix à l’agriculteurice, même en dessous du prix de production. Entre 2005 et 2016, l’UE a perdu 30 % de ses exploitations agricoles. Dans le même temps, la surface agricole y est restée stable, car les terres sont rachetées par de plus grandes exploitations [2].

De l’autre côté, les pays du Sud global se reposent de plus en plus sur les importations à bas coût des pays riches pour nourrir leur population en croissance. L’endettement de ces mêmes pays les a conduits à devoir adopter les plans d’ajustement structurel du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale qui ont orienté leur agriculture vers des monocultures d’exportation pour payer leur dette. Ce « tout au marché » a fragilisé l’agriculture familiale, ce qui a finalement renforcé l’insécurité alimentaire dans ces mêmes pays.

Le développement du commerce international associé à la promotion d’un modèle agro-industriel a conduit à l’émergence d’oligopoles dans tous les secteurs : pesticides, engrais, semences, génétique, transformation, distribution. Cette tendance va à l’encontre de l’allocation des ressources par le libre marché, comme l’a envisagé Ricardo. La libéralisation des marchés a facilité la circulation des marchandises à travers le monde à un coût considérable. Selon la FAO, le coût social et environnemental caché du modèle agricole industriel est équivalent à 10 % du produit intérieur brut PIB
Produit intérieur brut
Le PIB traduit la richesse totale produite sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées.
Le Produit intérieur brut est un agrégat économique qui mesure la production totale sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées. Cette mesure est notoirement incomplète ; elle ne tient pas compte, par exemple, de toutes les activités qui ne font pas l’objet d’un échange marchand. On appelle croissance économique la variation du PIB d’une période à l’autre.
mondial [3].

 L’accord UE-Mercosur Mercosur Le Mercosur est une zone régionale de coopération économique du Cône Sud (marché du Cône Sud) qui rassemble le Brésil, l’Argentine, l’Uruguay et le Paraguay, en plus de plusieurs pays associés, le Chili, la Bolivie, la Colombie, l’Équateur, le Suriname, le Guyana et le Pérou.  : une concurrence déloyale au détriment de tous

Les produits concernés par l’accord UE-Mercosur (soja, viande bovine, éthanol, sucre…) sont parmi les principaux facteurs de déforestation, d’émissions de gaz à effet de serre, de conflits fonciers et de violations des droits humains

Alors que les agriculteurices manifestaient dans toute l’Europe, la Commission européenne a continué à négocier l’accord entre l’UE et les pays du Mercosur. S’il entre en vigueur, il deviendra l’un des plus importants accords commerciaux au monde : 780 millions de consommateurices et un tiers du PIB mondial. Cependant, cet accord favorable aux multinationales stimulerait le commerce de produits nocifs entre les deux régions, en supprimant la plupart des droits de douane sur les biens et les services.

En négociation depuis 25 ans, cet accord se base sur un modèle économique dépassé, qui reflète les déséquilibres historiques entre l’Europe et l’Amérique latine. La majorité des exportations de l’UE vers le Mercosur sont des produits transformés (produits chimiques, voitures), tandis que les exportations du Mercosur vers l’Europe sont principalement de ressources agricoles et minérales. Les gains espérés par l’industrie bovine du Mercosur et de l’industrie automobile européenne ont conduit les observateurs à qualifier UE-Mercosur d’accord « voitures contre vaches ».

Cet accord renforce une concurrence déloyale entre les agriculteurices européennes et l’agro-industrie sud-américaine. Par exemple, les exportations de bœuf, dont 99 000 tonnes bénéficieront de tarifs réduits, suscitent des préoccupations des éleveureuses européenes et belges qui craignent l’impact prévisible sur les prix.

Les produits concernés par l’accord (soja, viande bovine, éthanol, sucre…) sont parmi les principaux facteurs de déforestation, d’émissions de gaz à effet de serre, de conflits fonciers et de violations des droits humains. Les pesticides utilisés dans la production de ces produits posent aussi des risques pour la santé. Entre 2018 et 2019, l’UE a exporté vers le Mercosur près de 7 millions de kilos de pesticides dont l’utilisation est interdite sur le territoire de l’UE.

FOCUS : Dans l’État de Maranhão, au cœur de la frontière agricole de l’agrobusiness brésilien, Matopiba [4], la communauté quilombola de Coqualinho est menacée d’expulsion de sa terre ancestrale en raison de l’expansion des champs de soja. Le Maranhão est parmi les États les plus violents contre les défenseures de la terre, avec 13 345 familles impactées en 2022 [5]. Les menaces envers ces communautés sont directes, allant des violences verbales au blocage d’accès au campement, mais aussi indirectes, notamment par l’utilisation de pesticides et les incendies. Les grands propriétaires terriens utilisent le feu pour défricher et étendre leurs cultures, souvent sans aucun contrôle. Une fois le terrain défriché, ils occupent la terre pour y cultiver du soja et du maïs destinés à l’exportation. Ces cultures ont une utilisation intensive de pesticides, pulvérisés également par avion, ce qui affecte la santé des communautés en contaminant leur seule source d’eau. Selon une analyse, neuf types de pesticides toxiques ont été retrouvés dans la canalisation à côté du campement [6]. Répondant aux intérêts du parlement brésilien, largement influencé par les lobbies Lobby
Lobbies
Un lobby est une structure organisée pour représenter et défendre les intérêts d’un groupe donné en exerçant des pressions ou influences sur des personnes ou institutions détentrices de pouvoir. Le lobbying consiste ainsi en des interventions destinées à influencer directement ou indirectement l’élaboration, l’application ou l’interprétation de mesures législatives, normes, règlements et plus généralement, toute intervention ou décision des pouvoirs publics. Ainsi, le rôle d’un lobby est d’infléchir une norme, d’en créer une nouvelle ou de supprimer des dispositions existantes.
de l’agrobusiness, le président Lula a récemment émis un nouveau décret pour réactiver le développement agricole de Matopiba [7].

Les accords de libre-échange ont aussi signifié une perte de souveraineté des États et des populations dans la définition de leurs politiques alimentaires. L’information sur les accords de libre-échange est limitée, les négociations se déroulant dans un secret quasi total, ce qui entrave un débat public transparent.

L’accord UE-Mercosur a été négocié sans aucune participation de la société civile, ni consultation des communautés locales et des syndicats. La société civile européenne et du Mercosur, plusieurs parlements nationaux et gouvernements, ont exprimé leur opposition à cet accord. En dépit de cette opposition, la Commission européenne cherche à contourner ces objections en dissociant la partie commerciale de l’accord, ce qui permettrait d’adopter cette section sans l’approbation des parlements nationaux.

 Vers un autre modèle

L’alimentation doit avant tout être améliorée au niveau local, dans l’UE comme dans le Sud, et ne plus être pensée comme un produit financier à échanger

Les critiques paysannes contre le libre-échange s’expriment lors de mobilisations agricoles, soutenues par La Via Campesina. Il est crucial aujourd’hui de débattre démocratiquement du modèle du libre-échange à la lumière du besoin de relocalisation de nos systèmes alimentaires révélé par la pandémie et par la guerre en Ukraine. La transition vers une agriculture durable implique aussi une révision de la politique commerciale de l’Union européenne et ses partenariats autour de la souveraineté alimentaire. Cela devrait être accompagné par une réforme profonde des règles du commerce agricole pour les rendre compatibles avec l’Accord de Paris et la Déclaration des Nations unies sur les droits des paysannes et des autres personnes travaillant dans les zones rurales (UNDROP). L’alimentation doit avant tout être améliorée au niveau local, dans l’UE comme dans le Sud, et ne plus être pensée comme un produit financier à échanger. Le système actuel d’échanges de denrées alimentaires basé sur la compétition vers le moins cher n’est pas durable et nous rend tous et toutes plus vulnérables.


Notes

[1C’est une théorie, élaborée par l’économiste David Ricardo (1772-1823), qui défend l’intérêt pour un pays de se spécialiser dans la production d’un produit ou service dans lequel il détient le meilleur avantage par rapport à la concurrence.

[2Eurostat, «  Agriculture, forestry and fishery statistics  », 2020.

[3FAO, “La Situation mondiale de l’alimentation et de l’agriculture 2023  », 2023 : https://openknowledge.fao.org/items/ee967bf3-aaea-44d0-9e2c-fbe2bd658606

[4Le Matopiba est une région formée par l’État brésilien du Tocantins et des parties des États du Maranhão, du Piauí et de Bahia.

[6Agro e Fogo, “Dossier sobre grillagem, desmatamento e incendios na Amazonia, Cerrado e Pantanal”, 2023 : https://agroefogo.org.br/download-dossie/