Compte-rendu de l’atelier sur la dette au Sud dans le cadre de la IVe Université d’été du CADTM Europe. Celui-ci est animé par Maud Bailly (CADTM – Belgique), entourée de quatre intervenants, chacun nous exposant les risques et la situation de la dette respectivement en Amérique latine (Daniel Munevar, CADTM – Colombie), en Asie (Claude Quémar, CADTM – France), au Maghreb (Larbi Hafidi, ATTAC CADTM – Maroc) et en Afrique subsaharienne (Broulaye Bagayoko, CAD – Mali).
Entre plans d’ajustements structurels, prétendus allègements de dettes et diverses tentatives de se soustraire au diktat des institutions financières internationales : qu’en est-il aujourd’hui de la dette des pays du Sud ? Problème dépassé ou nouvelle crise de la dette au Sud annoncée ?
Maud Bailly (CADTM - Belgique) se charge de rappeler que la dette
Dette
Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
du Sud représente seulement 1 % de l’ensemble des dettes publiques mondiales. La dette extérieure publique de l’ensemble des pays du Sud s’élève ainsi à 1800 milliards de dollars. Depuis 2003-2004, le cours des matières premières, en particulier agricoles, a largement augmenté, ce qui, associé à une baisse des taux d’intérêt
Taux d'intérêt
Quand A prête de l’argent à B, B rembourse le montant prêté par A (le capital), mais aussi une somme supplémentaire appelée intérêt, afin que A ait intérêt à effectuer cette opération financière. Le taux d’intérêt plus ou moins élevé sert à déterminer l’importance des intérêts.
Prenons un exemple très simple. Si A emprunte 100 millions de dollars sur 10 ans à un taux d’intérêt fixe de 5 %, il va rembourser la première année un dixième du capital emprunté initialement (10 millions de dollars) et 5 % du capital dû, soit 5 millions de dollars, donc en tout 15 millions de dollars. La seconde année, il rembourse encore un dixième du capital initial, mais les 5 % ne portent plus que sur 90 millions de dollars restants dus, soit 4,5 millions de dollars, donc en tout 14,5 millions de dollars. Et ainsi de suite jusqu’à la dixième année où il rembourse les derniers 10 millions de dollars, et 5 % de ces 10 millions de dollars restants, soit 0,5 millions de dollars, donc en tout 10,5 millions de dollars. Sur 10 ans, le remboursement total s’élèvera à 127,5 millions de dollars. En général, le remboursement du capital ne se fait pas en tranches égales. Les premières années, le remboursement porte surtout sur les intérêts, et la part du capital remboursé croît au fil des ans. Ainsi, en cas d’arrêt des remboursements, le capital restant dû est plus élevé…
Le taux d’intérêt nominal est le taux auquel l’emprunt est contracté. Le taux d’intérêt réel est le taux nominal diminué du taux d’inflation.
lors de la crise, a abaissé le coût de refinancement de la dette pour la plupart des pays du Sud.
Cette conjonction favorable donne une dangereuse impression de sécurité alors que la situation peut se renverser, dès lors que le prix des matières premières baissera (le prix du baril de pétrole a déjà chuté lors du 2e semestre 2014) et que les taux d’intérêts augmenteront. Ces derniers sont en partie liés à la décision de la FED (Réserve fédérale, soit la Banque centrale
Banque centrale
La banque centrale d’un pays gère la politique monétaire et détient le monopole de l’émission de la monnaie nationale. C’est auprès d’elle que les banques commerciales sont contraintes de s’approvisionner en monnaie, selon un prix d’approvisionnement déterminé par les taux directeurs de la banque centrale.
des Etats-Unis) qui avait annoncé une hausse des taux d’intérêt - toutefois, la FED a cette semaine annoncé qu’elle n’augmentera pas les taux pour l’instant. Ce risque de revirement n’est pas sans rappeler la conjoncture des années 80 lorsque la crise de la dette a éclaté dans les pays du Sud, résultat de cet « effet ciseau » qui associe baisse du prix des matières premières sur les marchés internationaux et hausse des taux d’intérêts sous l’impulsion de la FED.
Après cette introduction, la parole est donnée aux intervenants pour un panorama des dettes sur chaque continent.
Daniel Munevar (CADTM – Colombie) présente rapidement un historique de la dette du continent à travers l’augmentation massive de la dette dans les années 70, puis la crise de la dette des années 80, les restructurations qui s’ensuivirent, la nouvelle instabilité à la fin des années 90, puis une certaine stabilisation.
Depuis les années 2000, les pays ont substitué à une partie de la dette externe une dette interne, les rendant moins dépendants du marché mondial de la dette, le revers de la médaille étant, toutefois, un taux d’intérêt relativement élevé. Haïti est un cas illustratif : avant le tremblement de terre, la dette est passée de 121 % à 70 % du PIB
PIB
Produit intérieur brut
Le PIB traduit la richesse totale produite sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées.
Le Produit intérieur brut est un agrégat économique qui mesure la production totale sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées. Cette mesure est notoirement incomplète ; elle ne tient pas compte, par exemple, de toutes les activités qui ne font pas l’objet d’un échange marchand. On appelle croissance économique la variation du PIB d’une période à l’autre.
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Après un panorama de la situation dans plusieurs pays comme la Colombie ou le Venezuela, Daniel se concentre ensuite sur deux crises actuelles, ce qu’il est convenu d’appeler « la saga Pari passu » et « le cas symptomatique de Puerto Rico ».
La saga pari passu, du nom d’une fameuse clause des contrats de prêts, est évidemment liée à l’Argentine. En 2001, l’Argentine est en défaut de paiement, une restructuration de la dette est menée de 2001 a 2005. 24 % des détenteurs de bons refusèrent d’y participer et intentèrent des procès afin de recouvrer l’entièreté de leur créance. Le gouvernement y répondit par l’introduction de la clause Rufo : cette clause interdisait a l’Argentine de faire bénéficier ces 24 % de réticents (les « hold-outs ») de termes plus intéressants que ceux qui avaient été octroyés aux créanciers ayant accepté la restructuration.
Le fonds NML Capital suivit lui une stratégie différente : le fonds intenta un procès à l’issue de la restructuration, se fondant sur la clause pari passu. Celle-ci prévoit que l’Argentine a l’obligation
Obligations
Obligation
Part d’un emprunt émis par une société ou une collectivité publique. Le détenteur de l’obligation, l’obligataire, a droit à un intérêt et au remboursement du montant souscrit. L’obligation est souvent l’objet de négociations sur le marché secondaire.
de faire en sorte que les paiements soient équivalents entre tous les créanciers. La Cour de New York a considéré que l’Argentine ne devait pas payer les créanciers ayant participé à la restructuration avant les détenteurs originels, comme le fonds. Or la loi Rufo empêchait l’Argentine de favoriser certains investisseurs sur d’autres, donc en payant les « hold-out », elle aurait dû aussi dédommager les investisseurs qui avaient accepté de négocier.
Pour Daniel Munevar, les fonds vautours
Fonds vautour
Fonds vautours
Fonds d’investissement qui achètent sur le marché secondaire (la brocante de la dette) des titres de dette de pays qui connaissent des difficultés financières. Ils les obtiennent à un montant très inférieur à leur valeur nominale, en les achetant à d’autres investisseurs qui préfèrent s’en débarrasser à moindre coût, quitte à essuyer une perte, de peur que le pays en question se place en défaut de paiement. Les fonds vautours réclament ensuite le paiement intégral de la dette qu’ils viennent d’acquérir, allant jusqu’à attaquer le pays débiteur devant des tribunaux qui privilégient les intérêts des investisseurs, typiquement les tribunaux américains et britanniques.
sont un excellent exemple d’impérialisme juridique et de la pression terrible que peuvent exercer les acteurs privés grâce aux leviers juridiques.
L’économiste colombien s’étend ensuite sur le cas de Puerto Rico qui a fait un défaut de paiement sur sa dette en août 2015, suite au non-paiement d’une tranche de 58 millions de dollars. La dette portoricaine s’élève à 73 milliards de dollars, la plus grande partie de celle-ci est due à des fonds spéculatifs (« hedge fund ») américains, des fonds de placement ou autres comptes d’investissement. Entre 2007 et 2008, quand est survenue la crise économique qui a frappé Puerto Rico de plein fouet, les hedge fund comme NML Capital ont acheté massivement la dette du pays en sachant qu’il y allait avoir une restructuration. Or, la restructuration va prendre beaucoup de temps en raison de la situation juridique complexe de Puerto Rico (État libre, mais associé aux États-Unis). Cinq hedge funds
Hedge funds
Les hedge funds, contrairement à leur nom qui signifie couverture, sont des fonds d’investissement non cotés à vocation spéculative, qui recherchent des rentabilités élevées et utilisent abondamment les produits dérivés, en particulier les options, et recourent fréquemment à l’effet de levier (voir supra). Les principaux hedge funds sont indépendants des banques, quoique fréquemment les banques se dotent elles-mêmes de hedge funds. Ceux-ci font partie du shadow banking à côté des SPV et des Money market funds.
Un Hedge funds (ou fonds spéculatif) est une institution d’investissement empruntant afin de spéculer sur les marchés financiers mondiaux. Plus un fonds aura la confiance du monde financier, plus il sera capable de prendre provisoirement le contrôle d’actifs dépassant de beaucoup la richesse de ses propriétaires. Les revenus d’un investisseur d’un Hedge funds dépendent de ses résultats, ce qui l’incite à prendre davantage de risques. Les Hedge funds ont joué un rôle d’éclaireur dans les dernières crises financières : spéculant à la baisse, ils persuadent le gros du bataillon (les zinzins des fonds de pension et autres compagnies d’assurance) de leur clairvoyance et crée ainsi une prophétie spéculative auto-réalisatrice.
ont déjà annoncé qu’ils allaient intenter un procès. Il est important de noter que le droit portoricain s’applique dans les clauses des contrats de prêts, Puerto Rico pourrait donc changer ses lois. Mais dès lors que l’État fait partie des États-Unis, les procès peuvent avoir lieu devant les tribunaux américains. Il y a actuellement une discussion sur le fait que les USA nomment un juge spécial pour un potentiel défaut de paiement.
Broulaye Bagayoko (CAD – Mali) rappelle l’importance de la traite des noirs et de la colonisation dans l’existence de la dette des pays d’Afrique subsaharienne. Les conséquences de l’esclavage ne doivent pas être sous estimées, de même que la politique coloniale, fille de la politique industrielle.
Les années 60-80, celles des indépendances, se caractérisent par une politique d’endettement massive pour le développement. Puis suite au choc pétrolier, les pays occidentaux cherchent des débouchés pour leur production industrielle. Cela leur permettait de subventionner les entreprises du Nord en faisant payer les africains. Ajoutons enfin les programmes d’ajustement structurel imposés à ce continent comme solution à la crise.
Aujourd’hui, les PED voient leur dette continuer à augmenter. En 2015, il devrait y avoir un record d’emprunts obligataires surpassant celui de 2013. Entre 1970 et 2012, 5 % du PIB revient au Nord, contre 1 % d’aide au développement. Broulaye Bagayoko insiste sur le solde négatif entre les flux entrants et sortants. L’Afrique est saignée à blanc, dépendante du marché international favorisant l’endettement et la fuite de capitaux.
C’est au tour de Claude Quémar (CADTM – France) de développer le cas de l’Asie. Assez différent de l’Afrique et l’Amérique du sud, le timing n’est en effet pas le même. La crise de la dette du Sud des années 1980 n’a pas concerné l’Asie. La crise de la dette asiatique est quant à elle arrivée a la fin des années 90. La crise de 1997 est liée au rôle que le capitalisme mondial fait jouer à l’Asie dans la division du travail. L’Asie n’était pas vraiment producteur de matières premières, mais avait le rôle d’atelier du monde. A titre d’exemple, la Chine consomme aujourd’hui entre 40 à 50 % de certaines matières premières mondiales, en grande partie au service des transnationales occidentales. Ces pays attirent des quantités très importantes d’Investissements directs étrangers (IDE
Investissements directs à l’étranger
IDE
Les investissements étrangers peuvent s’effectuer sous forme d’investissements directs ou sous forme d’investissements de portefeuille. Même s’il est parfois difficile de faire la distinction pour des raisons comptables, juridiques ou statistiques, on considère qu’un investissement étranger est un investissement direct si l’investisseur étranger possède 10 % ou plus des actions ordinaires ou de droits de vote dans une entreprise.
).
A la fin des années 90, la dette publique était assez faible par rapport à la dette privée. Ce sont les entreprises asiatiques qui se retrouvent confrontées à une hausse des taux d’intérêts, ce qui a entraîné une pression sur les monnaies de ces pays. Les marchés internationaux spéculent, d’abord sur la monnaie philippine, puis sur les autres pour finalement arriver à un effondrement de ces économies. Les capitaux ont commencé à fuir ces pays à l’annonce de la hausse des taux d’intérêt par la FED et les pays vont s’endetter pour faire face à cette crise financière.
Concernant plus particulièrement la Chine, le parti unique continue à déterminer la politique économique et a longtemps interdit la vente au sein du marché intérieur de produits manufacturés par des multinationales étrangères en Chine. Celles-ci avaient l’obligation de réexporter, on parlait de zones franches, et même aujourd’hui de ‘villes ouvertes’. Le jour où la Chine s’est sentie assez forte, elle a ouvert davantage son économie. Nous assistons aujourd’hui à une période de transition économique vers une économie ouverte sur le monde qui s’appuie sur son marché intérieur. Depuis 2013, la Chine investit plus à l’étranger qu’elle n’attire d’IDE.
La Chine est devenue aujourd’hui un prêteur et se fait rembourser en matières premières. La baisse du cours des matières s’explique en partie par la baisse de la demande chinoise, liée notamment à l’arrêt de la construction voire de la bulle immobilière.
Après un retour historique de la dette coloniale jusqu’à la crise de la dette des années 80, Larbi Hafidi (ATTAC-CADTM Maroc) expose comment les systèmes de gestion de la dette mis en place depuis les années 90 jusqu’à aujourd’hui n’ont fondamentalement bénéficié qu’au développement des investisseurs privés étrangers.
Larbi Hafidi dénonce donc cette gestion active de la dette, qui se traduit par plusieurs mécanismes tels que la conversion de la dette en investissements, les privatisations, le refinancement de la dette onéreuse, la renégociation des taux d’intérêt, le recours aux opérations de swap
Swap
Swaps
Vient d’un mot anglais qui signifie « échange ». Un swap est donc un échange entre deux parties. Dans le domaine financier, il s’agit d’un échange de flux financiers : par exemple, j’échange un taux d’intérêt à court terme contre un taux à long terme moyennant une rémunération. Les swaps permettent de transférer certains risques afin de les sortir du bilan de la banque ou des autres sociétés financières qui les utilisent. Ces produits dérivés sont très utilisés dans le montage de produits dits structurés.
de taux d’intérêts et de devises.
L’intervenant marocain s’arrête essentiellement sur la conversion de la dette en investissement et les privatisations. Concernant le premier mécanisme, le créancier accepte de ne plus recevoir sa dette, remplacée par la création d’un fonds qui va investir dans des projets. Cela répond à une stratégie de développement du créancier extérieur, qui n’est pas en phase avec les besoins de la population marocaine.
Concernant le deuxième mécanisme, le Maroc a connu de nombreuses privatisations depuis 1993, on en compte plus d’une centaine. Les privatisations ont bénéficié à 82 % à des investisseurs étrangers, en grandes parties espagnols et français. Il y a une forte opacité des recettes issues des privatisations, lesquelles sont octroyées à un fonds pour le développement, qui n’est pas plus démocratique qu’il n’est contrôlé.
En somme, conclut Maud Bailly, dans un contexte international de crise au Nord, la question de la dette des pays européens et des plans d’austérité qui l’accompagnent se retrouvent sous le feu des projecteurs. Or, on voit qu’au Sud également, le risque d’une nouvelle crise de la dette guette. Il est ainsi plus que jamais nécessaire de faire le lien entre Nord et Sud, entre dette au Nord et dette au Sud, entre les luttes des peuples du monde pour parvenir à un monde libéré de toutes formes d’oppression.
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Relecture réalisée par Claude Quémar
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