La proposition de l’Administration Biden en matière de taxation des firmes transnationales permet d’espérer un accord à l’OCDE pour enrayer la course au moins-disant fiscal, mais l’efficacité du dispositif dépend des modalités qui seront finalement adoptées.
L’impôt sur les profits des entreprises n’a cessé de baisser au cours des trois dernières décennies. A l’échelle mondiale, le taux théorique de l’impôt des sociétés a été divisé par près de deux depuis 1990, passant de 40 % à 24 %. Le phénomène s’observe dans toutes les catégories de pays : il a baissé en moyenne de 38 % à 22 % dans les pays à revenu élevé, de 39 % à 24 % dans les pays à revenu intermédiaire et de 46 % à 29 % dans les pays à faible revenu [1]. Au niveau de l’Union européenne, il est passé de 40 % à moins de 21 % [2]. Aux États-Unis, la réforme fiscale adoptée en décembre 2017 par l’Administration Trump a provoqué une baisse de l’impôt des sociétés de 35 % à 21 %.
Cette course au moins-disant fiscal s’explique par la compétition fiscale exacerbée par la mondialisation
Mondialisation
(voir aussi Globalisation)
(extrait de F. Chesnais, 1997a)
Jusqu’à une date récente, il paraissait possible d’aborder l’analyse de la mondialisation en considérant celle-ci comme une étape nouvelle du processus d’internationalisation du capital, dont le grand groupe industriel transnational a été à la fois l’expression et l’un des agents les plus actifs.
Aujourd’hui, il n’est manifestement plus possible de s’en tenir là. La « mondialisation de l’économie » (Adda, 1996) ou, plus précisément la « mondialisation du capital » (Chesnais, 1994), doit être comprise comme étant plus - ou même tout autre chose - qu’une phase supplémentaire dans le processus d’internationalisation du capital engagé depuis plus d’un siècle. C’est à un mode de fonctionnement spécifique - et à plusieurs égards important, nouveau - du capitalisme mondial que nous avons affaire, dont il faudrait chercher à comprendre les ressorts et l’orientation, de façon à en faire la caractérisation.
Les points d’inflexion par rapport aux évolutions des principales économies, internes ou externes à l’OCDE, exigent d’être abordés comme un tout, en partant de l’hypothèse que vraisemblablement, ils font « système ». Pour ma part, j’estime qu’ils traduisent le fait qu’il y a eu - en se référant à la théorie de l’impérialisme qui fut élaborée au sein de l’aile gauche de la Deuxième Internationale voici bientôt un siècle -, passage dans le cadre du stade impérialiste à une phase différant fortement de celle qui a prédominé entre la fin de Seconde Guerre mondiale et le début des années 80. Je désigne celui-ci pour l’instant (avec l’espoir qu’on m’aidera à en trouver un meilleur au travers de la discussion et au besoin de la polémique) du nom un peu compliqué de « régime d’accumulation mondial à dominante financière ».
La différenciation et la hiérarchisation de l’économie-monde contemporaine de dimension planétaire résultent tant des opérations du capital concentré que des rapports de domination et de dépendance politiques entre États, dont le rôle ne s’est nullement réduit, même si la configuration et les mécanismes de cette domination se sont modifiés. La genèse du régime d’accumulation mondialisé à dominante financière relève autant de la politique que de l’économie. Ce n’est que dans la vulgate néo-libérale que l’État est « extérieur » au « marché ». Le triomphe actuel du « marché » n’aurait pu se faire sans les interventions politiques répétées des instances politiques des États capitalistes les plus puissants (en premier lieu, les membres du G7). Cette liberté que le capital industriel et plus encore le capital financier se valorisant sous la forme argent, ont retrouvée pour se déployer mondialement comme ils n’avaient pu le faire depuis 1914, tient bien sûr aussi de la force qu’il a recouvrée grâce à la longue période d’accumulation ininterrompue des « trente glorieuses » (l’une sinon la plus longue de toute l’histoire du capitalisme). Mais le capital n’aurait pas pu parvenir à ses fins sans le succès de la « révolution conservatrice » de la fin de la décennie 1970.
néolibérale. Les firmes transnationales étant très mobiles, elles sont susceptibles de délocaliser vers des pays offrant une fiscalité plus avantageuse. Dans l’espoir de conserver ou d’attirer les firmes transnationales, les gouvernements se livrent à une concurrence fiscale qui semble sans limite.
Les taux théoriques de l’impôt des sociétés en forte baisse masquent en outre une réalité encore plus préoccupante. En effet, les taux effectivement appliqués sont en réalité beaucoup plus bas, car les États octroient des régimes préférentiels et les firmes transnationales ont la capacité de déplacer une part de leurs profits dans des paradis fiscaux
Paradis fiscaux
Paradis fiscal
Territoire caractérisé par les cinq critères (non cumulatifs) suivants :
(a) l’opacité (via le secret bancaire ou un autre mécanisme comme les trusts) ;
(b) une fiscalité très basse, voire une imposition nulle pour les non-résidents ;
(c) des facilités législatives permettant de créer des sociétés écrans, sans aucune obligation pour les non-résidents d’avoir une activité réelle sur le territoire ;
(d) l’absence de coopération avec les administrations fiscales, douanières et/ou judiciaires des autres pays ;
(e) la faiblesse ou l’absence de régulation financière.
La Suisse, la City de Londres et le Luxembourg accueillent la majorité des capitaux placés dans les paradis fiscaux. Il y a bien sûr également les Iles Caïmans, les Iles anglo-normandes, Hong-Kong, et d’autres lieux exotiques. Les détenteurs de fortunes qui veulent échapper au fisc ou ceux qui veulent blanchir des capitaux qui proviennent d’activités criminelles sont directement aidés par les banques qui font « passer » les capitaux par une succession de paradis fiscaux. Les capitaux généralement sont d’abord placés en Suisse, à la City de Londres ou au Luxembourg, transitent ensuite par d’autres paradis fiscaux encore plus opaques afin de compliquer la tâche des autorités qui voudraient suivre leurs traces et finissent par réapparaître la plupart du temps à Genève, Zurich, Berne, Londres ou Luxembourg, d’où ils peuvent se rendre si nécessaires vers d’autres destinations.
pour éviter de payer l’impôt dans les pays où leurs activités ont effectivement lieu. Pour certaines firmes, l’impôt effectivement payé sur leurs bénéfices est réduit à néant. En particulier, les géants du numérique poussent les stratégies d’optimisation fiscale à leur paroxysme. A l’opposé, les PME qui ne disposent pas de filiales à l’étranger doivent s’acquitter de l’intégralité du taux théorique de l’impôt des sociétés.
L’optimisation fiscale s’opère principalement via la manipulation des « prix de transfert » entre les différentes filiales d’une même firme. Les prix de transfert désignent les prix fixés pour les transferts de biens, de services ou de royalties entre les différentes filiales d’une même firme transnationale. Les stratégies internationales des firmes leur permettent d’octroyer des prêts ou de surfacturer ou sous-facturer des biens ou des services échangés entre leurs différentes filiales, afin de manipuler la répartition de leurs profits et de réduire au maximum les impôts qu’elles devraient théoriquement payer en les déclarant dans des paradis fiscaux.
Les stratégies d’optimisation fiscale des firmes transnationales constituent un phénomène généralisé. En 2015, 36 % des profits réalisés par ces firmes à l’étranger ont été déclarés dans des paradis fiscaux [3]. En 2017, 38 % des investissements directs étrangers dans le monde étaient des « investissements fantômes » destinés à transférer des profits dans des paradis fiscaux [4]. Cela entraîne chaque année pour les États des pertes fiscales qui sont estimées selon les études de 245 milliards de dollars [5] à plus de 600 milliards de dollars [6] à l’échelle mondiale.
Des solutions existent pour enrayer ce double phénomène de course au moins-disant et d’optimisation fiscale. D’une part, l’instauration d’un impôt minimum sur les sociétés à l’échelle mondiale et dans chacun des pays placerait des limites légales à la course au moins-disant fiscal. D’autre part, imposer la transparence aux firmes transnationales mettrait en lumière leurs stratégies d’optimisation fiscale et permettrait aux États de taxer leurs profits de manière unitaire. Une telle taxation unitaire consiste à taxer les firmes transnationales en fonction des profits de l’ensemble du groupe multinational, répartis ensuite en fonction des activités dans les différents pays, plutôt que, comme c’est le cas actuellement, en fonction des bénéfices déclarés par chaque filiale considérée comme une entité séparée – ce qui permet aux firmes transnationales d’aisément déclarer leurs profits dans des filiales localisées dans des paradis fiscaux.
Mandatée par le G20
G20
Le G20 est une structure informelle créée par le G7 (Allemagne, Canada, États-Unis, France, Italie, Japon, Royaume-Uni) à la fin des années 1990 et réactivée par lui en 2008 en pleine crise financière dans le Nord. Les membres du G20 sont : Afrique du Sud, Allemagne, Arabie saoudite, Argentine, Australie, Brésil, Canada, Chine, Corée du Sud, États-Unis, France, Inde, Indonésie, Italie, Japon, Mexique, Royaume-Uni, Russie, Turquie, Union européenne (représentée par le pays assurant la présidence de l’UE et la Banque Centrale européenne ; la Commission européenne assiste également aux réunions). L’Espagne est devenue invitée permanente. Des institutions internationales sont également invitées aux réunions : le Fonds monétaire international, la Banque mondiale. Le Conseil de stabilité financière, la BRI et l’OCDE assistent aussi aux réunions.
, l’OCDE
OCDE
Organisation de coopération et de développement économiques
Créée en 1960 et basée au Château de la Muette à Paris, l’OCDE regroupait en 2002 les quinze membres de l’Union européenne auxquels s’ajoutent la Suisse, la Norvège, l’Islande ; en Amérique du Nord, les USA et le Canada ; en Asie-Pacifique, le Japon, l’Australie, la Nouvelle-Zélande. La Turquie est le seul PED à en faire partie depuis le début pour des raisons géostratégiques. Entre 1994 et 1996, deux autres pays du Tiers Monde ont fait leur entrée dans l’OCDE : le Mexique qui forme l’ALENA avec ses deux voisins du Nord ; la Corée du Sud. Depuis 1995 et 2000, se sont ajoutés quatre pays de l’ancien bloc soviétique : la République tchèque, la Pologne, la Hongrie, la Slovaquie. Puis d’autres adhésions se sont produites : en 2010, le Chili, l’Estonie, Israël et la Slovénie, en 2016 la Lettonie, en 2018 la Lituanie et, en 2020, la Colombie est devenue le trente-septième membre.
Site : www.oecd.org
a d’abord lancé en 2013 le plan BEPS (Base erosion and profit shifting) [7] visant à combler les lacunes des règles fiscales internationales permettant l’érosion des bases d’imposition des sociétés, qui a abouti en 2015 à l’adoption de quatre normes minimales. Ces dernières n’ont toutefois pas permis de suffisamment réduire les possibilités pour les firmes transnationales de transférer leurs profits vers des paradis fiscaux [8]. C’est pourquoi les négociations ont repris en 2018 dans un « cadre inclusif » réunissant près de 140 pays, afin de discuter d’une imposition minimale et du renforcement des règles liées à la taxation des entreprises numériques.
Les négociations ont été rendues difficiles car les différents pays avaient une vision divergente sur le type de firmes transnationales à inclure dans la réforme visant la taxation unitaire des profits. En effet, les pays européens souhaitaient cibler exclusivement le secteur numérique, ce qui était inacceptable pour les États-Unis et dans une moindre mesure la Chine, du fait que ces deux pays abritent les principaux géants du numérique. Le fait que la France, suivie par quelques autres États membres de l’Union européenne, ait décidé d’imposer une taxe unilatérale sur les GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft) n’avait pas manqué d’irriter l’Administration Trump, qui menaçait ces pays de représailles.
Malgré ces divergences, l’OCDE, qui estime que les transferts de profits des firmes transnationales entraînent pour les États un manque à gagner annuel allant jusqu’à 240 milliards de dollars, a proposé en octobre 2020 un compromis composé de deux piliers.
La proposition de l’OCDE représente une avancée potentiellement majeure, car elle repose sur deux piliers qui intègrent pour la première fois les alternatives de l’impôt minimum et de la taxation unitaire des firmes transnationales. Le diable se cache toutefois dans les détails.
Le premier pilier de la proposition de l’OCDE vise la taxation unitaire d’une partie des profits de certaines firmes transnationales. Il cible quelque 2 300 firmes transnationales numériques et de « grande consommation » dont le chiffre d’affaires est supérieur à 750 millions de dollars et dont le taux de rentabilité est supérieur à 10 % – ce qui représente une gamme beaucoup plus large que les seuls géants du numérique, mais ne concerne qu’une minorité de la centaine de milliers de firmes transnationales qui existent dans le monde.
La taxation unitaire proposée par l’OCDE distingue en outre les profits « de routine » et « résiduels » de ces entreprises, dans le but de ne soumettre à la taxation unitaire que les « bénéfices résiduels » situés au-delà d’un seuil de rentabilité considéré comme normal. C’est pourquoi les recettes escomptées par l’OCDE pour ce premier pilier ne représentent que 5 à 12 milliards de dollars à l’échelle mondiale.
Enfin, l’OCDE propose dans ce premier pilier de taxer les profits des firmes dans les pays où elles vendent leurs produits et services plutôt que dans ceux où ils sont fabriqués – ce qui privilégie les marchés de consommation (en majorité les pays développés) au détriment des pays de production (en majorité les pays en développement) [9]. L’Administration Trump avait néanmoins refusé de soutenir ce premier pilier et exigé que les entreprises américaines en soient exemptées.
Le deuxième pilier de la proposition de l’OCDE est quant à lui fondé sur la règle de l’« inclusion du revenu » et sur celle relative aux « paiements insuffisamment imposés ». Il prévoit l’instauration d’un taux d’impôt minimum mondial de 12,5 % sur les profits des 2 300 entreprises numériques et de grande consommation. Selon l’OCDE, une telle mesure permettrait aux États de récupérer entre 42 et 70 milliards de dollars de recettes fiscales à l’échelle mondiale.
S’inspirant de l’impôt minimum instauré aux États-Unis dans le cadre de la réforme fiscale adoptée en décembre 2017 [10], ce deuxième pilier avait les faveurs de l’Administration Trump, mais l’Union européenne refusait d’accepter un seul des deux piliers. Les négociations furent dès lors reportées à 2021, dans l’attente du résultat des élections aux États-Unis.
Alors que les négociations semblaient dans l’impasse, l’élection de Joe Biden à la présidence des États-Unis a changé la donne. Après avoir levé le veto de l’Administration Trump qui souhaitait permettre aux entreprises américaines d’être exemptées du mécanisme de taxation unitaire du premier pilier de l’OCDE, l’Administration Biden a communiqué le 8 avril 2021 une proposition alternative à celle de l’OCDE aux États participant au « cadre inclusif » [11]. Elle repose sur la réforme fiscale envisagée aux États-Unis et qui se fonde sur six principes, dont les principaux visent une augmentation de l’impôt théorique et de l’impôt minimum sur les sociétés aux États-Unis, liée à une réforme du système international de taxation des firmes transnationales pour mettre fin à la course au moins-disant fiscal [12].
Afin de financer un plan de relance de 2 000 milliards de dollars au cours des huit prochaines années, l’Administration Biden souhaite relever aux États-Unis l’impôt théorique de l’impôt des sociétés à 28 % et l’impôt minimum à 21 %. Craignant que ces mesures n’incitent les firmes américaines à délocaliser leurs profits pour éviter cette taxation plus élevée, elle propose un compromis aux autres pays. D’une part, l’Administration Biden accepte que les États-Unis participent au mécanisme de taxation unitaire du premier pilier de la réforme proposée par l’OCDE, mais en ciblant les 100 principales firmes transnationales dont le chiffre d’affaires consolidé dépasse 2 milliards de dollars, plutôt que les 2 300 de l’OCDE. D’autre part, elle propose un taux d’impôt minimum mondial de 21 % plutôt que les 12,5 % proposés dans le deuxième pilier du projet de réforme de l’OCDE. Un tel taux minimum pourrait générer des recettes fiscales supplémentaires de 300 milliards de dollars pour les États à l’échelle mondiale [13].
Autrement dit, en échange d’une partie des recettes de la taxation des géants américains du numérique, l’Administration Biden propose à l’Union européenne et aux autres pays de l’OCDE d’adopter à l’échelle mondiale le taux minimum de 21 % qui lui permettrait de financer son plan de relance sans craindre des délocalisations vers les paradis fiscaux. Concrètement, si une firme américaine décidait de délocaliser ses profits en Irlande pour n’y payer que le taux d’impôt théorique en vigueur de 12,5 %, les États-Unis pourraient lui imposer un impôt de 8,5% pour qu’elle s’acquitte du taux minimum de 21 % – ce qui rendrait inutile cette délocalisation des profits en Irlande pour des raisons fiscales. Si cette proposition était acceptée, les gagnants seraient les États-Unis et les autres pays industrialisés victimes de l’évasion fiscale, et les perdants seraient les 100 principales firmes transnationales et les paradis fiscaux, dont le modèle économique consistant à attirer les profits de ces grandes firmes par des taux d’impôt dérisoires deviendrait inopérant.
La proposition de l’Administration Biden est ambitieuse à plus d’un titre. D’une part, elle pourrait mettre fin à la course au moins-disant fiscal qui réduit les recettes des États, qui en ont bien besoin pour financer la reconstruction post-Covid et la transition écologique et sociale. D’autre part, elle permettrait d’appliquer le principe de transparence fiscale et de taxation unitaire des firmes transnationales, seul moyen de mettre fin aux stratégies agressives d’optimisation fiscale dont raffolent particulièrement les géants du numérique. En outre, elle laisse espérer un accord à l’OCDE dès l’été 2021.
Un tel accord nécessite toutefois de contourner plusieurs obstacles politiques. D’une part, l’Administration Biden a besoin de l’accord du Congrès des États-Unis pour appliquer sa réforme, ce qui n’est pas garanti. D’autre part, elle a besoin de l’accord des autres pays pour que sa proposition de réforme du système international de taxation des firmes transnationales soit adoptée à l’échelle mondiale. Or les pays qui, comme l’Irlande ou les Pays-Bas, profitent du système actuel vont immanquablement rechigner à l’accepter. Le risque est que le taux minimum de 21 % proposé par les États-Unis soit finalement réduit à un taux beaucoup plus faible suite aux pressions des paradis fiscaux, qui sont nombreux dans l’Union européenne et ailleurs dans le monde.
En outre, même si elle était acceptée, la proposition des États-Unis concernant le premier pilier de l’OCDE sur la taxation unitaire comporte plusieurs limites. Son champ d’application est en effet limité à une centaine de firmes et à leurs seuls profits « résiduels ». En outre, elle continue de reposer sur une clé de répartition fondée sur les marchés de consommation, qui privilégie les pays développés au détriment des pays en développement.
La position de l’Union européenne est décisive pour aboutir à un accord. Or il est à craindre qu’elle vide la proposition de l’Administration Biden de sa substance. Les États membres qui fondent leur modèle économique sur le dumping fiscal vont plaider pour un taux minimum beaucoup plus faible. Par ailleurs, en exigeant que les deux piliers soient liés pour aboutir à un accord global à l’OCDE, l’Union européenne risque d’empêcher tout accord, d’autant que la réforme du premier pilier risque de nécessiter une réforme des traités qui nécessite l’unanimité et que les paradis fiscaux n’auront dès lors guère de peine à bloquer.
Il y a néanmoins des raisons d’espérer. L’Union européenne est en effet occupée à réformer son propre système fiscal. Le financement de l’emprunt commun de 750 milliards d’euros destiné au plan « Next Generation EU » pour la reconstruction post-Covid nécessite de mobiliser des ressources propres. Le Parlement européen a ainsi donné son feu vert à la proposition de la Commission européenne en septembre 2020, en demandant au Conseil de lier l’emprunt commun à la mobilisation de ressources propres de l’Union européenne [14]. Outre la taxation des déchets plastiques non recyclés mise en œuvre dès 2021, ces ressources propres concernent la taxation des services numériques et l’instauration d’un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (pour le 1er janvier 2023), ainsi que l’application d’une taxe sur les transactions financières (pour le 1er janvier 2024) et la mise en place d’une assiette commune consolidée de l’impôt sur les profits des sociétés (pour le 1er janvier 2026). Or l’Union européenne aurait intérêt à coopérer avec les Etats-Unis et les autres pays de l’OCDE pour faciliter la concrétisation de plusieurs de ces projets.
Une seconde raison d’espérer réside dans la volonté de l’Union européenne de renforcer la transparence fiscale. Le Conseil, qui bloquait depuis 2016 le projet de directive visant la comptabilité pays par pays des entreprises, a enfin trouvé une majorité suffisante en février dernier. Les négociations avec le Parlement européen ont ainsi pu débuter. Certes, trois éléments du projet de directive risquent d’en limiter la portée. Premièrement, le projet de directive ne concerne que les entreprises dont le chiffre d’affaires est supérieur à 750 millions d’euros – soit moins de 15 % des entreprises européennes, mais une part néanmoins nettement plus élevée de leurs bénéfices. Deuxièmement, elle intègre une clause de confidentialité permettant aux entreprises de ne pas divulguer pendant six ans des informations qu’elles jugent « commercialement sensibles » – ce qui ouvre la porte aux échappatoires. Troisièmement, le projet de directive limite la publication des informations fiscales aux filiales localisées dans l’Union européenne et dans quelques autres pays de la liste des paradis fiscaux de l’UE – en ne demandant que des informations agrégées pour le reste du monde. Il n’en reste pas moins que ce projet de directive peut encore être amélioré et qu’il participe au mouvement international pour davantage de transparence et de justice fiscale, dont fait partie la proposition de l’Administration Biden.
L’Union européenne aurait en outre intérêt à instaurer un impôt minimum européen sur les sociétés, afin d’enrayer la course au moins-disant fiscal qui mine la construction européenne et de mobiliser des recettes supplémentaires pour financer le Green Deal. Alors qu’un relèvement du taux d’impôt des sociétés est envisagé non seulement aux Etats-Unis, mais aussi au Royaume-Uni – où le gouvernement a annoncé vouloir augmenter le taux d’impôt des sociétés de 19 % à 25 % à l’horizon 2023 –, l’Union européenne aurait tort de répéter les erreurs du passé. Le retour de l’austérité et le maintien de l’injustice fiscale auraient des conséquences économiques et sociales néfastes qui ne manqueraient pas d’affaiblir les démocraties européennes et les marges de manœuvre pour financer la reconstruction post-Covid et le Green Deal.
Source : CNCD
[1] FMI, « Corporate Tax Rates : How Long Can You Go », IMF Blog, 15 juillet 2019.
[2] E. Asen, « Corporate Income Tax Rate in Europe », 16 avril 2020.
[3] T. R. Tørsløv, L. S. Wier et G. Zucman, « The missing profits of nations », NBER Working Paper Series, n°24701, juin 2018.
[4] J. Damgaard, T. Elkjaer et N. Johannesen, « The Rise of Phantom Investment », Finance & Development, vol. 56, n°3, septembre 2019.
[5] Global Alliance for Tax Justice, Public Services International et Tax Justice Network, « Justice fiscale : Etat des lieux 2020. La justice fiscale à l’ère du Covid-19 », novembre 2020.
[6] E. Crivelli, R. De Mooij et M. Keen, « Base Erosion, Profit Shifting and Developing Countries », IMF Working Paper, mai 2015.
[7] OCDE, Addressing Base Erosion and Profit Shifting, OECD Publishing, 2013.
[8] FMI, « Corporate Taxation in the Global Economy », IMF Policy Paper, mars 2019.
[9] Précisons toutefois que les pays à faible revenu bénéficieraient d’une part plus importante de leurs recettes actuelles de l’impôt des sociétés.
[10] La réforme fiscale adoptée par l’Administration Trump en décembre 2017 impliquait une baisse de l’impôt des sociétés de 35 % à 21 %, mais aussi l’instauration d’un impôt minimum de 10,5 à 13 % sur les revenus de propriété intellectuelle sous-taxés à l’étranger, baptisé GILTI (Global Intangible Low-Tax Incomes).
[11] « US offers new plan in global corporate tax talks », Financial Times, 8 avril 2021.
[12] US Department of the Treasury, « The Made in America Tax Plan », avril 2021.
[13] A. Cobham, « $300bn in new tax revenues ? Weighing the US intervention in global tax reform », Tax Justice Network, 8 avril 2021.
[14] Parlement européen, « European Parliament legislative resolution on the draft Council decision on system of own resources of the European Union », 16 September 2020.
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