2 mai 2018 par Eric Toussaint , Meera Srinivasan
Éric Toussaint, porte-parole du CADTM
L’interview a été publiée le 17 avril 2018 par The Hindu, un des deux principaux quotidiens de langue anglaise en Inde [1]. Il est diffusé à plus d’un million d’exemplaires [2].
Ce sont les régulateurs, les gouvernements qui sont responsables, déclare Éric Toussaint du Comité pour l’annulation des dettes illégitimes.
Les récentes bulles apparues sur les marchés boursiers et financiers annoncent une crise financière imminente, qui serait probablement plus forte et plus dangereuse que par le passé, selon Éric Toussaint, historien, politologue et porte-parole du Comité pour l’annulation des dettes illégitimes (CADTM).
Dans une interview donnée à The Hindu, Mr Toussaint, qui était récemment au Sri Lanka pour un séminaire régional sur la dette
Dette
Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
, a parlé des risques des banques qui s’engagent dans des activités spéculatives.
Accusant les autorités de contrôle d’être « très indulgentes » envers les banques, il a déclaré que les gouvernements et les autorités de contrôle sont censés moraliser le système bancaire, séparer les banques commerciales
Banques commerciales
Banque commerciale
Banque commerciale ou banque de dépôt : Établissement de crédit effectuant des opérations de banque avec les particuliers, les entreprises et les collectivités publiques consistant à collecter des fonds pour les redistribuer sous forme de crédit ou pour effectuer à titre accessoire des opérations de placements. Les dépôts du public bénéficient d’une garantie de l’État. Une banque de dépôt (ou banque commerciale) se distingue d’une banque d’affaires qui fait essentiellement des opérations de marché. Pendant plusieurs décennies, suite au Glass Steagall Act adopté pendant l’administration Roosevelt et aux mesures équivalentes prises en Europe, il était interdit aux banques commerciales d’émettre des titres, des actions et tout autre instrument financier.
des banques d’affaires
Banques d'affaires
Banque d'affaires
Société financière dont l’activité consiste à effectuer trois types d’opérations : du conseil (notamment en fusion-acquisition), de la gestion de haut de bilan pour le compte d’entreprises (augmentations de capital, introductions en bourse, émissions d’emprunts obligataires) et des placements sur les marchés avec des prises de risque souvent excessives et mal contrôlées. Une banque d’affaires ne collecte pas de fonds auprès du public, mais se finance en empruntant aux banques ou sur les marchés financiers.
, mettre fin aux salaires et bonus exorbitants et finalement financer l’économie réelle. « Au lieu de quoi … tout ce que l’on a eu est une longue liste de détournements qui ont été mis en lumière par une série de faillites bancaires et de grosses arnaques. »
Le CADTM est un réseau international d’activistes travaillant à l’annulation des dettes illégitimes. Son secrétariat international est basé en Belgique et au Maroc, le réseau est présent dans plus de 30 pays répartis sur 4 continents. Ses activistes travaillent à développer des alternatives pour aider les communautés à s’attaquer à l’accumulation de dette, avec une attention particulière pour le Sud global. Bancocratie, le livre de Mr Toussaint publié en 2015 en Inde [3], attire l’attention générale par son analyse du rôle des banques et des gouvernements dans l’augmentation des dettes publiques.
Aujourd’hui, il met en garde contre une « nouvelle crise », conséquence d’une série d’erreurs d’appréciation en politique ces dernières années.
Les banques centrales – la Réserve fédérale américaine, la Banque centrale européenne
BCE
Banque centrale européenne
La Banque centrale européenne est une institution européenne basée à Francfort, créée en 1998. Les pays de la zone euro lui ont transféré leurs compétences en matières monétaires et son rôle officiel est d’assurer la stabilité des prix (lutter contre l’inflation) dans la dite zone.
Ses trois organes de décision (le conseil des gouverneurs, le directoire et le conseil général) sont tous composés de gouverneurs de banques centrales des pays membres et/ou de spécialistes « reconnus ». Ses statuts la veulent « indépendante » politiquement mais elle est directement influencée par le monde financier.
, la Banque d’Angleterre, la Banque du Japon – ont mis en place une politique d’Assouplissement Quantitatif (Quantitative Easing) en injectant beaucoup de liquidités
Liquidité
Liquidités
Capitaux dont une économie ou une entreprise peut disposer à un instant T. Un manque de liquidités peut conduire une entreprise à la liquidation et une économie à la récession.
dans les banques et en achetant des produits « très toxiques », telles que des créances
Créances
Créances : Somme d’argent qu’une personne (le créancier) a le droit d’exiger d’une autre personne (le débiteur).
hypothécaires titrisées et des titres adossés à des actifs
Actif
Actifs
En général, le terme « actif » fait référence à un bien qui possède une valeur réalisable, ou qui peut générer des revenus. Dans le cas contraire, on parle de « passif », c’est-à-dire la partie du bilan composé des ressources dont dispose une entreprise (les capitaux propres apportés par les associés, les provisions pour risques et charges ainsi que les dettes).
(Mortgage Backed Securities, Asset Backed Securities).
Alors que les banques centrales achetaient de tels produits, donnant aux banques « beaucoup d’argent » en contrepartie, les banques ne l’ont pas prêté à des producteurs ou aux ménages. À la place, elles l’ont utilisé pour d’autres activités spéculatives menant à une « nouvelle bulle » sur les marchés boursiers, depuis environ quatre ans.
« Il est absolument évident que la capitalisation boursière est totalement exagérée, qu’elle ne correspond pas à la valeur réelle des actifs des grosses corporations. Tôt ou tard, il y aura une nouvelle crise financière », dit-il.
La dette privée
Notre défi est d’améliorer et de matérialiser le caractère public du secteur bancaire ; et en Inde, il faut défendre le secteur bancaire public et le modifier en profondeur
Il y a également une grande inquiétude au sujet de la dette privée de grosses corporations financières et non-financières, dont l’endettement a énormément augmenté ces dernières années. « Il y a une nouvelle bulle dans ce segment du marché financier
Marchés financiers
Marché financier
Marché des capitaux à long terme. Il comprend un marché primaire, celui des émissions et un marché secondaire, celui de la revente. À côté des marchés réglementés, on trouve les marchés de gré à gré qui ne sont pas tenus de satisfaire à des conditions minimales.
et c’est une autre possibilité de crise. » (Voir : La montagne de dettes privées des entreprises sera au cœur de la prochaine crise financière ; Tout va très bien madame la marquise ; Pays dits émergents : la dette privée pourrait provoquer une crise de dette souveraine)
Sur la crise du secteur bancaire en Inde et la demande de certaines parties d’une privatisation accrue, Mr Toussaint a dit que le problème ne vient pas du caractère public des banques, mais du fait qu’elles ont adopté un comportement similaire à celui des banques du secteur privé.
La « socialisation des banques »
Mr Toussaint prône la « socialisation des banques » où les citoyens, les employés de banque et les autorités locales contrôlent les activités de la banque. « Les banques publiques devraient intervenir dans l’économie locale et l’aider à se développer et s’adapter aux besoins de la population. »
Sur le microcrédit et sa présence en Amérique latine, en Afrique et en Asie, il a dit qu’il y a une énorme campagne de propagande et un soutien institutionnel très puissant, directement de la Banque mondiale
Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.
En 2022, 189 pays en sont membres.
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à la plupart des gouvernements nationaux, en faveur de la microfinance.
D’après ses recherches, il a découvert qu’il y a plus de 120 millions d’emprunteurs de prêts de microcrédit, dont 81% sont des femmes.
« Ma visite au Sri Lanka… m’a montré à quelle vitesse l’industrie du microcrédit a développé ses activités dans le pays après la fin de la guerre en 2009 [4] et quelle brutalité elle pouvait exercer ; il est impossible aux gens de rembourser une dette s’ils doivent payer des taux d’intérêts de 40 à 60%. » (Voir : Témoignage accablant sur les victimes du microcrédit)
Meera Srinivasan : Dans votre livre Bancocracie, publié en 2015, vous parlez de la façon dont les banques et les gouvernements à travers le monde s’entendent pour augmenter la dette publique de façon dramatique. Comment considérez-vous la crise maintenant ?
D’abord, il est très clair que les grandes banques aux États-Unis, en Amérique du Nord, en Europe de l’Ouest n’ont pas purgé leurs actifs. Elles étaient censées nettoyer leurs bilans comptables en réduisant les produits toxiques qu’ils contenaient, réduire leurs créances douteuses et augmenter le rapport entre leurs fonds propres
Fonds propres
Capitaux apportés ou laissés par les associés à la disposition d’une entreprise. Une distinction doit être faite entre les fonds propres au sens strict appelés aussi capitaux propres (ou capital dur) et les fonds propres au sens élargi qui comprennent aussi des dettes subordonnées à durée illimitée.
et leurs actifs totaux. En réalité, elles n’ont pas pris les décisions nécessaires pour ce faire et pour arrêter une activité spéculative très dangereuse. Les autorités de contrôle étaient censées renforcer leur contrôle sur les banques, mais nous avons vu ces deux dernières années qu’elles ont été très laxistes envers les banques. Les gouvernements et les autorités de contrôle étaient censées moraliser le système bancaire, séparer les banques commerciales des banques d’investissement
Banques d’investissement
Banque d’investissement
Société financière dont l’activité consiste à effectuer trois types d’opérations : du conseil (notamment en fusion-acquisition), de la gestion de haut de bilan pour le compte d’entreprises (augmentations de capital, introductions en bourse, émissions d’emprunts obligataires) et des placements sur les marchés avec des prises de risque souvent excessives et mal contrôlées. Une banque d’affaires ne collecte pas de fonds auprès du public, mais se finance en empruntant aux banques ou sur les marchés financiers.
, mettre fin aux salaires et bonus exorbitants et finalement les amener à financer l’économie réelle. Au lieu d’une moralisation du système bancaire, tout ce que nous avons eu est une longue liste de détournements et de spéculations qui ont été mis en lumière par une série de faillites et de grosses arnaques.
Sous la présidence d’Obama, le Congrès américain a adopté une loi, la loi Dodd-Franck, afin de renforcer la régulation et le contrôle des banques états-uniennes. Et maintenant Trump la démantèle et fait disparaître les quelques règles et mesures régulatrices prises dans le cadre de la loi Dodd-Franck.
Ensuite, les banques centrales – la Réserve fédérale américaine, la Banque centrale
Banque centrale
La banque centrale d’un pays gère la politique monétaire et détient le monopole de l’émission de la monnaie nationale. C’est auprès d’elle que les banques commerciales sont contraintes de s’approvisionner en monnaie, selon un prix d’approvisionnement déterminé par les taux directeurs de la banque centrale.
européenne, la Banque d’Angleterre, la Banque du Japon – ont mis en place une politique d’Assouplissement Quantitatif (QE) : cela consiste à injecter beaucoup de liquidités dans les banques, à acheter des produits très toxiques, telles que des créances hypothécaires titrisées (MBS en anglais) et des titres adossés à des actifs (ABS en anglais). Les banques centrales ont acheté ces produits aux banques et leur ont donné beaucoup d’argent en retour. Mais ces banques ne l’ont pas utilisé pour le prêter aux producteurs, aux petits ou moyens producteurs ou aux ménages. Elles utilisent cet argent pour augmenter leurs activités spéculatives, par exemple pour racheter leurs propres actions
Action
Actions
Valeur mobilière émise par une société par actions. Ce titre représente une fraction du capital social. Il donne au titulaire (l’actionnaire) le droit notamment de recevoir une part des bénéfices distribués (le dividende) et de participer aux assemblées générales.
en bourse
Bourse
La Bourse est l’endroit où sont émises les obligations et les actions. Une obligation est un titre d’emprunt et une action est un titre de propriété d’une entreprise. Les actions et les obligations peuvent être revendues et rachetées à souhait sur le marché secondaire de la Bourse (le marché primaire est l’endroit où les nouveaux titres sont émis pour la première fois).
. Cela a conduit au développement d’une nouvelle bulle sur les marchés boursiers depuis environ quatre ans. Il y a un risque réel d’un nouvel effondrement boursier. Il est difficile de prédire quand cela va arriver, mais il est absolument évident que la capitalisation boursière est totalement exagérée, qu’elle ne correspond pas à la valeur réelle des actifs des grosses entreprises. Tôt ou tard, il y aura une nouvelle crise financière. Il y a également une grande inquiétude au sujet de la dette privée des grandes entreprises financières (principalement les banques et les assurances) et non-financières. La dette de ces entreprises a énormément augmenté ces dernières années, et donc il y a une autre bulle dans le segment des marchés obligataires. Ces obligations
Obligations
Obligation
Part d’un emprunt émis par une société ou une collectivité publique. Le détenteur de l’obligation, l’obligataire, a droit à un intérêt et au remboursement du montant souscrit. L’obligation est souvent l’objet de négociations sur le marché secondaire.
(corporate bonds en anglais) sont émises par les grandes entreprises afin d’emprunter de l’argent à long terme. L’éclatement de cette bulle dans le financier obligataire constitue une autre possibilité de crise. Le dernier grand effondrement du marché obligataire a eu lieu en 1987 [5]. Dans l’avenir, nous allons probablement connaître une crise dans ce secteur, qui sera peut-être plus puissante et plus dangereuse que ce qui s’est passé alors.
Meera Srinivasan : Pour en venir au Comité pour l’annulation des dettes illégitimes (CADTM) et au travail que vous avez réalisé. Vous dites qu’une bonne partie de la dette existante est illégitime, en prenant en compte l’usage qui est fait des fonds, s’ils sont utilisés selon les besoins de la majorité de la population. Quand on prend la question de la dette, au niveau international ou national, les gouvernements ou les banques sont rarement disposés à partager l’information, elle est parfois protégée par une législation qui protège le secret bancaire et la confidentialité. Ils ne sont pas très transparents au sujet de l’utilisation de l’argent en Inde, ce n’est qu’après la loi sur le droit à l’information (Right To Information Act), en 2005, que les citoyens sont en mesure d’exiger des informations. Comment pouvons-nous nous faire une idée raisonnable de cette dette illégitime ?
En tant que CADTM, notre défi est d’aider les citoyens à essayer d’interroger l’accumulation de dette afin d’arriver à une conclusion quant à la légitimité ou à l’illégitimité de la dette
Il y a beaucoup d’instruments pour obtenir l’information, même s’il est clair que les banques et les autorités publiques essaient d’éviter la divulgation de tels détails. Néanmoins, vous pouvez trouver beaucoup d’informations sur Internet. Le problème est d’interpréter correctement l’information donnée sur les sites des banques centrales. Nous pouvons aussi utiliser l’information donnée par les départements de recherche de plusieurs grandes banques, compagnies d’investissement et firmes d’audit comme KPMG, PwC, etc. Le défi est de convaincre de plus en plus de citoyens de la nécessité d’essayer de comprendre comment la dette est utilisée dans quel but, à quels taux d’intérêt
Taux d'intérêt
Quand A prête de l’argent à B, B rembourse le montant prêté par A (le capital), mais aussi une somme supplémentaire appelée intérêt, afin que A ait intérêt à effectuer cette opération financière. Le taux d’intérêt plus ou moins élevé sert à déterminer l’importance des intérêts.
Prenons un exemple très simple. Si A emprunte 100 millions de dollars sur 10 ans à un taux d’intérêt fixe de 5 %, il va rembourser la première année un dixième du capital emprunté initialement (10 millions de dollars) et 5 % du capital dû, soit 5 millions de dollars, donc en tout 15 millions de dollars. La seconde année, il rembourse encore un dixième du capital initial, mais les 5 % ne portent plus que sur 90 millions de dollars restants dus, soit 4,5 millions de dollars, donc en tout 14,5 millions de dollars. Et ainsi de suite jusqu’à la dixième année où il rembourse les derniers 10 millions de dollars, et 5 % de ces 10 millions de dollars restants, soit 0,5 millions de dollars, donc en tout 10,5 millions de dollars. Sur 10 ans, le remboursement total s’élèvera à 127,5 millions de dollars. En général, le remboursement du capital ne se fait pas en tranches égales. Les premières années, le remboursement porte surtout sur les intérêts, et la part du capital remboursé croît au fil des ans. Ainsi, en cas d’arrêt des remboursements, le capital restant dû est plus élevé…
Le taux d’intérêt nominal est le taux auquel l’emprunt est contracté. Le taux d’intérêt réel est le taux nominal diminué du taux d’inflation.
, qui exactement reçoit l’argent, quelles sont les conditionnalités
Conditionnalités
Ensemble des mesures néolibérales imposées par le FMI et la Banque mondiale aux pays qui signent un accord, notamment pour obtenir un aménagement du remboursement de leur dette. Ces mesures sont censées favoriser l’« attractivité » du pays pour les investisseurs internationaux mais pénalisent durement les populations. Par extension, ce terme désigne toute condition imposée en vue de l’octroi d’une aide ou d’un prêt.
imposées par des institutions multilatérales comme la Banque Mondiale, la BAD, le FMI
FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.
À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).
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. Il est important d’analyser ces contrats et les conditions imposées par les créanciers, et de comprendre le sens réel des politiques mises en œuvre par les gouvernements. Ils peuvent dire : « Nous empruntons de l’argent pour cette raison », quand ils l’utilisent en fait pour une autre raison. En tant que membres du CADTM, notre défi est d’aider les citoyens à essayer d’interroger l’accumulation de dette afin d’arriver à une conclusion quant à la légitimité ou à l’illégitimité de la dette.
Le CADTM a publié un manuel d’audit de la dette à l’usage du citoyen
Par exemple, en collaboration avec la Présidente du Parlement grec, le CADTM a coordonné le comité pour la vérité sur la dette publique en Grèce. Le CADTM, en tant que réseau international, a publié un manuel d’audit de la dette à l’usage du citoyen (Voir Audit citoyen de la dette - Expériences et méthodes), a participé à l’audit de la dette en Équateur en 2007-2008, et ensuite au Paraguay en 2008. En Espagne, nous travaillons avec les nouvelles forces politiques qui émanent des mobilisations citoyennes, tel que le mouvement des Indignés qui s’est organisé autour des places publiques en 2011. Après avoir battu les partis traditionnels lors de nombreuses élections municipales, ces forces sont prêtes à faire appliquer les audits de dette citoyens. En dépit de la bonne volonté de ces nouvelles forces politiques, nous sommes convaincus que cet objectif ne peut être mis en œuvre que sous la pression de mouvements populaires ; c’est le sens de notre travail là-bas.
Le niveau massif de dette publique réduit la capacité des autorités publiques de garantir aux citoyens la satisfaction de droits humains au niveau de l’éducation, de la santé, de la sécurité de l’emploi. Par conséquent, s’attaquer au problème des énormes montants d’argent public utilisés pour rembourser la dette est vital si l’on veut libérer des parties considérables du budget pour satisfaire les besoins de la population.
Meera Srinivasan : Vous dites que les montants énormes de la dette publique affaiblissent les institutions publiques, la gouvernance, etc. Pourriez-vous dire un mot de possibles répercussions politiques de cette tendance ? Ces dernières années, dans beaucoup d’endroits en Europe et ailleurs, nous voyons des forces ultra nationalistes gagner du terrain. Y a-t-il un lien entre la crise financière, l’affaiblissement des institutions publiques dû à l’accumulation de la dette et l’ultra-droite ?
Quand les forces réellement progressistes essayent d’expliquer une autre alternative aux citoyens, elles peuvent rassembler un soutien important
Oui, il est clair qu’il y a un lien. En même temps, je ne suis pas sûr que la tendance générale est toujours en faveur des politiques de droite. Ça dépend de la situation. En Europe et en Amérique du Nord, il est clair que la majorité des citoyens n’est pas satisfaite des partis traditionnels.
Des partis d’extrême droite réussissent à recueillir le soutien populaire en dénonçant la situation actuelle et en proposant des politiques nationalistes, chauvines, racistes et anti-migrants. Mais en même temps, quand les forces réellement progressistes essayent d’expliquer une autre alternative aux citoyens, elles peuvent rassembler un soutien important. Un exemple en est la campagne de Jeremy Corbyn en Grande-Bretagne l’année dernière. Les Tories ont hâté les élections pensant obtenir la victoire un an après le Brexit. En tant que militant de la gauche du Labour, Corbyn a proposé une politique radicale de nationalisation des chemins de fer, des services postaux, de recherche de solution au problème de la dette estudiantine, de la dette des municipalités et de défense d’une position antiraciste, internationaliste. Les votes en faveur du Labour ont augmenté et il a gagné 30 sièges au parlement, tandis que Theresa May en perdait 13 ! Maintenant la Gauche gagne du terrain en Grande-Bretagne et pas les partis de droite.
Aux États-Unis, la situation était contradictoire. Si le parti démocrate avait décidé de soutenir Bernie Sanders comme candidat à la présidence, il aurait gagné l’élection face à Trump. Aux yeux du peuple, Hilary Clinton représentait l’ordre établi. Trump représentait une possibilité de changement et Sanders aussi ; si Sanders avait été choisi par le parti démocrate, il aurait certainement été victorieux, étant donné que son engagement en faveur du peuple est clairement plus authentique que les gesticulations théâtrales de Trump.
Il est clair que les ainsi dénommées campagnes de la droite populistes gagnent du terrain à cause de l’évolution scandaleuse de la finance et de l’influence des grandes entreprises privées et des banquiers sur les partis traditionnels. Mais la situation n’est pas autant en faveur de la droite quand la gauche est capable de présenter une autre perspective. Alors, la gauche a vraiment la possibilité de l’emporter.
Meera Srinivasan : À la suite de la crise du secteur bancaire en Inde, marquée par d’énormes escroqueries à hauteur de milliards de dollars, de nombreux économistes et décideurs politiques soutiennent que le moment n’a jamais été mieux choisi pour pousser la privatisation du secteur bancaire. Pensez-vous que cela pourrait marcher ?
Le problème ne vient pas du caractère public de ces banques, mais du fait qu’elles ont adopté un comportement similaire à celui des banques du secteur privé
Le vrai problème est que les banques publiques actuelles n’agissent pas en faveur de la majorité de la population. Le problème ne vient pas du caractère public de ces banques, mais du fait qu’elles ont adopté un comportement similaire à celui des banques du secteur privé. Elles ne prennent pas sur elles la responsabilité du service au public. Et il y a un manque de contrôle citoyen sur le secteur bancaire public. Le secteur bancaire public, comme le secteur bancaire privé, est en faveur du secret des affaires et ne veut pas être contrôlé. Le défi pour nous est d’améliorer et de matérialiser le caractère public du secteur bancaire ; et dans le cas de l’Inde, de défendre le secteur bancaire public, mais de le modifier en profondeur. Il devrait cesser les activités spéculatives et le clientélisme. Il devrait accorder des prêts aux ménages, aux autorités municipales pour des projets utiles à l’amélioration de l’économie et des conditions de vie de la population. Je préconise la socialisation des banques. Cela signifie que les citoyens, les employés de banque et les autorités locales devraient contrôler les activités des banques. Les banques publiques devraient intervenir dans l’économie locale et l’aider à se développer et répondre aux besoins de la population.
Meera Srinivasan : Au Sri Lanka, il y a une conscience accrue du microcrédit et de l’endettement. Est-ce une tendance dans le Sud global ? Cela semble très répandu en Asie du Sud.
L’industrie du microcrédit : plus de 120 millions d’emprunteurs du microcrédit et 81 pour cent sont des femmes
Le microcrédit étend ses activités en Amérique latine, en Afrique, en Asie, partout dans le Sud global. Il y a une énorme campagne de propagande et un soutien institutionnel très puissant, directement de la Banque mondiale à la plupart des gouvernements nationaux, en faveur de la microfinance, qui est présentée comme la solution pour les pauvres à travers leur lien au marché. Les grandes banques privées sont de plus en plus engagées dans le microcrédit. On peut vraiment parler d’une industrie du microcrédit. Il est développé internationalement, soutenu et organisé. Vous avez maintenant plus de 120 millions d’emprunteurs de prêts de microcrédit et 81 pour cent sont des femmes.
Meera Srinivasan : Mais pourquoi est-il plus répandu dans le Sud global, presque comme s’il ciblait ces pays qui aspirent à se développer ?
À l’échelle globale, deux milliards d’adultes n’ont pas encore de compte en banque, et la plupart d’entre eux vivent dans le Sud global. La microfinance vise à connecter ces adultes aux marchés financiers. Le microcrédit est le lien pour les connecter à la globalisation
Globalisation
(voir aussi Mondialisation) (extrait de Chesnais, 1997a)
Origine et sens de ce terme anglo-saxon. En anglais, le mot « global » se réfère aussi bien à des phénomènes intéressant la (ou les) société(s) humaine(s) au niveau du globe comme tel (c’est le cas de l’expression global warming désignant l’effet de serre) qu’à des processus dont le propre est d’être « global » uniquement dans la perspective stratégique d’un « agent économique » ou d’un « acteur social » précis. En l’occurrence, le terme « globalisation » est né dans les Business Schools américaines et a revêtu le second sens. Il se réfère aux paramètres pertinents de l’action stratégique du très grand groupe industriel. Il en va de même dans la sphère financière. A la capacité stratégique du grand groupe d’adopter une approche et conduite « globales » portant sur les marchés à demande solvable, ses sources d’approvisionnement, les stratégies des principaux rivaux oligopolistiques, font pièce ici les opérations effectuées par les investisseurs financiers, ainsi que la composition de leurs portefeuilles. C’est en raison du sens que le terme global a pour le grand groupe industriel ou le grand investisseur financier que le terme « mondialisation du capital » plutôt que « mondialisation de l’économie » m’a toujours paru - indépendamment de la filiation théorique française de l’internationalisation dont je reconnais toujours l’héritage - la traduction la plus fidèle du terme anglo-saxon. C’est l’équivalence la plus proche de l’expression « globalisation » dans la seule acceptation tant soit peu scientifique que ce terme peut avoir.
Dans un débat public, le patron d’un des plus grands groupes européens a expliqué en substance que la « globalisation » représentait « la liberté pour son groupe de s’implanter où il le veut, le temps qu’il veut, pour produire ce qu’il veut, en s’approvisionnant et en vendant où il veut, et en ayant à supporter le moins de contraintes possible en matière de droit du travail et de conventions sociales »
de l’économie. C’est un outil pour les incorporer pleinement au système capitaliste ou au système commercial.
Meera Srinivasan : Quand nous avons parlé de l’ultra-droite, vous avez dit qu’il était possible pour les forces progressistes de présenter une alternative. Vous avez aussi dit plus tôt que les mouvements ouvriers et les syndicats doivent élargir leur lutte afin d’incorporer les questions de l’endettement.
Pour maintenir leur pouvoir d’achat, de plus en plus de gens s’endettent
Oui ! Nous, à gauche, sommes en déclin depuis que Thatcher et Reagan sont arrivés au pouvoir au début des années 1980. Il y a eu une offensive générale du grand capital contre les droits sociaux. La classe ouvrière traditionnelle a été affectée. De plus en plus d’ouvriers et d’employés ont un emploi très précaire. La partie des salariés, qui est employée dans le secteur formel, est une minorité dans la plupart des pays du Sud, vous le savez en Inde car le secteur informel de l’économie est largement dominant. Cette tendance est aussi vraie dans des pays comme les États-Unis et la majorité des pays d’Europe : les emplois précaires, les temps partiels augmentent. De plus en plus de gens sont endettés parce que les salaires diminuent. Pour maintenir leur pouvoir d’achat, de plus en plus de gens s’endettent.
C’était très clair, par exemple aux États-Unis, avec la crise des subprimes
Subprimes
Crédits hypothécaires spéciaux développés à partir du milieu des années 2000, principalement aux États-Unis. Spéciaux car, à l’inverse des crédits « primes », ils sont destinés à des ménages à faibles revenus déjà fortement endettés et étaient donc plus risqués ; ils étaient ainsi également potentiellement plus (« sub ») rentables, avec des taux d’intérêts variables augmentant avec le temps ; la seule garantie reposant généralement sur l’hypothèque, le prêteur se remboursant alors par la vente de la maison en cas de non-remboursement. Ces crédits ont été titrisés - leurs risques ont été « dispersés » dans des produits financiers - et achetés en masse par les grandes banques, qui se sont retrouvées avec une quantité énorme de titres qui ne valaient plus rien lorsque la bulle spéculative immobilière a éclaté fin 2007.
Voir l’outil pédagogique « Le puzzle des subprimes »
. Après l’explosion de la crise des subprimes en 2006-2007, 14 millions de familles endettées ont été expulsées de leur logement aux États-Unis.
Le défi des mouvements ouvriers est de prendre en compte la question de la dette privée des ménages car il est très difficile de s’engager dans des mouvements sociaux et des grèves pour des gens qui doivent rembourser leur dette
Ma visite au Sri Lanka m’a montré à quelle vitesse l’industrie du microcrédit a développé ses activités dans le pays après la fin de la guerre en 2009 et quelle brutalité elle pouvait exercer ; il est impossible aux gens de rembourser une dette s’ils doivent payer des taux d’intérêts de 40 à 60%. Accorder des micro-prêts à ce taux, c’est créer la condition d’un surendettement. Les gens doivent contracter plus de micro-prêts pour rembourser les précédents. C’est un cercle vicieux qui cause d’énormes problèmes aux victimes de cette situation, dont la majorité sont des femmes. Il est incroyable d’écouter les témoignages ; des femmes nous disent que des agences de microfinance accordent des prêts à des gens sans revenu. Il est impossible de rembourser une dette sans revenu, et donc ils vont perdre le peu de biens qu’ils peuvent avoir, s’ils ont une maison, un lopin de terre où ils cultivent des légumes, ils vont les perdre pour rembourser la dette.
Et dans le Nord global et dans le Sud global, le défi des mouvements ouvriers est de prendre en compte la question de la dette privée des ménages parce qu’il est très difficile de s’engager dans des mouvements sociaux et des grèves pour des gens qui se trouvent sous une énorme pression parce qu’ils doivent rembourser leur dette.
Traduit de l’anglais par Bertrand Fonteyn
[1] http://www.thehindu.com/business/Economy/sooner-or-later-there-will-be-a-new-financial-crisis/article23577190.ece
[4] La guerre civile du Sri Lanka opposa, officiellement de 1983 à 2009, le gouvernement du Sri Lanka dominé par la majorité cinghalaise bouddhiste, et les Tigres de libération de l’Îlam tamoul (LTTE), organisation séparatiste luttant pour la création du Tamil Eelam, un État indépendant dans l’est et le nord du pays, majoritairement peuplé de Tamouls de religion hindoue (18 % de la population du pays). Suivant des estimations effectuées en 2008, ce conflit a causé depuis 1972 plus de 70 000 morts, et plus de 140 000 personnes portées disparues. Source Wikipedia
Docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France.
Il est l’auteur des livres, Banque mondiale - Une histoire critique, Syllepse, 2022, Capitulation entre adultes : Grèce 2015, une alternative était possible, Syllepse, 2020, Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent, 2017 ; Bancocratie, ADEN, Bruxelles, 2014 ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet des livres AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège.
Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015 par la présidente du Parlement grec. Cette commission a fonctionné sous les auspices du parlement entre avril et octobre 2015.
Série : 1944-2024, 80 ans d’intervention de la Banque mondiale et du FMI, ça suffit !
La Banque mondiale n’a pas vu venir le printemps arabe et préconise la poursuite des politiques qui ont produit les soulèvements populaires11 septembre, par Eric Toussaint
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Équateur : De Rafael Correa à Guillermo Lasso en passant par Lenin Moreno4 septembre, par Eric Toussaint
30 août, par Eric Toussaint
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Équateur : Les résistances aux politiques voulues par la Banque mondiale, le FMI et les autres créanciers entre 2007 et 201116 août, par Eric Toussaint
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Les prêts empoisonnés de la Banque mondiale et du FMI à l’Équateur14 août, par Eric Toussaint
27 juillet, par Eric Toussaint
11 juillet, par Eric Toussaint
10 juillet, par Eric Toussaint
5 juillet, par Eric Toussaint , CADTM Belgique
Série : 1944-2024, 80 ans d’intervention de la Banque mondiale et du FMI, ça suffit !
L’ajustement structurel et le Consensus de Washington n’ont pas été abandonnés par la Banque mondiale et le FMI au début des années 20003 juillet, par Eric Toussaint
13 juin 2023, par Meera Srinivasan