3 octobre 2018 par Joseph Daher , Ahlem Belhadj
En Tunisie, des mobilisations importantes menée par des organisations féministes ont eu lieu ces dernières semaines pour réclamer une égalité totale au niveau des lois, notamment par rapport au Code tunisien du statut personnel (CSP). Le CSP consiste en une série dispositions juridiques encadrant les rapports maritaux entre l’homme et la femme et les questions d’héritage. Interview avec Ahlem Belhadj, militante féministe membre de l’Association Tunisienne des Femmes Démocrates.
Peux-tu nous parler des dernières mobilisations féministes et de leur dynamique ?
Depuis 1956, date de la promulgation du code du statut personnel, le 13 aout est la fête nationale des femmes en Tunisie. Cette année, quelques milliers de femmes et d’hommes, jeunes et moins jeunes, ont envahi l’avenue Habib Bourguiba pour défendre l’égalité et les libertés individuelles. L’appel a émané des associations féministes, dont l’association tunisienne des femmes démocrates, des organisations de défense des droits humains et plusieurs jeunes associations LGBTIQ.
La manifestation s’inscrit dans le long cheminement du mouvement féministe tunisien pour l’instauration de l’égalité entre les sexes. Elle fait suite à la bataille pour la constitutionnalisation des droits des femmes de 2011 à 2014. Les mouvements féministes réclamaient la reconnaissance de l’égalité entre les citoyennes et les citoyens dans un état civil basé sur des lois non charaïques. Mais l’harmonisation des lois avec la constitution rencontre encore beaucoup de résistance.
Le code du statut personnel devenu obsolète avec le temps fait l’objet d’un débat national houleux après le rapport de la commission des libertés individuelles et de l’égalité (Colibe) mis en place par la présidence et dirigée par la députée féministe Bochra Belhadj Hmida. Ce code comporte des mesures franchement discriminatoires inspirées de la charia : le mari comme chef de famille ; la tutelle paternelle des enfants sauf situation particulière ; l’obligation
Obligations
Obligation
Part d’un emprunt émis par une société ou une collectivité publique. Le détenteur de l’obligation, l’obligataire, a droit à un intérêt et au remboursement du montant souscrit. L’obligation est souvent l’objet de négociations sur le marché secondaire.
de la dot pour les mariages (même si elle est symbolique), et surtout la discrimination dans l’héritage.
Au-delà de l’égalité entre hommes et femmes, les revendications ont également porté sur le respect des libertés individuelles et en particulier sur la dépénalisation de l’homosexualité et la libre disposition du corps. L’alliance entre le mouvement féministe et le mouvement LGBTIQ est récente. Elle s’est traduite par plusieurs actions
Action
Actions
Valeur mobilière émise par une société par actions. Ce titre représente une fraction du capital social. Il donne au titulaire (l’actionnaire) le droit notamment de recevoir une part des bénéfices distribués (le dividende) et de participer aux assemblées générales.
communes et par la mise en place d’un collectif tunisien pour les libertés individuelles.
Quels obstacles rencontrent ces mobilisations ?
Le 11 aout, les islamistes parmi les plus durs ont organisé une marche contre ces réformes. Ils affirment que ces dernières sont en contradiction avec la religion et considèrent que l’égalité et les libertés individuelles menacent la société tunisienne musulmane et que le rapport de la Colibe est un appel à la Fitna (guerre civile pour des motifs religieux). Ils ont appelé à l’abandon de toutes les mesures en faveur de l’égalité dans l’héritage, la dot et se sont particulièrement opposés à tout ce qui relève de la libre orientation sexuelle.
Le parti Ennahdha, parti islamiste au pouvoir, n’a pas appelé officiellement à cette manifestation mais l’un de ses instigateurs est l’ancien ministre des affaires religieuses d’Ennahdha.
Les deux partis au pouvoir, Nidaa Tounes et Ennahdha, essayent de créer un climat de polarisation politique en vue des élections de 2019. Dans cette optique, l’instrumentalisation des droits des femmes est le sujet qui marche le mieux. Très déçue par la coalition avec les islamistes, Caïd Essebsi pour suivre les traces de Bourguiba et marquer l’histoire par l’instauration de l’égalité successorale, a besoin de tout l’électorat féminin qui a massivement voté pour lui pour pouvoir contrecarrer Ennahdha et. De son côté, Ennahdha joue sur la religion et sur l’identité pour que sa base oublie ses échecs.
La manifestation du 13 aout a brisé l’état de léthargie et de démobilisation des derniers mois suite à des déceptions multiples et aux crises économique et politique. Le gouvernement est désavoué par les siens, et le parti Nidaa Tounes du président Essebsi a éclaté en plusieurs morceaux avec une guerre de succession autour du fils d’Essebsi. La coalition nationale au pouvoir connait plusieurs conflits internes. La centrale syndicale de l’UGTT demande le départ du gouvernement face aux mesures néolibérales dictées par le FMI
FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.
À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).
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et la Banque mondiale
Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.
En 2022, 189 pays en sont membres.
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, dans un climat de une crise économique sans précèdent : inflation
Inflation
Hausse cumulative de l’ensemble des prix (par exemple, une hausse du prix du pétrole, entraînant à terme un réajustement des salaires à la hausse, puis la hausse d’autres prix, etc.). L’inflation implique une perte de valeur de l’argent puisqu’au fil du temps, il faut un montant supérieur pour se procurer une marchandise donnée. Les politiques néolibérales cherchent en priorité à combattre l’inflation pour cette raison.
à 7,2 %, taux d’endettement à 72 % du PIB
PIB
Produit intérieur brut
Le PIB traduit la richesse totale produite sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées.
Le Produit intérieur brut est un agrégat économique qui mesure la production totale sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées. Cette mesure est notoirement incomplète ; elle ne tient pas compte, par exemple, de toutes les activités qui ne font pas l’objet d’un échange marchand. On appelle croissance économique la variation du PIB d’une période à l’autre.
, dévaluation
Dévaluation
Modification à la baisse du taux de change d’une monnaie par rapport aux autres.
du dinar.
Peu de partis politique ont soutenu l’appel féministe. Le Front populaire a rejoint la marche la veille et a fini par se positionner clairement du côté des manifestant·e·s, le Massar (ex parti communiste tunisien) a également appelé à rejoindre la marche, tandis que des militantes et militants politiques d’autres partis ont manifesté indépendamment du positionnement de leurs partis.
Les manifestantes et les manifestants ont scandés des slogans pour l’égalité, pour les libertés individuelles mais également contre le coût de la vie, la corruption et tous les conservatismes. Le mouvement féministe tunisien saura-t-il de nouveau être un moteur de mobilisation ?
Propos recueillis pour solidaritéS
Source : solidaritéS
4 août 2020, par Joseph Daher
est une militante féministe membre de l’Association Tunisienne des Femmes Démocrates.