Résumé
1er juillet 2021 par Nathalie Janne d’Othée , Anaïs Carton , Lamine Benghazi
CC - Flickr - Gigi Ibrahim - « Non aux prêts du FMI »
Dix ans après le départ de l’ancien président de la République de Tunisie, Zine el-Abidine Ben Ali, Avocats sans Frontières (ASF), le CNCD-11.11.11 et le CADTM ont souhaité faire un focus sur la question de la dette publique de ce pays. Aujourd’hui, la Tunisie fait encore face à une grave crise économique et sociale, désormais renforcée par la pandémie de Covid-19, mais aussi par le poids de la dette.
Si la Tunisie a été relativement épargnée des effets de la pandémie sur le plan sanitaire jusqu’à fin 2020, le nombre de contaminations a triplé d’une année à l’autre. Dans un pays où l’infrastructure médicale publique est complètement désuète et inégalement répartie entre les régions, c’est un effondrement du système de santé que les autorités redoutent le plus, surtout dans les régions les plus défavorisées. Les conséquences économiques de cette crise risquent d’aggraver la situation, alors que la dette
Dette
Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
vient de dépasser les 100 % du PIB
PIB
Produit intérieur brut
Le PIB traduit la richesse totale produite sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées.
Le Produit intérieur brut est un agrégat économique qui mesure la production totale sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées. Cette mesure est notoirement incomplète ; elle ne tient pas compte, par exemple, de toutes les activités qui ne font pas l’objet d’un échange marchand. On appelle croissance économique la variation du PIB d’une période à l’autre.
, enfonçant le pays toujours plus loin dans la spirale infernale de l’endettement. Si cette crise est due notamment à des politiques économiques inadaptées, le recours à l’emprunt pour faire face au déficit budgétaire, prévu à 2,5 milliards d’euros pour l’année 2021, s’inscrit pleinement dans le prolongement de ces réponses inadéquates puisqu’il enfonce la Tunisie toujours plus loin dans la spirale de l’endettement, sans que le gouvernement tunisien ne réinterroge ses choix en matière de politiques économiques et sociales.
Sans surprise, ces dernières entraînent des mobilisations populaires qui ne cessent d’augmenter et qui se radicalisent en termes de stratégies de contestation. Le gouvernement tunisien n’a pas hésité à se servir du prétexte de la pandémie pour empêcher et réprimer ces mobilisations. La brutalité de la réponse étatique a d’ailleurs été dénoncée par les ONG qui veillent au respect des droits humains en Tunisie. Ce sont des maux qui ne datent pas d’hier : la crise est le résultat de l’échec des responsables politiques à traduire les idéaux de la Révolution (emploi, liberté, dignité) dans des réformes ayant un impact concret sur la vie des citoyens.
Au lieu de cela, depuis 2011, l’endettement continue. Suite à une hausse de 20,9 %, la dette extérieure publique de la Tunisie atteint aujourd’hui 23,9 milliards de dollars [1]. La dépréciation Dépréciation Dans un régime de taux de changes flottants, une dépréciation consiste en une diminution de la valeur de la monnaie nationale par rapport aux autres monnaies due à une contraction de la demande par les marchés de cette monnaie nationale. du dinar par rapport aux principales devises qui constituent le portefeuille de la dette extérieure de la Tunisie, le dollar et l’euro, accentue sa dépendance économique vis-à-vis des pays de l’Union européenne.
Le Fonds monétaire international
FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.
À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).
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(FMI) conserve également une mainmise sur l’économie du pays. La Tunisie a conclu trois accords avec le FMI, en juin 2013 (pour 1,7 milliard de dollars) et mai 2016 (pour 2,8 milliards de dollars) et en avril 2020 (pour 745 millions de dollars), à chaque fois conditionnés à l’application d’un plan d’ajustement structurel
Plan d'ajustement structurel
En réaction à la crise de la dette, les pays riches ont confié au FMI et à la Banque mondiale la mission d’imposer une discipline financière stricte aux pays surendettés. Les programmes d’ajustement structurel ont pour but premier, selon le discours officiel, de rétablir les équilibres financiers. Pour y parvenir, le FMI et la Banque mondiale imposent l’ouverture de l’économie afin d’y attirer les capitaux. Le but pour les États du Sud qui appliquent les PAS est d’exporter plus et de dépenser moins, via deux séries de mesures. Les mesures de choc sont des mesures à effet immédiat : suppression des subventions aux biens et services de première nécessité, réduction des budgets sociaux et de la masse salariale de la fonction publique, dévaluation de la monnaie, taux d’intérêt élevés. Les mesures structurelles sont des réformes à plus long terme de l’économie : spécialisation dans quelques produits d’exportation (au détriment des cultures vivrières), libéralisation de l’économie via l’abandon du contrôle des mouvements de capitaux et la suppression du contrôle des changes, ouverture des marchés par la suppression des barrières douanières, privatisation des entreprises publiques, TVA généralisée et fiscalité préservant les revenus du capital. Les conséquences sont dramatiques pour les populations et les pays ayant appliqué ces programmes à la lettre connaissent à la fois des résultats économiques décevants et une misère galopante.
[2]. Actuellement, des discussions sont en cours entre le gouvernement tunisien et le FMI pour obtenir un nouveau prêt, bien plus important que le dernier.
Le FMI et les autres créanciers multilatéraux détiennent à eux seuls près de 50 % de la dette publique extérieure tunisienne, tandis que la dette bilatérale (dont la France est la principale créancière) recouvre 13,2 % et les marchés financiers
Marchés financiers
Marché financier
Marché des capitaux à long terme. Il comprend un marché primaire, celui des émissions et un marché secondaire, celui de la revente. À côté des marchés réglementés, on trouve les marchés de gré à gré qui ne sont pas tenus de satisfaire à des conditions minimales.
internationaux, 36,8 % [3].
Selon l’Instance indépendante Vérité et Dignité (IVD), par cette politique de prêt, la Banque mondiale
Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.
En 2022, 189 pays en sont membres.
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et le FMI sont responsables de violations des droits humains fondamentaux. L’IVD a également établi qu’entre 2011 et 2016, plus de 80 % des prêts contractés par la Tunisie ont servi à rembourser la dette odieuse
Dette odieuse
Selon la doctrine, pour qu’une dette soit odieuse, et donc nulle, elle doit remplir deux conditions :
1) Elle doit avoir été contractée contre les intérêts de la Nation, ou contre les intérêts du Peuple, ou contre les intérêts de l’État.
2) Les créanciers ne peuvent pas démontrer qu’ils ne pouvaient pas savoir que la dette avait été contractée contre les intérêts de la Nation.
Il faut souligner que selon la doctrine de la dette odieuse, la nature du régime ou du gouvernement qui la contracte n’est pas particulièrement importante, puisque ce qui compte, c’est l’utilisation qui est faite de cette dette. Si un gouvernement démocratique s’endette contre l’intérêt de la population, cette dette peut être qualifiée d’odieuse, si elle remplit également la deuxième condition. Par conséquent, contrairement à une version erronée de cette doctrine, la dette odieuse ne concerne pas seulement les régimes dictatoriaux.
(voir : Eric Toussaint, « La Dette odieuse selon Alexander Sack et selon le CADTM » ).
Le père de la doctrine de la dette odieuse, Alexander Nahum Sack, dit clairement que les dettes odieuses peuvent être attribuées à un gouvernement régulier. Sack considère qu’une dette régulièrement contractée par un gouvernement régulier peut être considérée comme incontestablement odieuse... si les deux critères ci-dessus sont remplis.
Il ajoute : « Ces deux points établis, c’est aux créanciers que reviendrait la charge de prouver que les fonds produits par lesdits emprunts avaient été en fait utilisés non pour des besoins odieux, nuisibles à la population de tout ou partie de l’État, mais pour des besoins généraux ou spéciaux de cet État, qui n’offrent pas un caractère odieux ».
Sack a défini un gouvernement régulier comme suit :
« On doit considérer comme gouvernement régulier le pouvoir suprême qui existe effectivement dans les limites d’un territoire déterminé. Que ce pouvoir soit monarchique (absolu ou limité) ou républicain ; qu’il procède de la « grâce de Dieu » ou de la « volonté du peuple » ; qu’il exprime la « volonté du peuple » ou non, du peuple entier ou seulement d’une partie de celui-ci ; qu’il ait été établi légalement ou non, etc., tout cela n’a pas d’importance pour le problème qui nous occupe. »
Donc, il n’y a pas de doute à avoir sur la position de Sack, tous les gouvernements réguliers, qu’ils soient despotiques ou démocratiques, sous différentes variantes, sont susceptibles de contracter des dettes odieuses.
et illégitime contractée par l’ancien régime [4].
Prise au piège de ces fausses solutions des principaux créanciers, la Tunisie est aujourd’hui obligée de consacrer près de deux fois plus de ses ressources au remboursement de la dette extérieure (25,8 %) qu’en dépenses de santé (14 %) [5]. Un constat interpellant dans une période où les besoins de dépenses en santé ont augmenté, du fait de la pandémie de Covid-19.
Il est alors nécessaire de faire la lumière sur la nature des dettes tunisiennes de l’époque de Ben Ali pour pouvoir identifier la part odieuse qui a été remboursée par la Tunisie à ses créanciers, alors qu’elle aurait pu servir au développement économique du pays. Dans ce sens, deux projets de loi sur l’audit de la dette ont été présentés au Parlement tunisien : le premier en juillet 2012 à l’Assemblée nationale constituante (ANC), et le second en juillet 2016 à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP). Si ces deux tentatives n’ont pas abouti, la question de la dette refait aujourd’hui surface en Tunisie vu le récent dépassement des 100 % du PIB par la dette tunisienne et vu les négociations actuellement en cours avec le FMI pour un nouveau prêt.
Par ailleurs, une étude sur la dette tunisienne menée par le journaliste Mohamed Haddad à la demande de la Heinrich Böll Stiftung est actuellement en cours de finalisation. Il sera intéressant d’en prendre connaissance pour comprendre la manière dont la question de la dette vit aujourd’hui en Tunisie.
En Belgique, le gouvernement ne cesse de répéter son soutien à la Tunisie, mais peine à l’assortir d’actions nécessaires, telles que l’annulation de la dette odieuse de ce pays. En 2011, une résolution du Sénat avait pourtant ouvert la voie dans ce sens, invitant à « examiner plus en détail les aspects qui relèveraient de la définition de la « dette odieuse » » et « à soutenir le développement économique et le renforcement de la cohésion sociale en Tunisie ». Cette résolution ne fut jamais mise en œuvre.
En 2016, la Belgique a proposé à la Tunisie de procéder à une conversion de 11,5 % de la dette tunisienne vis-à-vis de la Belgique, soit 3 milliards d’euros, en échange de la mise en place d’un accord de réadmission de personnes déboutées de l’asile avec le Benelux. Les créances Créances Créances : Somme d’argent qu’une personne (le créancier) a le droit d’exiger d’une autre personne (le débiteur). belges sont donc ouvertement utilisées comme un levier de la politique migratoire.
La Belgique peut pourtant adopter des mesures unilatérales plus ambitieuses que celles du Club de Paris
Club de Paris
Créé en 1956, il s’agit du groupement de 22 États créanciers chargé de gérer les difficultés de remboursement de la dette bilatérale par les PED. Depuis sa création, la présidence est traditionnellement assurée par un·e Français·e. Les États membres du Club de Paris ont rééchelonné la dette de plus de 90 pays en développement. Après avoir détenu jusqu’à 30 % du stock de la dette du Tiers Monde, les membres du Club de Paris en sont aujourd’hui créanciers à hauteur de 10 %. La forte représentation des États membres du Club au sein d’institutions financières (FMI, Banque mondiale, etc.) et groupes informels internationaux (G7, G20, etc.) leur garantit néanmoins une influence considérable lors des négociations.
Les liens entre le Club de Paris et le FMI sont extrêmement étroits ; ils se matérialisent par le statut d’observateur dont jouit le FMI dans les réunions – confidentielles – du Club de Paris. Le FMI joue un rôle clé dans la stratégie de la dette mise en œuvre par le Club de Paris, qui s’en remet à son expertise et son jugement macroéconomiques pour mettre en pratique l’un des principes essentiels du Club de Paris : la conditionnalité. Réciproquement, l’action du Club de Paris préserve le statut de créancier privilégié du FMI et la conduite de ses stratégies d’ajustement dans les pays en voie de développement.
Site officiel : https://www.clubdeparis.fr/
. Elle peut annuler unilatéralement ses créances qui s’élèvent, au 31 décembre 2020, à 18 138 357 euros. Un apport nécessaire alors que le remboursement de la dette extérieure tunisienne continue de confisquer des ressources nécessaires à la reconstruction économique du pays.
Au regard de ces éléments, ASF, le CADTM et le CNCD-11.11.11 formulent les recommandations suivantes : la Belgique devrait :
[1] 2021 International Debt Statistics, Tunisia, https://datatopics.worldbank.org/debt/ids/countryanalytical/TUN.
[2] N. Daar et N. Tamale (2020), A Virus of Austerity ? The Covid-19 spending,accountability, and recovery measures agreed between the IMF and your government. Blog d’Oxfam International. https://www.oxfam.org/en/blogs/virus-austerity-Covid-19-spending-accountability-and-recovery-measures-agreed-between-imf-and
[3] Rapport annuel 2019, ministère de l’Économie et des Finances, juin 2020, p. 48, www.finances.gov.tn/sites/default/files/2020-05/rapport-de-la%20dette-15-mai%202020.pdf.
[4] Instance vérité et Dignité, Mémorandum relatif à la réparation due aux victimes tunisiennes des violations massives de droits de l’Homme et des droits économiques et sociaux dont l’État français porte une part de responsabilité, 2019, https://www.cadtm.org/Tunisie-Memorandum-pour-exiger-l-annulation-de-la-dette-tunisienne-a-l-egard-de p. 20.
[5] Jubilee Debt Campaign, « Sixty-four countries spend more on debt payments than health », 12 April 2020, https://jubileedebt.org.uk/press-release/sixty-four-countries-spend-more-on-debt-payments-than-health
CNCD-11.11.11. Chargée de recherche sur les questions d’alimentation. Département ’plaidoyer’.
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