9 octobre 2017 par Nathan Legrand
Les Tunisiens manifestant le 23 octobre 2012 à l’occasion du premier anniversaire de l’élection de l’assemblée constituante. (CC - Flicker - Magharebia
Un an à peine après avoir pris ses fonctions, le gouvernement de Youssef Chahed, en Tunisie, a été remanié. Rappelons-nous : à l’été 2016, sur fond de crise économique aigüe, Béji Caïd Essebsi, l’un des chefs d’État les plus âgés au monde (il aura 91 ans en novembre prochain), écarte son Premier ministre Habib Essid afin de reprendre la main sur l’exécutif tunisien. Il nomme alors son nouveau poulain, Youssef Chahed, chef du gouvernement. La majorité gouvernementale, à peine remaniée, continue de reposer sur une alliance entre le parti ultra-libéral Nidaa Tounès (dans lequel se sont recyclés de nombreux membres de l’ancien régime, au premier rang desquels figure Béji Caïd Essebsi, fondateur du parti) et la branche tunisienne des Frères musulmans, Ennahdha. La composition du nouvel exécutif trahit un gouvernement encore plus technocratique que le précédent. Youssef Chahed annonce la couleur sans détour : son programme politique sera celui de l’austérité prônée par le Fonds monétaire international (FMI), avec lequel la Tunisie a signé en mai 2016 un accord de Mécanisme élargi de crédit, c’est-à-dire un prêt à hauteur de 2,8 milliards de dollars en échange de l’application d’un plan d’ajustement structurel. Il s’agit du deuxième accord signé entre la Tunisie et le FMI depuis le renversement de Ben Ali en janvier 2011 [1].
Spirale de l’endettement, boucs émissaires, fausses solutions
Sans surprise, le programme de contraction budgétaire a été un échec total. Le déficit et la dette
Dette
Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
publics ont explosé en 2016 par rapport aux prévisions, forçant le FMI
FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.
À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).
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et les autorités du pays à revoir leurs estimations à la baisse [2]. Les statistiques de l’été 2017 sont – encore une fois – venues démontrer que l’endettement public s’emballe, celui-ci atteignant 66,9 % du PIB
PIB
Produit intérieur brut
Le PIB traduit la richesse totale produite sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées.
Le Produit intérieur brut est un agrégat économique qui mesure la production totale sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées. Cette mesure est notoirement incomplète ; elle ne tient pas compte, par exemple, de toutes les activités qui ne font pas l’objet d’un échange marchand. On appelle croissance économique la variation du PIB d’une période à l’autre.
en juin 2017 (contre 41 % fin 2010). Pour rappel, en mai 2016, les autorités tunisiennes, en accord avec le FMI, s’étaient fixé pour objectif de stabiliser le niveau d’endettement à 51 % du PIB en 2019, puis en juin 2017, alors que l’endettement avait dépassé les 63 % en 2016, le FMI avait annoncé l’objectif de maintenir celui-ci sous la barre des 70 % du PIB d’ici 2020. Malheureusement, ce taux d’endettement est déjà dépassé selon une source sûre, et il ne fait donc aucun doute que le FMI reverra de nouveau ses objectifs à la baisse lors de son passage en revue des réformes tunisiennes en 2018 – sans pour autant tirer de leçon de ses échecs.
Depuis plusieurs mois, responsables politiques et observateurs – soi-disant experts, économistes, personnalités publiques, certains journalistes – répètent inlassablement le discours dominant : la « masse salariale » de la fonction publique est trop importante et il s’agit de la réduire. Cette rhétorique est en fait reprise – comme les principales orientations politiques mises en œuvre par le gouvernement – de celle du FMI, qui a fait de la diminution de la masse salariale l’un des objectifs prioritaires pour la Tunisie. En fait, ce discours aveuglé par une idéologie hostile aux services publics cherche à empêcher la remise en question des choix politiques effectués par les gouvernants en blâmant l’un des secteurs les plus combatifs de la société tunisienne. Alors que l’État ne réalise pas d’investissements publics (cherchant plutôt à promouvoir des « partenariats public-privé », qu’il faut considérer comme des investissements privés aidés par l’État, auprès d’investisseurs qui s’intéressent principalement aux secteurs économiques non-productifs), l’économie se contracte et, mécaniquement, celles et ceux qui refusent de subir une pression sur leurs salaires – c’est le cas de travailleurs et travailleuses de la fonction publique, qui ont parfois réussi, malgré le gel des salaires voulu par le FMI et les autorités tunisiennes depuis 2012, à voir leurs salaires augmentés pour faire face à la hausse des prix – deviennent supposément « trop chers » pour un État dont les sources de financement autres que la dette externe viennent à manquer.
L’autre antienne du gouvernement est la lutte contre la corruption, à propos de laquelle il communique à grands bruits et à travers laquelle il trouve le moyen de redorer son blason à peu de frais. Pourtant, cette campagne de corruption marque surtout par ses manques : sont arrêtés ici et là des hommes d’affaires liés à des activités frauduleuses ou de contrebande, mais, dans le même temps, la loi de « réconciliation » qui vise à offrir l’impunité aux corrompus de l’ère Ben Ali a été finalement adoptée par le parlement tunisien le 13 septembre dernier, tandis que plusieurs des responsables politiques de l’ancien régime sont de retour aux affaires publiques.
On prend les mêmes et on recommence ?
C’est donc dans cet environnement que Youssef Chahed a remanié son gouvernement le 6 septembre dernier, ses nouveaux ministres obtenant la confiance du parlement quelques jours plus tard. L’année dernière, Youssef Chahed avait fustigé les choix de politique économique effectués par ses prédécesseurs pour ensuite annoncer qu’il suivrait la même voie. Ce remaniement relève du même genre d’entourloupe : alors qu’il représente un aveu d’échec en soi, rien ne porte à croire que les politiques suivies par le nouveau gouvernement différeront de celles mises en œuvre depuis un an. Au contraire : lors de la présentation du nouveau gouvernement au parlement, Youssef Chahed a, encore une fois, fait des objectifs fixés par le FMI des objectifs prioritaires pour le pays [3].
En outre, les vieilles recettes seront mises en œuvre par les vieux chefs cuisiniers : journalistes et députés du Front populaire ont souligné avec justesse l’entrée au gouvernement de ministres de l’ancien régime – ils ne sont pas les premiers, mais leur nombre s’accentue ainsi. Aux Finances a été nommé Ridha Chalghoum, qui avait été à la tête du même ministère durant la dernière année de présidence de Ben Ali (peut-être saura-t-il indiquer où se trouvent ceux des avoirs détournés par l’ancien clan au pouvoir qui n’ont pas encore été recouvrés ?), tandis que Hatem Ben Salem reprend le poste de ministre de l’Éducation nationale qu’il avait occupé d’août 2008 jusqu’à la chute du despote.
Ce remaniement est également l’occasion pour le président, Béji Caïd Essebsi, de resserrer plus encore son emprise sur l’exécutif : par exemple, Ridha Chalghoum était conseiller économique du président, et Slim Chaker – désormais ministre de la Santé – avait disposé d’un portefeuille ministériel dans le gouvernement de transition dirigé par Essebsi en 2011. À propos de Slim Chaker, notons que, alors que Youssef Chahed avait fustigé les choix de ses prédécesseurs au moment de sa prise de fonction, Chaker n’avait été relevé de ses fonctions de ministre des Finances que pour devenir conseiller politique de la présidence.
Dans les prochaines semaines sera débattue, puis vraisemblablement adoptée, la loi de Finances 2018 à travers laquelle le gouvernement prévoira de continuer à appliquer de fortes politiques d’austérité. À nous de rappeler que les politiques prônées par le FMI n’ont pas porté leurs fruits et que la société tunisienne pourrait bénéficier de choix radicalement différents : ceux de plans d’investissements dans les secteurs productifs de l’économie et dans les domaines sociaux, et notamment dans l’éducation et la santé, qui pourraient être financés par la remise en cause du paiement d’une dette largement odieuse – car issue du régime renversé en 2011, auquel les créanciers ont prêté en connaissance de cause – et dont l’insoutenabilité est désormais tout à fait évidente. Cette remise en cause serait l’objet d’un audit tel que proposé par des parlementaires tunisiens, à l’initiative du Front populaire [4].
Dans les pays du Nord, il s’agit d’une part de faire pression sur les créanciers afin qu’ils abandonnent leurs exigences de remboursement d’une dette odieuse
Dette odieuse
Selon la doctrine, pour qu’une dette soit odieuse, et donc nulle, elle doit remplir deux conditions :
1) Elle doit avoir été contractée contre les intérêts de la Nation, ou contre les intérêts du Peuple, ou contre les intérêts de l’État.
2) Les créanciers ne peuvent pas démontrer qu’ils ne pouvaient pas savoir que la dette avait été contractée contre les intérêts de la Nation.
Il faut souligner que selon la doctrine de la dette odieuse, la nature du régime ou du gouvernement qui la contracte n’est pas particulièrement importante, puisque ce qui compte, c’est l’utilisation qui est faite de cette dette. Si un gouvernement démocratique s’endette contre l’intérêt de la population, cette dette peut être qualifiée d’odieuse, si elle remplit également la deuxième condition. Par conséquent, contrairement à une version erronée de cette doctrine, la dette odieuse ne concerne pas seulement les régimes dictatoriaux.
(voir : Eric Toussaint, « La Dette odieuse selon Alexander Sack et selon le CADTM » ).
Le père de la doctrine de la dette odieuse, Alexander Nahum Sack, dit clairement que les dettes odieuses peuvent être attribuées à un gouvernement régulier. Sack considère qu’une dette régulièrement contractée par un gouvernement régulier peut être considérée comme incontestablement odieuse... si les deux critères ci-dessus sont remplis.
Il ajoute : « Ces deux points établis, c’est aux créanciers que reviendrait la charge de prouver que les fonds produits par lesdits emprunts avaient été en fait utilisés non pour des besoins odieux, nuisibles à la population de tout ou partie de l’État, mais pour des besoins généraux ou spéciaux de cet État, qui n’offrent pas un caractère odieux ».
Sack a défini un gouvernement régulier comme suit :
« On doit considérer comme gouvernement régulier le pouvoir suprême qui existe effectivement dans les limites d’un territoire déterminé. Que ce pouvoir soit monarchique (absolu ou limité) ou républicain ; qu’il procède de la « grâce de Dieu » ou de la « volonté du peuple » ; qu’il exprime la « volonté du peuple » ou non, du peuple entier ou seulement d’une partie de celui-ci ; qu’il ait été établi légalement ou non, etc., tout cela n’a pas d’importance pour le problème qui nous occupe. »
Donc, il n’y a pas de doute à avoir sur la position de Sack, tous les gouvernements réguliers, qu’ils soient despotiques ou démocratiques, sous différentes variantes, sont susceptibles de contracter des dettes odieuses.
et qu’ils arrêtent d’imposer leurs diktats politiques à la Tunisie ; et d’autre part de construire la solidarité avec les luttes populaires en Tunisie, qui portent en elles la possibilité d’autres choix de société. Il faut soutenir et encourager le développement de luttes telles que celles des travailleurs et travailleuses de la fonction publique, des jeunes diplômé-e-s au chômage, des populations des régions intérieures défavorisées (à l’image des populations de Tataouine qui se sont rebellées au printemps dernier). Si ces luttes convergeaient, la Tunisie pourrait être, de nouveau et aux côtés du puissant mouvement populaire (Hirak) du Rif au Maroc, une importante source d’espoir et d’inspiration pour les luttes des peuples de la région, mais aussi d’ailleurs, au Sud comme au Nord de la planète.
[1] À propos du remaniement de l’été 2016 et du programme d’austérité imposé par le FMI, voir Fathi Chamkhi, « La Tunisie est dans la crise jusqu’au cou », cadtm.org, 6 septembre 2016. URL : http://www.cadtm.org/La-Tunisie-est-dans-la-crise-jusqu ; voir aussi Nathan Legrand, « La Tunisie sous le joug du FMI », cadtm.org, 11 octobre 2016. URL : http://www.cadtm.org/La-Tunisie-sous-le-joug-du-FMI
[2] Voir par exemple Michel Cermak, Nathalie Janne d’Othée, Nathan Legrand, « En Tunisie, les créanciers dictent la ligne politique », cadtm.org, 11 juillet 2017. URL : http://www.cadtm.org/En-Tunisie-les-creanciers-dictent
[3] Voir par exemple Frida Dahmani, « Tunisie : Youssef Chahed était devant l’Assemblée pour l’investiture de son nouveau gouvernement », JeuneAfrique.com, 11 septembre 2017. URL : http://www.jeuneafrique.com/473414/politique/tunisie-youssef-chahed-devant-lassemblee-pour-linvestiture-de-son-nouveau-gouvernement/
[4] CADTM International (communiqué), « Le réseau CADTM soutient la proposition de loi pour l’audit de la dette publique qui vient d’être déposée au parlement tunisien », 22 juin 2016. URL : http://www.cadtm.org/Le-reseau-CADTM-soutient-la
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