13 août 2018 par Elsa Tyszler
Frontière de Melilla, 2015. De gauche à droite : triple barrière espagnole, fossé et mur de barbelés marocains. Photo : Elsa Tyszler.
La répression de la migration, la militarisation des frontières aggravent les violences de genre et les rapports de domination entre les sexes. Peut-on se fier aux discours politiques qui prétendent libérer les femmes bloquées aux frontières ? Une étude de terrain menée au Maroc entre 2015 et 2017 permet de décrire des figures de résistance, qui bouleversent l’imaginaire de la frontière.
De jeunes hommes noirs criant « Boza ! Boza ! Boza ! » (victoire !) après être entrés par les barrières de Ceuta ou Melilla. C’est l’image qui vient le plus fréquemment à l’évocation de la frontière maroco-espagnole. Ou serait-ce celle des militaires, des rangées de 4x4, des matraques, des corps blessés par les lames du barbelé, bastonnés et refoulés illégalement par la coopération sécuritaire hispano-chérifienne ? Beaucoup de testostérone dans ces scènes de guerre aux migrants qui se déroulent encore de façon récurrente. N’y-a-t-il donc aucune femme à cette frontière ? « Nous sommes des battantes » déclarent plusieurs d’entre elles au cours d’entretiens.
Approche féministe d’un terrain virilisé
L’intérêt exclusif des médias pour les sauteurs de barrières ne donne à appréhender que les aspects les plus évidents de la répression de la mobilité africaine vers l’Europe et invisibilise les expériences et résistances des femmes en attente de passage de la frontière. « Toutes victimes de traite », affirment les autorités marocaines et espagnoles pour légitimer leurs politiques migratoires répressives au nom de la (soi-disant) libération des femmes migrantes. « Minoritaires », « difficiles d’accès » rétorquent d’autres pour justifier leur manque d’intérêt et d’information. Une approche ethnographique et féministe se révèle indispensable pour rompre avec les discours dominants et recueillir la parole des premières concernées.
Si l’on en sait plus sur les femmes en migration et surtout si on les laisse se dire elles-mêmes, on pourra mieux appréhender dans sa globalité le dispositif de blocage et de passage de la frontière et les conséquences profondes des politiques d’externalisation des frontières de l’Union européenne (UE) en Afrique. Il s’agit ainsi de voir notamment les liens et les effets réciproques entre le genre et la gestion militarisée de la migration.
L’enquête de terrain menée entre 2015 et 2017 au Maroc et dans les enclaves espagnoles, et notamment la collecte de nombreux récits d’expérience, a permis de décrypter les effets de la frontière militarisée sur les personnes originaires d’Afrique centrale et de l’Ouest. Elle a mis en lumière les résistances et résiliences qui s’y jouent, au prisme des rapports sociaux de sexe, de race et de classe. Elle a révélé comment les personnes se construisent comme sujets développant des stratégies, même lorsqu’elles sont « victimes de violences » multiples. Les modalités de blocage et de passage de la frontière donnent à voir des acteurs et actrices porteuses de tactiques et de modes d’organisations rodés mais aussi des vécus racisés et genrés.
Militarisation et racialisation de la frontière
Les enclaves de Ceuta et Melilla, résidus de l’empire colonial espagnol au Maroc, matérialisent les seules frontières terrestres entre l’Afrique et l’Europe. C’est au début des années 1990 que sont enregistrées les premières tentatives d’entrée dans les enclaves pour se rendre en Europe. Cela correspond à la période de mise en place de la politique de généralisation des visas et donc de difficultés croissantes pour se rendre légalement sur le territoire européen. Pour tenter d’endiguer ces mouvements, l’État espagnol a progressivement élevé des barrières de plus en plus hautes et augmenté les moyens militaires humains et matériels de contrôle de cette frontière. Parallèlement, le Maroc, devenu l’un des gendarmes des frontières de l’UE, collabore activement à la lutte contre l’immigration dite clandestine en mobilisant de nombreux militaires et en construisant lui-même des barrières pour protéger les barrières espagnoles entourant les enclaves.
C’est en 2005 qu’est médiatisée pour la première fois une tentative de passage des barrières. Au moins onze personnes sont tuées par balles, et des centaines d’autres blessées. Treize années plus tard, la frontière continue d’être le théâtre de violations permanentes des droits fondamentaux des personnes en migration, en particulier des dénommés « migrants subsahariens » (expression très largement utilisée au Maroc et en Espagne pour désigner les personnes noires en migration originaires d’Afrique centrale et de l’Ouest). À la frontière maroco-espagnole, les membres des forces de l’ordre semblent bénéficier, des deux côtés, d’une impunité totale dans la mise en œuvre pratique des politiques de lutte contre l’immigration dite irrégulière, au nom de la protection des frontières européennes.
Dans la zone de Nador, région voisine de Melilla, la traque des candidat·es à l’immigration vers l’Europe s’est transformée en une véritable « chasse à l’homme noir » [1], selon les premier·es concerné·es et les militant·es interrogé·es. « On n’a jamais vu un Syrien se faire bastonner à la frontière, si tu es Noir, tu vas te faire frapper comme un serpent » analyse un homme nigérian. Cette politique raciste a créé l’encampement de ces personnes dans les forêts environnantes, puisqu’elles sont obligées de se cacher en attendant le passage de la frontière. C’est une forme de confinement hors les murs et une altérisation radicale des personnes noires en quête de mobilité.
Passer la frontière (ou pas) : imbrication des rapports de pouvoir et de domination
Pour arracher leur liberté de circulation malgré une frontière qui leur est fermée, trois tactiques principales sont utilisées par les personnes originaires d’Afrique centrale et de l’Ouest présentes sur le sol nord marocain. Au niveau terrestre : la technique la plus utilisée est la tentative de franchissement des barrières de Ceuta et Melilla. « Faire boza » par les barrières relève d’un exploit physique : il faut courir plusieurs heures depuis la forêt où l’on se trouve, franchir la barrière marocaine couverte de barbelé tranchant, un fossé, puis les trois barrières espagnoles dont les plus hautes font sept mètres, puis courir à nouveau vers le CETI, centre pour immigrant·es situé dans l’enclave, et tout cela sans avoir été repéré par les autorités marocaines et espagnoles, malgré des moyens sophistiqués de surveillance (hélicoptère, radars, caméras infra-rouge, etc). En cas de capture par les militaires avant, sur ou après la barrière, la violence physique et le refoulement vers le sud du Maroc sont la règle. Une autre technique de passage terrestre est l’entrée par un poste frontière des enclaves, caché·e dans un véhicule. Au niveau maritime : c’est la tentative de traversée en embarcation plus ou moins précaire, soit vers l’une des enclaves, soit directement vers la péninsule espagnole.
La traque des candidat·es à l’immigration vers l’Europe s’est transformée en une véritable « chasse à l’homme noir ».
Entre continuum et réorganisation locale propre à cet espace-frontière, les rapports sociaux de sexe, de race et de classe impactent directement les modes de passage.
Couleur de peau et mode de passage. Si les exilé·es d’Algérie ou de Syrie peuvent entrer à Melilla par le poste-frontière, il est impossible pour une personne noire de faire de même. D’où les campements en forêt et aussi les tentatives de franchissement des barrières ou de passage en bateau, malgré les risques d’exposition à une violente répression aux barrières et même le danger de mort aux barrières ou en mer. Les exilé·es de Syrie ou d’Algérie peuvent (avec plus ou moins de facilité) emprunter les mêmes routes que les Marocain·es de la région qui ont un droit d’entrée journalier dans les enclaves. La couleur de peau est ainsi un facteur facilitant ou bloquant l’accès aux postes frontières de Ceuta et Melilla, comme l’indique clairement un colonel de la Guardia Civil espagnole de Melilla interrogé en 2015 : « Il y a des voies d’entrée utilisées par les Subsahariens : le saut de la barrière, les embarcations en mer, se cacher dans des véhicules. À la différence des Syriens qui passent par le poste de contrôle à la frontière, en général avec des passeports falsifiés ou usurpés. Ici, oui, il y a des Blancs et des Noirs, les Subsahariens ne peuvent pas venir en marchant ». Une évidence confirmée par les exilé·es noir·es quand on leur demande s’ils ont déjà tenté d’accéder au bureau d’asile installé à l’entrée de l’enclave de Melilla en avril 2015 : « Quel bureau d’asile ? Un bureau d’asile à Beni-Ansar ? Mais c’est impossible, on ne peut pas approcher la frontière ! Ça c’est pour les Syriens. » rétorque un ressortissant guinéen. « Le bureau d’asile est un système raciste. Si tu es noir et que tu vas près de la frontière, tu seras frappé, tu ne peux pas arriver là-bas » explique un homme nigérian. Cependant, certaines femmes dites « subsahariennes » arrivent à transcender cette frontière raciale : « quand tu es teint clair, tu peux tenter de marcher à la frontière en te déguisant en marocaine avec le voile, et tu suis la foule en priant pour qu’on ne te contrôle pas » explique une femme guinéenne. Cette technique, bien que quantitativement moins importante est devenue l’un des modes de passage possibles pour les femmes ne pouvant se payer une traversée en mer.
Le genre du boza. Les « guerriers » qui « frappent » (expressions utilisées par les personnes concernées) aux barrières de Ceuta et Melilla sont en écrasante majorité de genre masculin. À Melilla, en dix ans de boza, il n’y aurait eu que deux cas de femmes. De plus, l’une d’elles aurait profité d’une barrière endommagée pour passer, et c’était donc une boza facilitée, m’a-t-on précisé. « Les barrières, c’est trop difficile pour les femmes, c’est trop physique et trop dangereux » estiment les hommes (exilés, militaires). La guerre au niveau des barrières exclut d’emblée les femmes. Seuls les hommes (même mineurs) vont au front. Il est donc d’usage que les femmes soient assignées à la voie maritime et tentent des traversées en zodiac aux prix exorbitants. Le recours à la grossesse est une tactique répandue pour augmenter les chances de passer la frontière et d’arriver en Espagne : « Le Salvamento [organisme espagnol de sauvetage en mer] aura plus de pitié s’il y a des femmes enceintes ou avec des bébés dans le zodiac » m’explique un Nigérian chef de campement basé à Nador. Ainsi des femmes cherchent à tomber enceintes ou y sont contraintes pour avoir plus de chances de monter dans une embarcation. En revanche, les menstruations sont vues d’un mauvais œil « si tu as tes menstrues, on ne te laisse pas monter dans le convoi, car on dit que ça attire les requins » m’ont expliqué plusieurs femmes en attente de la traversée. « On ne peut pas laisser les femmes qui ont leurs règles monter dans le convoi, ça va porter malheur », ajoute-t-on du côté masculin. Avant d’embarquer, il arrive parfois que ce soit vérifié in situ : « Avant de monter dans le convoi, le chairman [2] demande à une femme de passer la main dans le dessous de chaque fille pour voir s’il y a du sang » se souvient une jeune sénégalaise.
« Europe sans visa n’est pas gratuit » [3]. Le pouvoir économique façonne également la tentative d’entrée des candidat·es à l’Europe. Les migrant·es les plus pauvres privilégient le franchissement de la barrière car il n’est pas payant (même si des « droits de ghetto » sont payés pour rester dans les campements). Si une personne a de l’argent [4], elle préfèrera payer une tentative de traversée par mer ou, mieux encore, se cacher dans le double fond d’une voiture qui passera la frontière terrestre. En général, une personne pouvant avancer une grosse somme d’argent attendra beaucoup moins longtemps en forêt son tour de passage et subira donc moins (ou pas du tout) de répression de la part des forces de l’ordre.
Ainsi, en fonction des dynamiques locales de rapports sociaux de sexe, de race et de classe et de leurs imbrications, une personne tentera d’entrer en Espagne de façon différente. Il y a plus ou moins de marge pour résister aux effets de consubstantialité des rapports de pouvoir et de domination [5], comme le montre le cas des femmes dont le teint plus clair permet de jouer avec les politiques racistes coloristes et de tenter le passage dans une enclave comme le feraient des Marocaines de la région, ou de celles qui affrontent les assignations de genre en tentant le franchissement des barrières. Par ailleurs, certains hommes arrivent, au bout d’un certain temps, à changer de classe sociale : ils abandonnent le statut d’ancien « guerrier » tentant de passer les barrières, catégorie la moins favorisée économiquement, pour tenter le passage par la mer, après avoir réuni l’argent nécessaire. Ce changement peut survenir plusieurs années plus tard.
Au travers des récits collectés, il ressort qu’au-delà des politiques discriminatoires vécues par toutes les personnes noires à la frontière, la répression vécue par les candidat·es à l’immigration semble corrélée au pouvoir économique : plus vous avez d’argent mieux vous serez traité·e (puisque vous faites tourner le business du passage). Cependant, être une femme peut annuler cette logique : la vie en forêt, qui précède les tentatives de passage, est également éminemment impactée par l’imbrication des différents systèmes de domination qui la structurent. Il semble que l’ordre genré résiste au changement, et que la fermeture de frontière et sa militarisation assurent au contraire un continuum de la domination masculine.
Les figures du « soldat-héros » et de la « femme victime » : effets performatifs de la guerre anti-migrants
En attente d’un passage de la frontière, par voie terrestre ou maritime, les candidat·es à l’immigration sont contraint·es de vivre plus ou moins longtemps (de quelques jours à plusieurs années) dans les campements cachés dans les forêts environnantes. Là aussi, il convient d’analyser l’enchevêtrement des systèmes d’oppression qui régissent l’espace-frontière.
« La forêt, ce n’est pas fait pour les femmes, c’est trop dur pour elles » affirment souvent les « guerriers ». L’organisation des campements en forêt est généralement patriarcale. L’autorité y est toujours détenue par des hommes, les chairmen, qui établissent les règles de vie et la hiérarchie à respecter. Dans les campements, même l’organisation spatiale marque un contrôle des femmes : les abris où elles dorment sont très souvent proches de la tente du chairman. Les femmes n’ont jamais de poste à responsabilité dans le « gouvernement de la forêt ». Si elles sont considérées comme « trop vulnérables », « trop fragiles », pour supporter la vie en forêt, leur présence est en réalité utile et instrumentalisée par les hommes des campements : « Elles peuvent au moins descendre en ville pour taper le salam [mendier] et ramener de la nourriture car on ne les arrête pas. Nous les hommes, on nous traque. » Dans les campements elles peuvent également avoir un rôle de pourvoyeuses de services sexuels. Certaines, faute d’argent pour payer leur traversée ou leur nourriture ou celle de leur(s) enfant(s), s’adonnent au travail du sexe comme ressource pour survivre et atteindre leur objectif d’aller en Europe. D’autres se voient contraintes à des rapports sexuels pour obtenir la protection d’un homme qui les protégera des autres hommes. D’autres encore sont empêchées de tenter la traversée si elles ne cèdent pas au chantage sexuel du chairman, comme l’explique cette jeune sénégalaise : « Moi je vais à Nador, je suis une fille. Quand j’arrive en forêt, tout le monde me veut. Si c’est un chairman, je peux perdre mon argent pour passer. Il peut ne pas m’amener, parce que je lui plais. Quand il y a des convois [tentatives de traversée en mer], il ne me met pas dedans. Pourquoi ? Il veut me toucher d’abord. Tu vois ? »
L’imaginaire de la mafia et l’alibi de la traite humaine servent à la Guardia Civil à justifier les violences aux barrières.
Cet extrait renseigne sur le contrôle masculin des tentatives féminines de passage de la frontière : même si une femme a l’argent pour payer sa traversée, elle pourra en être empêchée par un chairman qui voudra se l’approprier sexuellement. Certaines femmes verront ainsi s’allonger leur durée d’attente dans la forêt et, en conséquence, se risqueront davantage au chantage sexuel, au travail du sexe plus ou moins contraint, ou à des abus sexuels (que ce soit de la part de militaires ou civils marocains entrant parfois dans les campements ou de migrants), d’autres renonceront au passage de la frontière dans ces conditions.
Face à la répression ultra-violente, les hommes migrants semblent se réfugier dans une mise en scène de soi où l’on est un « vaillant soldat » devant risquer sa vie au front, dans un espace frontière devenu lieu de guerre pour les migrant·es. « Guerriers », « soldats », « commandos », « choqueurs de barrière » sont les noms que les hommes se donnent dans les campements. « Je suis prêt à risquer ma vie, je sais que c’est la guerre là-bas, mais je suis déterminé » déclare un jeune homme en chemin pour les forêts du nord marocain en 2015. Là-bas, ce sont les hommes noirs qui reçoivent les coups des militaires marocains et espagnols, et comptent le plus de morts dans leurs rangs. « Ils créent des générations d’handicapés » déplore une religieuse officiant depuis plusieurs années auprès des blessés de la frontière à Nador. Il est intéressant de noter que dans les « gouvernements » des forêts, les chairmen et leurs sous-officiers sont souvent d’anciens militaires. « Si tu es un homme homosexuel, tu as intérêt à jouer le soldat toi aussi » m’a-t-on glissé lors d’un entretien. La violence peut en effet survenir entre hommes migrants si des différends se déclarent ou si les règles imposées par le chef du campement ne sont pas respectées. Des récits évoquent ainsi les punitions violentes infligées à des hommes accusés de collaboration avec les autorités espagnoles ou marocaines.
« On voit de plus en plus d’hommes migrants développer des psychoses du fait de ce qu’ils vivent en forêt, de la traque violente qu’ils subissent de la part des forces de l’ordre et de leur blocage au Maroc. Pour les femmes, les traumatismes sont plus souvent liés à des violences sexuelles » explique une psychologue travaillant dans un centre d’accueil pour migrants à Rabat. Il semblerait que les corps des migrant·es soient affecté·es différemment par le blocage à la frontière : les corps des hommes noirs sont marqués par les violences liées à la répression militarisée de leur mobilité et à une certaine obligation
Obligations
Obligation
Part d’un emprunt émis par une société ou une collectivité publique. Le détenteur de l’obligation, l’obligataire, a droit à un intérêt et au remboursement du montant souscrit. L’obligation est souvent l’objet de négociations sur le marché secondaire.
à se convertir en « commando d’élite » [6] pour survivre et résister ; les corps des femmes sont marqués, moins visiblement mais de façon massive par des abus sexuels et des grossesses contraintes. La dureté de la vie en forêt et de la répression militarisée exacerbent ainsi une féminité vulnérable des migrantes et dans le même temps une masculinité viriliste des migrants. La guerre menée à la frontière semble renforcer le statut d’anciens militaires parmi les migrant·es mais aussi celui des militaires se trouvant de l’autre côté.
Par leur seule présence, les femmes font partie intégrante de la résistance à des politiques migratoires racistes et violentes.
Une masculinité héroïque se retrouve en effet chez les militaires espagnols des enclaves. L’imaginaire de la mafia et l’alibi de la traite humaine servent à la Guardia Civil chargée de « défendre l’intégrité de la frontière espagnole et européenne », notamment à justifier les violences aux barrières. La Guardia Civil déclare tenir un rôle de protecteur de l’Europe face aux « organisations mafieuses », et affirme que « ceux qui viennent par la barrière sont très bien préparés par les mafias. Ils sont bien nourris, sont très forts, ce sont de vrais athlètes des Jeux olympiques. Ils n’arrivent pas avec la faim au ventre ». Tout le contraire de ce qu’affirment les personnes travaillant auprès des personnes migrantes, décrivant des gens très affaiblis par le manque de nourriture, de sommeil et le stress permanent de la vie en forêt et des opérations sécuritaires répressives. Pour le colonel de la Guardia Civil de Melilla « les grandes organisations mafieuses sont derrière tout ça, elles profitent de la disgrâce humaine, elles cherchent le profit partout ». Par ailleurs, « 99 % des femmes subsahariennes sont victimes de traite » selon les autorités dans les enclaves, mais rien n’est mis en œuvre pour les protéger par crainte de « l’appel d’air » [7].
Serait-ce une nécessité, pour les militaires et autorités de Ceuta et Melilla, de dénoncer comme dangereux trafiquants issus de mafias ultra-organisées les « assaillants » contre lesquels ils affirment protéger l’Espagne et l’Europe ? Frapper et refouler illégalement [8] vers le Maroc des personnes exilées ayant la faim au ventre, parfois mineures et peut-être en quête de protection internationale, serait moins justifiable et moins viril pour les « hommes en tenue » ? En 2015, le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés estimait à 70 % le taux de personnes potentiellement demandeuses d’asile parmi les « migrants subsahariens » tentant d’accéder à l’Europe via Ceuta et Melilla. Depuis 2015, les autorités marocaines prétextent la « lutte contre la traite » pour légitimer les opérations sécuritaires qu’ils mènent dans le nord du pays. Comme cela fut le cas en février 2015 où plus de 1 200 personnes furent arrêtées dans les forêts de Nador, mises dans des bus puis enfermées dans des centres de rétention improvisés dans tous le sud du Maroc pendant plusieurs semaines, hors de tout cadre légal. D’après le ministère de l’Intérieur, l’opération visait à « la libération des femmes et des enfants des réseaux de traite et de trafic ». Pourtant, comme du côté espagnol, rien n’est mis en œuvre pour protéger de potentielles victimes de traite humaine. L’accent mis sur la question de la traite invisibilise et dépolitise les violences de genre, notamment sexuelles, vécues par les femmes bloquées aux frontières, violences induites par les politiques entravant la libre circulation.
Les discours institutionnels prétendent ainsi que la violence contre les femmes viendrait d’eux (les hommes noirs migrants) et pas de nous, les États, marocain ou espagnol. Comme si les politiques sécuritaires organisant la frontière constituaient des opérations pro-droits des femmes. Sous couvert d’« humanitarisme sexuel » [9], il s’agit en fait de mieux rafler, mieux réprimer et mieux refouler l’ensemble des candidat·es noir·es à l’Europe, en toute impunité.
De l’urgence du prisme du genre pour mieux décrypter l’envers de la frontière
Universitaires, humanitaires ou militants, les travaux qui s’attachent à analyser et documenter les effets des politiques migratoires sécuritaires ne peuvent plus faire l’impasse sur les rapports sociaux de sexe, qui sont indissociables des rapports de race et de classe qui structurent les frontières.
Si l’on ne donne pas la parole aux femmes en migration, agentes actives et en interaction permanente avec l’ensemble des acteurs gravitant autour des frontières, si l’on ne recueille pas leur point de vue, comment déconstruire les catégories politiques amalgamantes (« lutte contre la traite », « lutte contre les mafias ») qui instrumentalisent les violences de genre aggravées par ces mêmes politiques de militarisation des frontières ?
Les femmes rencontrées, pleinement conscientes que les politiques sécuritaires et les rapports patriarcaux les vulnérabilisent, se présentent souvent comme des « battantes » qui résistent « doublement ». Elles dénoncent la violence particulière qui les affecte en tant que femmes, noires, migrantes avec peu de ressources économiques, et insistent sur les efforts supplémentaires qu’elles doivent fournir pour y faire face et s’en sortir. « Presque toutes les femmes sont violées aux frontières » assènent-elles. La vulnérabilité de ces femmes n’a pas à être considérée selon une vision binaire et essentialiste qu’il convient de critiquer [10]. Par leur seule présence, elles font partie intégrante de la résistance à des politiques migratoires racistes et violentes.
Les transgressions des frontières politiques, raciales et sexuelles qu’elles doivent mener de front en font même des résistantes de chaque instant.
Elles perçoivent leur corps à la fois comme un handicap qui les fera doublement souffrir tout au long de leur route migratoire, mais aussi comme un outil de survie et de résistance. Désirables parmi les indésirables, ces femmes, loin d’être les victimes passives de leur migration, ne cessent de chercher des tactiques qui leur permettront d’arracher leur liberté de circulation entravée par le continuum des violences contre les femmes et par le complexe militaro-industriel [11] qu’est devenu la « sécurisation » des frontières extérieures de l’UE et plus largement le business de la migration.
[1] Extrait d’entretien avec un homme nigérian à Nador, juin 2015.
[2] Le chairman ou thiaman désigne dans ce contexte un chef de campement ; ils sont souvent sur place depuis plusieurs années, et font partie de la chaîne d’organisation des départs en zodiac.
[3] Expression utilisée pour signifier les prix lourds en termes financiers et humains d’une entrée en Europe sans visa. Extrait d’un entretien avec une femme camerounaise, Nador, 2017.
[4] En juin 2017 par exemple, les prix des traversées en zodiac recensés à Nador variaient entre 1 200 et 3 500 € en fonction des modalités et de la destination (Melilla ou la péninsule). Le prix d’un passage caché dans un véhicule pour entrer dans une enclave peut coûter le double voire le triple de la place en zodiac, puisque la tentative est bien moins risquée (pour les passager·es) et beaucoup plus courte.
[5] Galerand, E. & Kergoat, D. (2014). « Consubstantialité vs intersectionnalité ? : À propos de l’imbrication des rapports sociaux. », Nouvelles pratiques sociales, 26 (2).
[6] Expression entendue lors d’entretiens avec des hommes tentant de passer les frontières de Ceuta et Melilla, 2016.
[7] Entretiens avec la Guardia Civil de Ceuta et de Melilla en mai et juin 2015.
[8] La Cour européenne des droits de l’Homme a condamné l’Espagne pour sa pratique répétée des refoulements à chaud qui violent, entre autres, la Convention européenne des droits de l’Homme ainsi que la Convention de Genève relative aux réfugiés puisqu’il s’agit d’expulsions collectives. Voir CEDH, 3 octobre 2017, N.D. et N.T. c. Espagne, req. n° 8675/15 et 8697/15.
[9] Nicola Mai nous invite à être critique envers les interventions pouvant relever de ce qu’il nomme « l’humanitarisme sexuel », qui concourent en fait à la restriction de la mobilité de groupes migrants qui ont été désignés de façon stratégique comme de « pures » victimes d’oppression et d’exploitation sexuelles. Voir par exemple : MAI, Nicola, « Between Embodied Cosmopolitism and Sexual Humanitarianism : the Fractal Mobilities and Subjectivities of Migrants Working in the Sex Industry », in Baby-Collins, V. and Anteby, L. (eds) Borders, Mobilities and Migrations, Perspectives from the Mediterranean in the 21st Century, Brussels : Peter Lang, 2014, pp. 175-192.
[10] Judith Butler, Zeynep Gambetti and Leticia Sabsay (dir.) Vulnerability in Resistance (Duke University Press, 2016).
[11] Andrée Michel « Le complexe militaro-industriel et la violence à l’égard des femmes, » Nouvelles Questions Féministes, n° 11-12, 1985, pp. 9-73.x.