« Accord historique avec les pays membres du Club de Paris » : le 29 mai 2014, ce titre a fait la une de la presse argentine, peut être même de la presse à travers le monde. Après plusieurs tentatives, le gouvernement Kirchner clôt les négociations avec le Club de Paris et accepte de rembourser 9,7 milliards de dollars au cours des 5 prochaines années. Si les investissements étrangers en provenance des pays créanciers s’avèrent insuffisants, le pays pourra prolonger le remboursement de deux ans. L’accord est ainsi conditionné à la réalisation d’investissements étrangers, postposés du fait du non paiement des prêts, dont une grande partie ont été concédés durant la dictature génocidaire (1976-1983), pour l’achat de matériel militaire notamment [1] . Les paiements s’échelonneront donc en fonction de l’afflux des investissements.
Le Club de Paris est un groupe informel de 19 pays créanciers dont la fonction est de renégocier les modalités de paiements de dettes externes à leur égard. L’Argentine est en défaut de paiement à l’égard de 15 d’entre eux depuis fin 2001. L’Allemagne et le Japon concentrent à eux deux 60 % des arriérés dus au Club de Paris (les entreprises Toyota et Siemens ont joué un rôle important durant les négociations). Les dettes à l’égard de la Hollande, de l’Italie et des États-Unis s’élèvent au plus à 8 % de la dette totale pour chacun d’entre eux, suivies de dettes bilatérales qui portent sur des montants moindres.
L’Argentine effectuera un 1er versement de 650 millions de dollars en juillet 2014, suivi de deux paiements successifs de 500 millions en mai 2015 et mai 2016, soit 1,65 milliard de dollars sur deux ans. Des taux d’intérêts de 3 % seront appliqués au montant restant dû, à apurer d’ici 2019 ou 2021, et portés à 3,8 % si les échéances de paiements sont reportées. Ces taux d’intérêt sont présentés comme avantageux. Cependant, on ne questionne quasiment pas l’obligation d’allouer les ressources fiscales ou les réserves internationales au paiement de la dette, alors qu’elles pourraient être consacrées à d’autres fins.
La politique économique mise en place a indéniablement besoin d’un apport en devises étrangères. Les réserves sont passées de 52 milliards de dollars en 2011 à 28,5 milliards aujourd’hui. En très peu de temps, 23,5 milliards ont ainsi été perdus et ont fui le pays par divers mécanismes : dépôts des riches sur des comptes à l’étranger (dans les paradis fiscaux ou dans d’autres pays), tourisme, paiement des importations, de dettes et transfert de bénéfices vers l’étranger.
Réuni en conclave avec les entrepreneurs, le président de la Banque centrale a informé que l’objectif est de maintenir le niveau actuel de réserves d’ici fin 2014, et ainsi, malgré la hausse record des devises suivie de leur forte liquidation, auxquelles s’ajoutent les prêts et investissements dans le cadre de récents accords externes avec le CIRDI (le Centre international de règlement des différends liés à l’investissement, tribunal « ad hoc » de la Banque mondiale), Repsol et le Club de Paris, le conclave s’accorde sur le fait que les pressions externes imposent de mobiliser les ressources issues du travail social du pays, appelle à maintenir une politique officielle agressive pour augmenter les rentrées de devises et à faire face aux demandes de paiements à l’extérieur.
Les négociations avec le Club de Paris ont été menées par le Ministre de l’économie Alex Kicillof et son équipe, au nom du gouvernement national, avec la conviction que la conclusion d’un accord relancera les investissements productifs en Argentine. Cette vision est partagée par la coalition au pouvoir, par la majorité de l’opposition et par tous ceux qui considèrent que les « investissements directs étrangers » permettront d’approfondir l’actuel modèle de « développement » (sans que ne soient questionnés le type de développement qui est promu, le type d’insertion globale qu’il suppose, et leurs conséquences) et de résorber la pauvreté et les inégalités.
Le modèle de développement que l’on persiste à promouvoir, générateur d’inégalités, est mis à nu lorsque l’on analyse le rôle joué par les grandes entreprises des pays créanciers, qui font de bonnes affaires en Argentine et envisagent d’importants investissements au cours de la nouvelle période qui s’ouvre. Ces entreprises, opérant en marge de la sphère publique, ont cependant été les principaux acteurs des négociations et, d’après les commentaires, « elles ont agi dans leurs intérêts propres mais aussi poussées par le gouvernement national qui a tenu au cours des trois derniers mois des réunions avec les haut dirigeants de ces firmes afin qu’elles interviennent » (voir le quotidien argentin Página 12, 01/06/2014).
Les noms emblématiques et le domaine d’intervention de ces transnationales laissent entrevoir le modèle que l’on entend approfondir. En voici quelques exemples :
Nous pourrions compléter cette liste avec les industries chimiques, pétrochimiques et les laboratoires tels Dow Chemical, Shell, Pfizer, Roche. Et l’allonger encore si l’on prend en compte les investissements pour les infrastructures et les technologies, qui, en soi, pourraient être utiles s’ils étaient au service des peuples, mais qui ne servent ici que les intérêts du grand capital. On poursuit et approfondit un modèle économique extractiviste, aliénant et générateur d’inégalités, qui ne nous permet pas de tendre vers une souveraineté énergétique, alimentaire, sur nos ressources naturelles.
La manière dont l’Argentine a négocié l’accord avec le Club de Paris en préservant, soi-disant, sa souveraineté a été soulignée : sans intervention du FMI et « sans restreindre l’autonomie dont doit disposer tout État souverain ». En général, dans le cadre de tels accords, le rôle du FMI est d’appuyer les intérêts des pays du Club et de leurs entreprises. Néanmoins, la présence du FMI n’était pas indispensable ici étant donné que les intérêts des transnationales ayant leur siège dans les pays membres du Club de Paris sont garantis par le cadre juridique en place depuis les années 1990 en Argentine. En effet, 58 traités bilatéraux d’investissement sont en vigueur et prévoient le recours au CIRDI, le Centre international de règlement des différends liés à l’investissement (tribunal « ad hoc » de la Banque mondiale), pour régler d’éventuels litiges entre des investisseurs et l’Argentine. L’Argentine est le pays le plus attaqué devant le CIRDI.
Les entrepreneurs locaux se sont félicités de la conclusion de l’accord avec le Club de Paris qui renforce la prévisibilité, élément important pour les investisseurs étrangers, et permet à l’Argentine de se réinsérer dans les marchés et de normaliser ses relations avec les organismes internationaux. Le secteur bancaire a également accueilli l’accord avec satisfaction. Selon de hauts fonctionnaires de l’Association des banques argentines, il permettra d’accéder à des financements externes afin de mener des projets infrastructures dont l’Argentine a besoin.
Pourquoi, en tant que mouvements sociaux, nous ne pouvons pas nous réjouir de cet accord ?
Outre les intérêts des pays « créanciers » et de leurs multinationales que préserve un tel accord, nous dénonçons le montant de l’arriéré dû au Club de Paris porté à 9,7 milliards de dollars.
A plusieurs reprises, face à des accords imminents avec le Club (2008, 2010, 2011), plusieurs organisations et mouvements sociaux, dans l’exercice du droit d’accès à l’information, avons demandé des explications sur l’origine des dettes que le gouvernement argentin entendait payer au Club de Paris, à quoi avaient servi ces prêts, combien avait été payé au titre du service de la dette. Nous avons toujours considéré que le peuple argentin ne doit pas payer une dette pour laquelle il n’a pas été consulté, dont il n’a pas bénéficié et qui a été contractée sous la dictature. Nous rejetons l’argument selon lequel « les dettes ont été légitimées par les gouvernements démocratiques qui ont convenu de leur restructuration avec le gouvernement du pays exigeant le remboursement ». En effet, une dette illégitime ne perd pas, suite à un processus de renégociation ou de restructuration, son caractère illégitime.
Selon les dernières données officielles (Ministère de l’économie, bulletin trimestriel de la dette publique au 30 septembre 2013), l’État argentin doit au Club de Paris 6,1 milliards de dollars : 5,1 milliards au titre du capital et 1 milliard supplémentaire en intérêts. Le Club réclame en revanche, au 30 avril 2014, 9,7 milliards, la différence (3,6 milliards) correspondant dès lors à des intérêts punitifs sur les arriérés et des intérêts courus jusqu’à cette date.
Plutôt que de profiter aux seuls créanciers extérieurs, ces 9,7 milliards auraient pu servir à modifier le système productif et de développement, à satisfaire les besoins du peuple argentin. En outre, l’accord avec le Club de Paris compromet la réalisation d’un audit intégral, public et participatif de la dette publique argentine, dont celle à l’égard du Club de Paris. La dette argentine a déjà fait l’objet d’une enquête, à partir de 1982, suite à une plainte déposée par le citoyen Alejandro Olmos. Le jugement (« sentence Olmos ») rendu en juillet 2000 a prouvé le caractère frauduleux et illicite de la dette contractée durant la période 1976-1982, dont une partie de la dette à l’égard du Club de Paris. Une nouvelle fois, l’Argentine a perdu une occasion de répudier la dette « odieuse ». En vue d’obtenir une reconnaissance internationale au sein du capitalisme mondial en crise, elle fait le choix d’honorer des dettes illégitimes.
Une question essentielle se pose : peut-on emprunter un chemin alternatif, anticapitaliste et anti-impérialiste ? Cela suppose une force politique au sein de la société qui, via l’expression d’une nouvelle majorité, via la puissance du pouvoir populaire, remette en question l’ordre capitaliste local, régional et mondial. C’est ce à quoi nous aspirons, nous, mouvements sociaux, organisations syndicales, politiques, environnementales, culturelles, de femmes, peuples indigènes, paysan-ne-s, etc., au travers de nos luttes quotidiennes : bâtir une hégémonie au sein du peuple pour exercer une souveraineté populaire, intégrale et émancipatrice.
Traduit par Cécile Lamarque
[1] Voir Éric Toussaint, Argentine : Maillon faible dans la chaîne mondiale de la dette ?, publié le 1er septembre 2001, http://users.skynet.be/cadtm/pages/francais/argentineeric.htm. Voir les publications du CADTM sur l’Argentine en 2001-2002 : http://users.skynet.be/cadtm/pages/francais/dossierargentine.htm et http://cadtm.org/Argentine?lang=fr
President de la Fundación de Investigaciones Sociales y Políticas, FISYP, Buenos Aires. www.juliogambina.blogspot.com
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