Les investisseurs institutionnels (dont les banques) et des hedge funds se sont attaqués en 2010 à la Grèce, maillon le plus faible de la chaîne européenne d’endettement, avant de s’attaquer à l’Irlande, au Portugal, à l’Espagne et à l’Italie. En agissant de la sorte, ils ont réalisé de juteux profits car ces pays ont dû leur proposer des taux d’intérêt en hausse pour pouvoir refinancer leurs dettes. Parmi ces investisseurs institutionnels, ce sont les banques privées qui ont fait le plus de profit car elles pouvaient directement se financer auprès de la BCE en lui empruntant des capitaux à 1 %, alors que dans le même temps elles prêtaient sur une durée de trois mois à la Grèce à 4 ou 5 %. En ce qui concerne les titres d’une durée de dix ans, elles n’acceptaient d’acheter des titres irlandais ou portugais que si l’intérêt avoisinait 10 %.
En lançant leurs attaques contre les maillons les plus faibles, ces investisseurs institutionnels étaient également convaincus que l’Union européenne et la BCE devraient d’une manière ou d’une autre venir en aide aux États victimes de la spéculation en leur prêtant les capitaux qui leur permettraient de poursuivre les remboursements. Ils ne se sont pas trompés et des prêts ont été accordés aux pays en difficulté. Les conditions imposées par la BCE, la Commission européenne et le FMI, la fameuse « Troïka », visaient à imposer une austérité brutale, des privatisations, une baisse des salaires et des retraites, des licenciements massifs dans la fonction publique…
Malgré l’aide de la BCE, à partir de juin 2011, les banques européennes sont entrées dans une phase tout à fait critique. Leur situation était presque aussi grave qu’après la faillite de Lehman Brothers survenue le 15 septembre 2008. Nombre d’entre elles ont été menacées d’asphyxie parce que leurs besoins massifs de financement à court terme (quelques centaines de milliards de dollars au jour le jour) n’ont plus été satisfaits par les Money Market Funds américains qui ont considéré que la situation des banques européennes était décidément de plus en plus risquée. [1]
Les banques ont été confrontées à la menace de ne pas pouvoir assumer leurs dettes. C’est alors que la BCE, suite à un sommet européen réuni d’urgence le 21 juillet 2011 pour faire face à une possible série de faillites bancaires, a commencé à acheter à ces banques des titres de la dette publique grecque, portugaise, irlandaise, italienne et espagnole afin d’apporter à ces banques des liquidités (en plus des prêts qu’elle leur accordait déjà) et de les délester d’une partie des titres qu’elles avaient massivement achetés dans la période précédente. Il s’agissait également de faire baisser les taux d’intérêt sur la dette des pays de la Périphérie. Cela n’a pas suffi, les cours en Bourse des actions des banques ont poursuivi leur dégringolade et les taux d’intérêt sur la dette italienne ou espagnole sont restés très élevés. Ce qui a été décisif pour maintenir à flot les banques européennes, c’est l’ouverture à partir de septembre 2011 d’une ligne de crédit illimitée par la BCE en concertation avec la Fed, la Banque d’Angleterre et la Banque de Suisse : les banques en manque de dollars et d’euros ont été mises sous perfusion. Elles ont recommencé à respirer, mais c’était toujours insuffisant, le cours de leur action continuait une descente aux enfers. Entre le 1er janvier et le 21 octobre 2011, l’action de la Société générale a chuté de 52,8 %, celle de BNP Paribas de 33,3 %, celle de la Deutsche Bank de 28,8 %, celle de Barclays de 30,5 %, celle du Crédit suisse de 36,7 %. Il a alors fallu que la BCE sorte l’artillerie lourde.
LTRO : qu’est-ce que c’est ?
Appelé LTRO (Long Term Refinancing Operation), l’opération consiste à accorder aux banques des prêts à long terme. Entre décembre 2011 et février 2012, la BCE a ainsi prêté à un peu plus de 800 banques plus de 1 000 milliards d’euros pour une durée de 3 ans au taux d’intérêt de 1 % (à un moment où l’inflation atteignait environ 2 %). En réalité, le cadeau fait aux banques est plus important que le laisse supposer ce taux (pourtant déjà très avantageux). Pourquoi ? Pour deux raisons simples :
1. Les intérêts sur la somme empruntée ne sont à verser qu’au moment du remboursement de cette somme. Donc si une banque emprunte pour 3 ans et ne rembourse pas de manière anticipée, elle ne paie les intérêts qu’à l’issue des 3 ans.
2. Le taux a été abaissé à plusieurs reprises pour atteindre 0,05 % à partir de septembre 2014 [2].
Prenons une banque comme Dexia qui a emprunté plus de 20 milliards d’euros à la BCE pour une période de 3 ans au début 2012, elle ne remboursera les 20 milliards qu’au début 2015. À cette somme, s’ajoutera le paiement des intérêts que l’on calculera de la manière suivante : 1 % de taux d’intérêt jusqu’en juillet 2012, 0,75 % pour la période juillet 2012 à mai 2013, 0,50 % de mai 2013 à novembre 2013, 0,25 % entre novembre 2013 et juin 2014, 0,15% d’intérêt entre juin 2014 et début septembre 2014, 0,05% à partir du 10 septembre 2014. [3] Dexia ne paiera ces intérêts qu’au moment du remboursement de la somme empruntée. Que se passera-t-il à ce moment-là ? Il est évident que de nombreuses banques, comme Dexia ou la principale banque italienne Intesa Sanpaolo (ISP.MI) (qui a reçu 24 milliards d’euros dans le cadre du LTRO), ne seront pas en mesure de rembourser la somme empruntée, sauf si elles procèdent à un nouvel emprunt plus ou moins équivalent à l’emprunt précédent. À qui ces banques emprunteront-elles ? À la BCE pardi. Son président Mario Draghi a annoncé en juin 2014 que la BCE octroierait de nouveaux prêts de longue durée (Targeted Long Term Refinancing Operations – TLTRO) [4].
Au départ, la BCE déclarait que le volume des nouveaux prêts de longue durée atteindrait 400 milliards, on verra ce qu’il en sera exactement quand on fera le point en février ou en mars 2015 au moment où les différentes tranches de crédit TLTRO auront été accordées. Le programme TLTRO a commencé en septembre 2014, une première tranche de 82,6 milliards d’euros a été octroyée. Une deuxième tranche le sera en décembre 2014, ce qui coïncidera avec la première échéance du remboursement que les banques qui ont eu recours au LTRO de décembre 2011 devront effectuer. Soulignons qu’une partie des banques qui avaient eu recours au LTRO en décembre 2011 ont remboursé anticipativement la BCE afin de donner des gages de bonne santé. Ce sont les banques les plus mal en point qui sont encore redevables à la BCE de prêts LTRO. Du coup, les échéances de décembre 2014 (1re tranche LTRO) et de février 2015 (2e tranche LTRO) sont importantes.
Imaginez ce qui se serait passé si Dexia et de nombreuses autres banques en difficulté n’avaient pas eu accès aux prêts de la BCE : elles auraient dû purement et simplement mettre la clé sous le paillasson. En effet, à condition de trouver un prêteur privé (ce qui n’aurait pas du tout été facile vu les montants nécessaires), les banques auraient dû verser des taux d’intérêt supérieurs à 8 % (à payer régulièrement et pas au moment du remboursement du capital emprunté). Ajoutons que la BCE fait d’autres cadeaux de taille aux banques privées : elle leur achète des covered bonds afin de les aider à se financer, [5] elle accepte que les banques déposent comme garantie des produits structurés en échange des nouveaux prêts qu’elle leur concède. Bien sûr, il y a aussi le monopole dont bénéficient les banques privées dans le financement des pouvoirs publics. Dans les mois à venir, vont s’ajouter des achats massifs de produits structurés (fabriqués par les banques sous le nom d’ABS) par la BCE.
Le bilan de la double opération LTRO / TLTRO est clair : il aurait fallu procéder autrement afin de protéger les intérêts des victimes de la crise. Pour cela, mettre en faillite les banques en crise tout en protégeant les dépôts des épargnants, créer une structure de défaisance des actifs toxiques à charge des grands actionnaires et intégrer la partie saine dans une structure authentiquement publique (sans verser d’indemnités aux grands actionnaires). Il fallait socialiser le secteur bancaire et lui donner une authentique mission de service public.
Éric Toussaint, maître de conférences à l’université de Liège, préside le CADTM Belgique et est membre du conseil scientifique d’ATTAC France. Il est auteur des livres Bancocratie, Aden, 2014, http://cadtm.org/Bancocratie ; Procès d’un homme exemplaire, Editions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010.
[1] Dès août 2011, à un moment où très peu de commentateurs financiers en parlaient, cette situation a été décrite dans la série intitulée « Dans l’œil du cyclone : la crise de la dette dans l’Union européenne » : « Elles (= les banques européennes) ont financé et elles financent encore leurs prêts aux États et aux entreprises en Europe via des emprunts qu’elles effectuent auprès des Money Market Funds des États-Unis. Or ceux-ci ont pris peur de ce qui se passait en Europe (…).
À partir de juin 2011, cette source de financement à bas taux d’intérêt s’est presque tarie, en particulier aux dépens des grandes banques françaises, ce qui a précipité leur dégringolade en Bourse et augmenté la pression qu’elles exerçaient sur la BCE pour qu’elle leur rachète des titres et donc leur fournisse de l’argent frais. En résumé, nous avons là aussi la démonstration de l’ampleur des vases communicants entre l’économie des États-Unis et celle des pays de l’UE. D’où les contacts incessants entre Barack Obama, Angela Merkel, Nicolas Sarkozy, la BCE, le FMI… et les grands banquiers de Goldman Sachs à BNP Paribas en passant par la Deutsche Bank… Une rupture des crédits en dollars dont bénéficient les banques européennes peut provoquer une très grave crise sur le vieux continent, de même qu’une difficulté des banques européennes à rembourser les prêteurs états-uniens peut précipiter une nouvelle crise à Wall Street. » (http://cadtm.org/Dans-l-oeil-du-cyclone-la-crise-de, 26 août 2011). Une étude de la banque Natixis confirme la détresse qu’ont connue les banques françaises pendant l’été 2011 : Flash Economie, « Les banques françaises dans la tourmente des marchés monétaires », 29 octobre 2012. On y lit : « De juin à novembre 2011, les fonds monétaires américains ont subitement retiré la plus grande part de leurs financements aux banques françaises. (…) C’est jusqu’à 140 Mds USD de financements à court terme qui ont fait défaut aux banques françaises à fin novembre 2011, sans qu’aucune ne soit épargnée. » (http://cib.natixis.com/flushdoc.aspx?id=66654). Cette fermeture de robinet a touché également la plupart des autres banques européennes, comme le montre également cette étude publiée par Natixis.
[2] Voir Éric Toussaint, « Super Mario Draghi 2.0 pour les banquiers », publié le 6 septembre 2014, http://cadtm.org/Super-Mario-Draghi-2-0-pour-les
[3] Voir sur le site de la BCE : « In this longer-term refinancing operation, the rate at which all bids are satisfied is indexed to the average minimum bid rate in the main refinancing operations over the life of the operation », http://sdw.ecb.europa.eu/servlet/desis?node=100000133
[4] Voir Éric Toussaint, « Super Mario Draghi 2.0 pour les banquiers », publié le 6 septembre 2014, http://cadtm.org/Super-Mario-Draghi-2-0-pour-les
[5] Voir Eric Toussaint, « Les aides massives des banques centrales aux grandes banques privées », publié le 21 août 2014, http://cadtm.org/Les-aides-massives-des-banques Voici un extrait de l’article en question : « Il s’agit d’une aide fort importante de la BCE aux banques qui rencontrent de graves problèmes pour se financer sur les marchés. Cette aide est carrément passée sous silence dans les médias.
Depuis l’éclatement de la crise, la BCE a acheté pour 76 milliards d’euros de covered bonds, 22 milliards sur le marché primaire et 54 milliards sur le marché secondaire. Il faut souligner que la BCE a acheté notamment des covered bonds qui ont une mauvaise notation (BBB-), ce qui veut dire que les agences de notation n’avaient pas confiance dans la santé des banques qui les ont émis. À la date du 18 mars 2014, la BCE détenait pour 52 milliards d’euros de covered bonds des banques. C’est un montant très important si on le compare au volume des émissions de ces obligations par les banques. En 2013, il ne s’est élevé qu’à 166 milliards d’euros, en chute de 50 % par rapport à 2011 ».
Docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France.
Il est l’auteur des livres, Banque mondiale - Une histoire critique, Syllepse, 2022, Capitulation entre adultes : Grèce 2015, une alternative était possible, Syllepse, 2020, Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent, 2017 ; Bancocratie, ADEN, Bruxelles, 2014 ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet des livres AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège.
Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015 par la présidente du Parlement grec. Cette commission a fonctionné sous les auspices du parlement entre avril et octobre 2015.