Le 15 octobre 2014, Éric Toussaint, porte-parole du Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers Monde (CADTM), docteur en sciences politiques, conseiller du président Rafael Correa au sein de la Commission d’audit intégral de la dette de l’Équateur (CAIC) a été invité à participer à un débat organisé par le député Carlos Raimundi, représentant du secteur officialiste [1] avec l’appui du CIGES (Centre de Recherche et Gestion de l’Économie Solidaire). Sous le titre de « Dette et souveraineté en Amérique latine » cette rencontre s’est tenue dans l’auditorium de l’annexe de la Chambre des députés, rencontre à laquelle ont participé le député Hector Recalde et l’économiste et ex-députée Fernanda Vallejos.
Des interviews d’Éric Toussaint ainsi que des autres membres du panel ont eu lieu avec TeleSur et la chaîne Canal 7.
Le député Carlos Raimundi a introduit brièvement l’activité puis a donné la parole au Dr. Eduardo Barcesat qui représentait le Président de la Chambre des députés, Julián Domínguez. Barcesat, s’est référé dans son intervention à la Commission parlementaire permanente portant sur l’origine et le suivi de la gestion et du paiement de la dette externe de la Nation, créée par la Loi 26.984 pour déterminer « la partie illégitime de la dette mais également les responsables de l’endettement du pays », mettant ainsi l’accent sur la « dignité avec laquelle le gouvernement de Cristina Fernández de Kirchner s’oppose à la »Mecque« du pouvoir financier mondial ».
Il faut rappeler que le projet de création de la Commission a été approuvé dans le cadre de la « Loi de paiement souverain » prise le 10 septembre 2014, or plus d’un mois après il n’y avait pas de nouvelles quand à sa constitution. Lors de la rencontre du 15 octobre 2014, il a été signalé que cette Commission aurait du être crée bien avant et y compris qu’il y a également des doutes quant à son fonctionnement.
Éric Toussaint avant de commencer ses réflexions a rappelé l’engagement et le travail d’Alejandro Olmos (mort avant de connaître le jugement du juge Ballesteros). Puis il s’est référé à l’Art. 12 de la Loi en question.
Article 12 - A été créée dans le cadre de l’Honorable Congrès de la Nation, la Commission d’enquête parlementaire permanente portant sur l’origine, le suivi de la gestion et le paiement de la dette externe de la Nation qui sera composée par 8 sénateurs et 8 députés, désignés par les Présidents des deux instances parlementaires sur proposition des blocs parlementaires et en respectant la proportion des représentations politiques, y qui sera régie par le règlement de fonctionnement interne décidé à cet effet.
Éric Toussaint a signalé l’importance de la participation citoyenne dans le cadre d’une Commission d’audit, en tant qu’élément vital pour le fonctionnement de celle-ci. Il a rappelé qu’en Équateur, faisaient partie de la Commission d’audit intégral sur le crédit (CAIC) 12 délégués des mouvements sociaux, 6 experts internationaux et 4 représentants d’organismes d’État qui ont travaillé ensemble pendant 14 mois pour analyser la dette contractée entre 1976 et 2006. Il a souligné l’intérêt d’une autre partie de l’article 12 qui stipule que :
La Commission parlementaire permanente créée par la présente loi aura pour objectif d’enquêter et de déterminer l’origine, l’évolution et l’état actuel de la dette externe de la République argentine depuis le Coup d’État du 24 mars 1976 jusqu’aujourd’hui y compris les renégociations, refinancements, échanges, blindaje [2], megacanje [3], le paiement de commissions, la suspensions de paiement de décembre 2001 [4] et la restructuration de 2005 [5], émettant l’opinion fondée sur le respect de l’effet des montants, taux et délais convenus dans chaque cas et relatif aux irrégularités qui pourraient être détectées.
Éric Toussaint a cependant également manifesté son inquiétude par rapport à « la confidentialité la plus stricte par rapport à l’information » et au délai réduit de 180 jours pour la présentation du rapport comme mentionné à l’article 3 sous la forme suivante : « La présentation d’un rapport final lié aux thèmes mentionnés dans le présent article devra pour être pris en considération par la Chambre des députés et le Sénat leur parvenir dans un délai de 180 jours à partir de la date de constitution de la Commission ».
La Commission parlementaire permanente crée par la présente loi pourra solliciter de l’information, de la documentation ou des données aux organismes nationaux, provinciaux ou municipaux centralisés, décentralisés ou autonomes ainsi qu’aux organismes financiers nationaux et internationaux, privés ou publics et à quelque organisme nécessaire pour l’accomplissement de ses engagements.
Les membres de la présente Commission parlementaire permanente ainsi que le personnel permanent ou éventuel qui lui est lié, devront garder la plus stricte confidentialité par rapport à l’information à laquelle ils auraient accès en vertu du paragraphe antérieur. En cas de divulgation ou d’utilisation indue de l’information à laquelle ils auraient accès à l’occasion ou dans l’exercice de leurs fonctions, ils seront considérés comme ayant commis une faute grave par rapport à leurs devoirs et le régime de sanctions en vigueur leur sera applicable, sans préjudice des responsabilités qui pourraient leur correspondre par l’application du Code Pénal.
Ainsi, avec l’analyse de l’article 12 de la nouvelle loi, Éric Toussaint a partagé avec l’assistance la nécessité de prendre en compte l’expérience de l’Équateur, qui a permis - à partir des graves indices d’irrégularités -, que le président Correa annonce la suspension de paiement des bons Global 2012 et 2030 pour destiner cet argent aux dépenses de santé et d’éducation. A partir du début de l’année 2009, Correa a annoncé le rachat dans un « acte souverain et unilatéral » des bons mentionnés à 30% de leur valeur nominale. Éric Toussaint a souligné que le processus en Équateur n’a pas impliqué de négociation, ni de restructuration mais que le rachat de 91% des titres a pour conséquence d’empêcher que l’Équateur puisse être jugé par des tribunaux étrangers.
Pour Éric Toussaint, la Commission d’audit doit bénéficier d’un large soutien populaire. La société ne peut observer de manière passive le gaspillage des ressources du gouvernement dans le paiement de la dette alors que les droits humains sont violés. Il a exprimé que la suspension de paiement doit s’appuyer sur 4 critères : dette illégitime/dette illégale/dette odieuse et dette insoutenable. L’audit ne consiste pas seulement à déterminer le caractère légal ou illégal d’une dette, il s’agit d’un instrument d’approfondissement de la démocratie. « Les peuples qui sont appelés à payer les dettes publiques ont le droit de savoir si il convient de le faire » (Audit citoyen de la dette publique - Chapitre 3, paragraphe 103).
Il a souligné l’importance d’un audit intégral, en Argentine, le jugement Ballestero [6] est déjà un début, mais il faut continuer l’enquête sur les gouvernements successifs qui ont continué avec le délit entraînant la nullité des dettes qui ont suivi... avec les irrégularités des privatisations, l’impact social et humain du blindaje, Megacanje, et des restructurations successives. C’est à dire qu’il faut analyser l’endettement par rapport aux politiques menées. Il a terminé en évoquant la possibilité d’appui du CADTM à la Commission parlementaire.
L’économiste, Fernanda Vallejos a souligné l’importance de la création de cette commission qui devrait clairement énoncer les responsabilités de ceux qui ont contribué à l’endettement du pays. Elle a également signalé que « face à l’action des »fonds vautours« , l’Argentine exerce fermement sa souveraineté, pour défendre le rêve d’un futur consolidant enfin notre développement ».
Pour terminer, le député national Hector Recalde a signalé que « l’attitude du juge Griesa est indigne et contradictoire avec les règles juridiques universelles et avec les principes élémentaires de droit, ce qui révèle sa vraie intention ainsi que celle du pouvoir judiciaire étasunien. Ce litige est aussi susceptible d’établir une jurisprudence qui pourrait avoir un impact au delà de l’Argentine sur tout pays qui voudrait restructurer sa dette ».
Le débat postérieur a mis en avant les différences de vision entre les recommandations et expériences de l’audit exprimées par Éric Toussaint et plusieurs des personnes qui sont intervenues dans la salle. Parmi celles-ci, l’ancienne ministre de l’Économie Felisa Micheli qui s’est référé à la restructuration de 2005 (réouverte ensuite en 2010) comme un acte similaire à celui du gouvernement équatorien, dès lors qu’il s’est agi d’une réduction de dette de 70%, synonyme de la plus forte restructuration de dette qui ait affecté le secteur financier, soulignant le courage politique de Nestor Kirchner pour mener à bien celle-ci.
Les différences de point de vue ont été de plus en plus marquées. L’Équateur n’est pas un modèle mais une force d’inspiration comme c’est également le cas pour l’Islande. Éric Toussaint a expliqué que ces pays ont assumé « des actes souverains unilatéraux ». Il a poursuivi en évoquant brièvement un scénario possible pour le futur : il est probable qu’on assiste à un changement important au niveau international lié au fait que les pays qui actuellement refinancent leurs dettes en profitant de taux d’intérêt très bas vont être confrontés à une augmentation de ces taux. Il est possible qu’on assiste à une nouvelle vague d’attaques spéculatives contre les monnaies et de baisse des prix des matières premières. La combinaison de l’augmentation des taux d’intérêt et de la baisse des prix des matières premières mettrait fin à la situation assez favorable aux pays exportateurs de biens primaires. La Commission voit le jour au moment où il est possible que se prépare ce virage qui rendrait la situation des pays endettés plus complexe. Pour cette raison, il est urgent de remettre en cause le système dette.
Traduction de l’espagnol : Virginie de Romanet
Maria Elena Saludas (ATTAC Argentine, membre du réseau international CADTM)
[1] Le terme « oficialista » « officialiste » désigne le parti au pouvoir à un moment donné. Il s’agit actuellement du parti justicialiste aussi connu comme péroniste.
[2] L’opération connue comme blindaje (blindage) a consisté en janvier 2001 en un prêt de 40 milliards de dollars contre un plan d’ajustement structurel drastique.
[3] Ce megacanje (méga-échange) est intervenu en juin 2001 et a consisté en un allongement des délais de paiement en échange d’une augmentation des taux ainsi que du capital dû. Entre capital et intérêts, cette opération a fait augmenter la dette de plus de 53 milliards de dollars, ce qui a eu pour corollaire de nouvelles mesures d’ajustement imposées par le FMI qui ont entraîné le soulèvement des 19-20 décembre 2001 suite à la décision des banques de bloquer les comptes ce qui a donné lieu à la fureur populaire.
[4] Le défaut de décembre 2001 a été le plus important de l’histoire pour un montant de 82 milliards de dollars sur la dette de l’Argentine par rapport aux banques privées.
[5] La restructuration de 2005 avait permis de ramener la partie de la dette en défaut acceptée par les créanciers de 62 à 35 milliards de dollars, les créanciers ayant refusé la restructuration étant censés ne rien recevoir d’où une diminution de 82 à 35 milliards. Cependant, une nouvelle restructuration en 2010 a entraîné de nouveaux remboursements importants pour les créanciers qui avaient refusé la restructuration de 2005 avec y compris des bons indexés sur la croissance économique. Cela a réduit à néant l’avancée de 2005 et pavé la voie pour les fonds vautours qui attaquent aujourd’hui l’Argentine.
[6] Il s’agit du juge qui a rendu le jugement dit Sentencia Olmos du nom du journaliste argentin qui a porté plainte contre l’accroissement considérable de la dette pendant la période de la dernière dictature militaire (1976-1983). Ce jugement du 13 juillet 2000 démontre clairement le caractère illégal de la dette argentine.
ATTAC/CADTM Argentina