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Réponse à Bruno Colmant concernant le piège infernal de la dette publique
par Jérémie Cravatte
19 janvier 2015

Cette réponse a été écrite le 8 janvier et envoyée au journal Le Soir pour publication, mais la demande est malheureusement restée lettre morte.

Bruno Colmant [1] – référence du discours dominant en Belgique – vient de publier une nouvelle carte blanche dans le journal Le Soir (édition du 6 janvier 2015) où il y étale ses fables et un économisme exacerbé, plaie de notre temps.

Une fable digne de la science fiction

Cette carte blanche démarre d’emblée avec la fable de la dette cachée. Pour Colmant (et pour la plupart des « experts » chiens de garde), cette dette cachée évoque « la partie non financée du coût du vieillissement de la population ». La prendre en considération ferait alors grimper notre dette publique à plus ou moins 500 % du PIB, au lieu des 105 % actuels.

Nous ne sommes pas dans Star Trek et Bruno Colmant ferait bien de réviser le fonctionnement de la sécurité sociale, et des pensions en particulier. Celles-ci ne sont pas financées par du salaire différé mais continu. Autrement dit, les pensions d’aujourd’hui sont financées par la sécurité sociale d’aujourd’hui, et non par la dette de demain. Nous sommes en janvier 2015, et non dans une fiction futuriste où la dette aurait explosée à cause d’un système de pension archaïque plombant les finances publiques. Nous avons une dette publique consolidée de 415 milliards d’euros et non de plus ou moins 2 000 milliards, monsieur l’économiste.

Si la dette explose c’est parce que depuis plus de trente ans la richesse produite collectivement va de plus en plus dans les poches privées du capital plutôt que dans le financement de cette collectivité [2]. Nous n’avons pas besoin de nous endetter pour payer les pensions, une augmentation de salaire généralisée de moins de 2 % [3] suffirait, mais ça notre « expert » économique se gardera bien d’en parler.

Nous n’avons pas besoin de nous endetter pour payer les pensions, une augmentation de salaire généralisée de moins de 2 % suffirait, mais ça notre « expert » économique se gardera bien d’en parler.

Il préfère que la population soit lobotomisée par la peur de son vieillissement [4], pour mieux la convaincre d’accepter des contre-réformes néolibérales. La seule dette cachée c’est la dette écologique et sociale que l’État et la partie la plus riche de la population ont contracté envers le reste de la population, en détruisant sa vie et le milieu dans lequel elle se déploie.

Solution ou piège ?

Selon Colmant, « une dette publique ne diminue jamais. Au mieux, elle se dilue, de manière relative, en pourcentage du PIB ». Il propose ensuite la croissance (donc l’augmentation de l’exploitation des travailleurs et des ressources naturelles) plutôt que l’annulation de la dette qui s’apparenterait à un « suicide politique ». Suicide politique face aux élites, très certainement, face aux populations rien n’est moins sûr... Toujours cette prose terrorisante sans fondement. De même lorsqu’il souligne qu’une augmentation d’impôts pour régler la dette toucherait « immanquablement le travail » (et pas le capital). Pourquoi ? Comment ? On ne le sait pas. Juste, « il ne faut pas ».

Le positionnement de l’économiste s’éclaircit, s’il le fallait encore, lorsqu’il dit que « malheureusement, lorsque la dette publique est trop importante, ce ne sont plus les créanciers qui obligent les débiteurs : ce sont les débiteurs qui imposent des effacements de dettes à leurs créanciers. ». On ne peut donc pas s’étonner que la solution proposée par cet « expert » soit celle des restructurations de dettes des économies du Sud de l’Europe via, entre autres, des rééchelonnements.

Pour rappel, la restructuration de la dette grecque de 2012 est justement ce qui a permis d’en sauver les créanciers [5] et pas du tout de régler le problème de la dette publique (on a vu exactement la même chose dans les pays du tiers monde). Colmant nous répète d’ailleurs – comme en 2009 une fois les faillites et sauvetages bancaires passés, et au côté de tous les « experts » qui se succédaient alors pour culpabiliser la population d’un État trop providence – que « la plus grande menace pour la stabilité de l’euro, c’est la dette publique. ». Il sait très bien que la plus grande menace ce sont les banques et leurs activités, mais cela aussi il se garde de le dire, comme en 2007. Si les dettes publiques représentent maintenant une part importante de leur bilan (grâce, entre autres, aux politiques de la Banque centrale européenne), la part qu’occupent les produits dérivés dans leur bilan face à leurs faibles fonds propres est bien plus importante [6]. Il ne nous parle pas non plus du danger provenant du fait que le projet européen de séparation bancaire continue de patiner totalement [7] du fait du lobbying des grandes banques et qui augure de nouvelles catastrophes financières.

Et concernant les pays du Nord ? « La Belgique n’est aucunement concernée par un défaut. ». Techniquement, certes, mais elle devrait l’être par un défaut souverain. Il est malheureusement vrai que la question des origines de notre dette publique et des alternatives à son paiement aveugle n’est (presque) nulle part débattue, ou même évoquée. Ceci entre autres grâce à des gens comme Bruno Colmant, à la prose qui embrouille, omniprésents sur les plateaux télé et dans la presse rabâchant sans cesse : « il n’y a pas d’alternative ».

Merci Bruno Colmant, on fera sans vous pour les solutions au piège infernal des dettes publiques en Europe. Nous ne pouvons qu’inviter tout le monde à en faire de même, à se réapproprier cette thématique pour ne plus la laisser dans des mains aussi dangereuses. C’est ce que le réseau européen d’audit citoyen de la dette « ICAN » fait depuis 4 ans, et la plateforme « ACiDe » depuis deux ans en Belgique.


Notes :

[1Ancien directeur financier d’ING et d’Ageas, ancien directeur de cabinet de Didier Reynders, ancien président de la Bourse de Bruxelles, administrateur de l’UWE et de nombreuses autres structures, il est le père intellectuel des intérêts notionnels qui font perdre au trésor public de nombreux milliards chaque année, entre autres choses.

[2En une trentaine d’années, les salaires ont perdu plus ou moins 10 points de PIB face au capital et les exonérations sociales ont vidé les caisses de la sécurité sociale à une hauteur de jusqu’à 7 milliards par an.

[3Lire la brochure « 6 mensonges pour démanteler nos pensions (et aggraver la crise) » de la CNE, septembre 2011.

[4Pour une critique de la théorie du vieillissement de la population, voir : « Pensions et dette publique en Belgique ».

[5En socialisant au passage leurs créances qui ne valaient plus rien sur le marché (ce qui permet aujourd’hui aux pays européens de dire à leurs populations qu’ils ne peuvent pas accepter un défaut grec). Pour plus de détails sur l’opération, lire : « Le CADTM dénonce la campagne de désinformation sur la dette grecque et le plan de sauvetage des créanciers privés », mars 2012.

[6Sur la question, lire la série d’articles : « Les États au service des banques au prétexte du Too big to fail ».

[7Lire l’article du Soir de ce matin : « La séparation bancaire divise l’Europe »

Jérémie Cravatte

Militant du CADTM Belgique et membre d’ACiDe