Alors que les signes d’un réchauffement global se multiplient, les débats sur le sujet sont légion et, pour beaucoup, passent complètement à côté des questions centrales, à savoir celles du monde de production, de la libéralisation à outrance ou encore des rapports de domination entre individus et régions du monde. La majorité des intervenants « spécialistes » de la question restent pour la plupart cloisonnés dans un certain cadre, celui du capitalisme libéral. Or, force est de constater que jusqu’à maintenant, toutes les solutions envisagées au sein de ce système restent sans succès. S’il faut évidemment se méfier d’un modèle clé en main, il est nécessaire de remettre en cause un certain nombre d’idées reçues si on veut faire avancer le débat et envisager une possible sortie de l’impasse.
Cette phrase, notamment prononcée par Jean Pascal Van [1], illustre un état d’esprit largement partagé par un grand nombre de chercheurs s’intéressant à la question et pourtant passe complètement à côté du problème. S’il est indéniable que nous habitons tous la même planète, nous ne l’habitons pas tous de la même façon : par conséquent, nous ne sommes pas tous responsables du réchauffement global de la même manière et nous ne subirons pas tous ses conséquences de la même façon. Pour rester dans l’analogie maritime, le syndrome du Titanic, idée chère à Nicolas Hulot [2], ne doit pas nous faire oublier qu’existaient dans ce navire différentes classes pour qui le naufrage n’aura pas les mêmes conséquences [3] . Bien que sur du long terme, l’ensemble de l’humanité sera vraisemblablement touchée par les impacts d’un réchauffement global, il est clair que ce sont avant tout les plus pauvres qui en subiront les effets les plus rapides et les plus dramatiques. Cela se produit déjà puisque de nombreux pays du tiers monde, de par leur climat tropical et leurs faibles moyens financiers, connaissent déjà de plus en plus d’événements climatiques extrêmes et assistent impuissants à la fonte des glaciers continentaux et à la dilatation des eaux océaniques. Une comparaison entre les Pays-Bas et le Bangladesh est éloquente puisque pour une situation semblable (tous deux en partie sous le niveau de la mer), le premier est en train de construire une digue de plusieurs milliards d’euros pour faire face à une montée des eaux tandis que le second, incapable de faire de même, ne peut qu’attendre le déluge en regardant son voisin indien renforcer des murs à la frontière pour empêcher l’arrivée des millions de migrants climatiques à venir [4] . Cette situation dépasse la fameuse grille de lecture caricaturale Nord-Sud puisque même au sein des pays riches, les populations les plus précaires figurent fréquemment parmi les plus vulnérables [5]. L’exemple de la Nouvelle Orléans est là pour nous le rappeler [6].
À de rares exceptions [7], les solutions au réchauffement climatique envisagées ne remettent jamais en cause l’idéologie dominante du marché, du libre-échange et de la Croissance : on nous parle de développement des énergies renouvelables et des transports en commun, d’un soutien aux producteurs locaux et d’agroécologie, de normes et de labels sur les produits que nous achetons, d’une meilleure éducation à la consommation… Ces éléments ne sont évidemment pas contestables en soi mais imaginer que ces mesures se développeront et se suffiront à elles-mêmes relève au mieux de la naïveté, au pire de l’hypocrisie. En effet, si tout cela n’est pas développé comme on le voudrait, c’est surtout parce que de nombreux acteurs qui détiennent un pouvoir considérable n’y ont tout simplement pas intérêt. Parmi ces derniers figurent notamment les compagnies pétrolières, pour qui le mode de vie à l’américaine (banlieues résidentielles, voiture individuelle, séparation des lieux d’activité…) constitue une partie significative de leurs profits ou encore les multinationales de l’agrobusiness accaparant des ressources considérables destinées à une production intensive. N’en déplaise à Pierre Rabhi, promouvoir une agriculture en symbiose avec son milieu quand une majorité de paysans à travers le monde sont dépossédés de leur terre risque fort de rester lettre morte si on ne revendique pas en parallèle une réforme agraire et une plus juste redistribution des terres.
Dans le même ordre d’idées, la relocalisation des activités économiques ne pourra se faire tant que la libéralisation des capitaux et des marchés permettra aux grandes multinationales en tout genre d’empocher toujours plus de bénéfices en délocalisant leur production à l’autre bout de la planète, multipliant par là les transports de marchandises [8] . Plus généralement, si la surconsommation est (à juste titre) régulièrement pointée du doigt, combattre ce problème passe sans doute davantage par des mesures radicales telles que l’interdiction de la publicité dans l’espace public et médiatique ainsi que la fabrication d’objets plus solides et plus durables plutôt que par la culpabilisation de tout un chacun quant à leur mode de consommation. C’est probablement cette culpabilisation qui permet de comprendre le désintérêt pour les questions environnementales de nombreuses personnes. Par ailleurs, il est nécessaire de questionner les politiques économiques mises en œuvre si l’on veut parvenir rapidement à une « transition énergétique ». Alors que de nombreux mouvements écologistes prônent l’abandon de la voiture individuelle, peu parmi ces derniers s’insurgent et luttent contre le démantèlement des services publics, en particulier des transports en commun ; alors que de nombreuses voix s’élèvent pour que l’Etat investisse dans des économies d’énergie et dans les énergies renouvelables, peu protestent contre le remboursement de la dette publique illégitime, en grande partie à destination du monde bancaire. On le voit bien, une posture écologiste cohérente ne pourra se faire sans s’attaquer à la racine du mal, à savoir la recherche d’un profit sans limite par des acteurs définis dans un contexte d’économie de marché libéralisée à outrance.
En outre, la configuration du monde actuel empêchera clairement tout accord contraignant entre les différents pays de l’ONU. L’impasse peut-être résumée de la façon suivante : les pays pauvres aspirent légitimement au « développement » [9] mais les limites de la planète le leur refusent, tout comme les discours culpabilisants de nombreux dirigeants occidentaux (pointant la Chine comme le principal responsable). Or, ces pays rappellent, à juste titre, qu’historiquement, l’augmentation des gaz à effet de serre est en grande partie causée par l’industrialisation de l’Europe, de l’Amérique du Nord et du Japon (le fait que la Chine a récemment atteint le peloton de tête ne change fondamentalement rien à ce constat) [10].
Par conséquent combiner la lutte contre le réchauffement climatique à ces aspirations légitimes implique de reconnaître une dette écologique [11] du Nord vis-à-vis du Sud et surtout traduire cela dans les faits, à savoir annuler purement et simplement la dette financière du tiers monde ; transférer les technologies propres vers les pays qui en sont dépourvus ; envisager des réparations et des fonds pour permettre à ces pays de faire face aux conséquences du réchauffement (fonds prélevés non sur les budgets des Etats mais sur les bénéfices des multinationales principales responsables du désastre) ; remettre en cause les règles de libre-échange de façon à permettre de renforcer une autonomie alimentaire et économique au détriment des politiques privilégiant l’exportation… Tout cela devra inévitablement passer par d’importantes mobilisations, nationales et transversales au Nord et au Sud, afin de trouver des convergences de lutte entre les populations victimes d’un modèle économique à la fois destructeur pour la nature mais également socialement inacceptable. Le système économique montre ses contradictions et nous devons en profiter pour faire converger les luttes écologistes et syndicales. Si les syndicats doivent urgemment tenir compte des limites de la planète et questionner les concepts de Croissance et de pouvoir d’achat, les mouvements écologistes doivent impérativement envisager la transition énergétique en remettant en cause les rapports d’exploitation et de domination entre régions du monde et entre classes sociales. Dans le cas contraire, aucun accord international sérieux n’est envisageable et pire encore, les idées écologistes resteront des beaux principes réservés à une classe moyenne aisée, souvent urbaine et déconnectée de la réalité des classes populaires.
[1] Climatologue belge vice président du Groupe d’Experts Intergouvernementaux pour le Climat (GIEC)
[2] Titre d’un film dont il est le réalisateur.
[3] 60% des passagers de première classe survécurent, contre 42% de deuxième classe et seulement 25% de troisième classe. http://fr.wikipedia.org/wiki/Passagers_du_Titanic#Premi.C3.A8re_classe_2
[4] Voir le livre-photos TURINE Gaël, Le mur de la peur, Actes-Sud, Paris, 2014.
[5] Lire à ce sujet l’excellent livre de KEUCHEYAN Razmig, La nature est un champ de bataille, paru en 2014 aux éditions Zones. Ce livre explore la thèse d’un racisme environnemental, à bien des égards nettement plus pertinente que les nombreuses analyses des spécialistes des changements climatiques.
[6] Voir notamment KLEIN Naomi, La stratégie du Choc, Actes Sud, Paris, 2008.
[7] Souvent à chercher du côté des courants de l’écosocialisme, de l’écologie sociale et/ou de la justice environnementale. Lire respectivement LOWY Michael, Ecosocialisme aux éditions Mille et Une Nuits ; BOOKCHIN Murray, Une société à refaire, aux éditions Ecosociété ou MARTINEZ ALIEZ Juan, L’écologisme des pauvres, éditions Les Petits Matins.
[8] À cet égard, les délocalisations ont une conséquence collatérale importante sur la prise de conscience environnementale des consommateurs puisque ces derniers ne perçoivent pas les externalités négatives de la production de leurs biens consommés.
[9] Pour des raisons évidentes, nous mettons ce mot entre guillemets, tant pour ces connotations occidentocentriques que pour sa focalisation sur la Croissance.
[10] D’autant plus qu’une partie significative des émissions de co² de la Chine provient de ses exportations, notamment à destination des pays les plus riches. Cela dit, la Chine n’est évidemment pas un modèle du point du vue écologique, en atteste la situation déplorable de son environnement (pollution de l’air et des mers, empoisonnement chimique, désertification, …)
[11] Pour une synthèse sur l’idée même de dette écologique et ses débats, lire notamment DE RUEST Eric et DUTERME Renaud, La dette cachée de l’économie, Les Liens qui Libèrent, Paris, 2014.
est enseignant, actif au sein du CADTM Belgique, il est l’auteur de Rwanda, une histoire volée , éditions Tribord, 2013, co-auteur avec Éric De Ruest de La dette cachée de l’économie, Les Liens qui Libèrent, 2014, auteur de De quoi l’effondrement est-il le nom ?, éditions Utopia, 2016 et auteur de Petit manuel pour une géographie de combat, éditions La Découverte, 2020.