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La mission de la Commission d’audit consiste à identifier les dettes illégitimes, illégales, insoutenables et odieuses
par Eric Toussaint , Fátima Martín
2 avril 2015

Éric Toussaint, docteur en sciences politiques, porte-parole du CADTM international et membre du conseil scientifique d’ATTAC France, a été choisi pour coordonner sur le plan scientifique le Comité d’audit citoyen grec. Dans un entretien exclusif pour Diagonal, il analyse le cheminement du travail mené pour résoudre le problème de la dette illégitime grecque.

« Je pense que, dans un pays comme l’Espagne, si l’on ne trouve pas de solution pour la dette publique illégale et illégitime et pour la dette hypothécaire, il est peu probable que surviennent des changements réels dans le pays », a affirmé Éric Toussaint, coordinateur scientifique de la Commission d’audit de la dette grecque, annoncée le 17 mars dernier par la présidente du Parlement grec, Zoé Konstantopoulou. Dans un entretien accordé à Diagonal depuis le Forum social mondial de Tunis, E. Toussaint a défendu les avantages inhérents à l’identification des dettes illégitimes, illégales, insoutenables et odieuses, non seulement en Grèce mais dans d’autres pays européens comme en Espagne.

Une des premières conséquences après l’annonce de l’audit grec a été le décaissement de 2 milliards d’euros de la part de Bruxelles pour soulager la crise humanitaire dont pâtit la Grèce. « Il est clairement démontré qu’un audit de la dette mené via un processus participatif et assorti de mesures souveraines fortes de la part de l’exécutif peut véritablement permettre de vaincre les créanciers », soutient-il.

L’audit grec est le premier exemple européen du genre. C’est un événement historique. Quelles sont les implications et les conséquences sous-jacentes ?

Il est difficile de présager ce qui va se passer. La mission de la Commission en elle-même est très ambitieuse : identifier les dettes illégitimes, illégales, insoutenables ou odieuses, en tirer des conclusions et les communiquer aux autorités grecques compétentes.

Au moins deux pouvoirs ont la compétence de prendre des décisions : d’une part, il y a le pouvoir exécutif, le gouvernement, qui peut prendre la décision de suspendre le paiement voire de répudier la dette, mais bien sûr, le gouvernement peut aussi estimer que les résultats de l’audit vont d’abord permettre de négocier avec les créanciers et si les négociations ne débouchent pas sur un accord, alors il pourra radicaliser sa position et suspendre le paiement. Ces décisions relèvent exclusivement de la compétence du gouvernement et clairement pas de celle de la Commission d’audit.

D’autre part, le deuxième pouvoir décisionnel, c’est le pouvoir judiciaire. Si l’on identifie des responsables d’actes illégaux allant à l’encontre de la Constitution et de la législation du pays, c’est à dire des acteurs grecs, que ce soit des personnes physiques ou morales ou des institutions et des personnes physiques étrangères, la justice grecque peut prendre la décision de procéder à une enquête et poursuivre les responsables en justice.

Voilà les deux pouvoirs qui peuvent vraiment prendre des décisions fortes concernant la dette, mais le Parlement pourrait lui aussi, sur la base du travail mené, adopter des lois. Jusqu’à présent, il n’y a pas eu d’initiatives en ce sens. Mais s’il y avait une initiative de type constituante, les travaux de la Commission d’audit, ses conclusions, pourraient se révéler utiles dans l’élaboration de la nouvelle Constitution eu égard à la dette publique, c’est ce qui s’est passé en Équateur. La Constitution équatorienne a repris des articles qui prenaient en compte les travaux de la Commission d’audit, par exemple : l’interdiction de la socialisation des pertes privées, autrement dit, la transformation de dettes privées en dette publique.

Au cours du processus d’audit, du point de vue de la présidente du parlement grec [Zoé Constandopoulou] et du mien en tant que coordinateur scientifique, le thème de la participation citoyenne est fondamental. Il est essentiel que le processus d’audit soit le plus transparent et le plus participatif possible. On pense à créer un site Internet pour y inclure des témoignages, des suggestions, la possibilité de contact avec les citoyens etc. Rien n’est encore défini mais il s’agit d’une volonté manifeste de la présidente du Parlement grec. Grâce aux conclusions, il peut également y avoir une intervention populaire s’il existe des mobilisations concernant la dette, ce qui fait partie des scénarios envisageables.

A quoi ressemblera le site Internet ?

Rien n’est encore défini. Ce n’est qu’à l’état de projet. Ce qui est clair c’est qu’il y aura une participation citoyenne, sa forme n’est pas définie. La Commission se réunira à partir du 3 avril.

Le gouvernement grec envisage-t-il une nouvelle Constitution ?

Jusqu’à présent, cela ne fait pas partie des propositions du gouvernement mais il y a des personnes, des ministres, des députés qui l’ont effectivement proposé. Le gouvernement en tant que tel ne l’a pas encore proposé et cela ne fait pas partie du programme de Thessalonique de Syriza, mais il ne faut rien écarter, c’est un processus mouvant et on ne sait pas ce qui va se passer dans les mois à venir.

La Commission d’audit de la dette publique grecque peut-elle être contraignante ?

Elle n’est pas contraignante. Elle n’a pas ce pouvoir. Nous allons tirer des conclusions, mais celles-ci ne seront pas contraignantes.

Tsipras soutient-il l’initiative ? Existe-t-il des positions divergentes concernant la dette et son audit au sein de Syriza et du gouvernement grec ?

La présidente du Parlement est, bien évidemment, en contact permanent avec le premier ministre et il y a un soutien mais il ne fait aucun doute que, jusqu’à maintenant, les positions divergent et que le gouvernement met la priorité sur la négociation immédiate, et c’est ce qu’il fait depuis le début du mois de février. D’une part, il est évident que l’audit et le besoin d’une réduction radicale de la dette font partie du programme du gouvernement de Syriza, connu sous le nom de programme de Thessalonique de septembre 2014, la campagne électorale s’est fondée sur ce programme. D’autre part, la priorité du gouvernement et du ministre des finances est de négocier avec l’Union européenne une prolongation du programme actuel tout en ayant une marge de manœuvre pour appliquer les mesures destinées à faire face à la crise humanitaire. La question de la dette est presque entre parenthèses, c’est ce que l’on peut tous constater avec les déclarations des créanciers européens. Au sein du gouvernement de Syriza, il y a clairement des opinions différentes. En tant que coordinateur scientifique de la Commission, il m’est difficile d’avancer une proposition sur ce qu’il convient de faire. Ce que j’ai accepté de faire, c’est d’identifier les dettes illégitimes, illégales, insoutenables et odieuses.

Quelle a été la réaction de la Troïka lors de l’annonce de la Commission d’audit ? Avez-vous reçu des pressions ? Vous attendez-vous à en faire l’objet ?

Je n’ai vu aucune réaction publique, mais ils prendront certainement en compte cette initiative du Parlement grec et ils en ont sûrement parlé d’une manière ou d’une autre vendredi dernier lors de la rencontre qui a eu lieu à Bruxelles. Il ressort de cette réunion que le premier ministre grec aurait obtenu un crédit supplémentaire de 2 milliards d’euros, un décaissement d’une ligne de crédit qui était déjà prévue mais qui était bloquée pour exercer un chantage sur le gouvernement grec. Les créanciers restent manifestement inflexibles et durs face aux propositions modérées du gouvernement de Tsipras et il apparait clairement que la marge de manœuvre est très mince. Des créanciers européens ont déclaré sans détours qu’il n’y aurait pas d’espace pour une réduction de la dette. Je ne ne sais pas si cela est possible, mais c’est inacceptable. La Grèce a besoin d’une véritable réduction de la dette.

Quelles sont les certitudes concernant les risques de fuites de capitaux lorsque les citoyens mènent un audit des dettes ou réclament un minimum de dignité ?

Ce qui est sûr c’est que les déclarations et la politique concrète des créanciers européens et des autorités européennes – Commission européenne, Banque centrale européenne et gouvernements allemand, français ou néerlandais, etc. – encouragent la fuite des capitaux, car ils créent un grand stress et de grandes incertitudes et la fuite est en partie organisée par les grandes multinationales, le pourcentage des plus riches, qui déplacent les capitaux pour déstabiliser les États. C’est du chantage. Il incombe au gouvernement grec de réagir, de prendre des mesures pour contrôler la banque, pour contrôler les mouvements de capitaux en vue de combattre parallèlement la fuite des capitaux en garantissant les dépôts. Je pense que, dans ce cas de figure, des mesures d’un gouvernement légitime pour bloquer l’évasion de capitaux et stabiliser la banque se justifient.

Quel genre de mesures ?

Exercer un contrôle public fort sur la banque, limiter les mouvements de capitaux, mais tout en permettant aux citoyens de tirer suffisamment d’argent quotidiennement pour mener une vie normale. Il faut écarter un gel des comptes bancaires, il faut limiter à un certain niveau le montant des retraits bancaires. Il ne s’agit pas là d’un corralito, à l’instar de celui qui a eu cours en Argentine en décembre 2001.

Le gouvernement de Syriza envisage-t-il de prendre le contrôle de la banque pour éviter entre autres la fuite des capitaux ?

Il semble que non.

Un même scénario serait-il possible en Espagne ? Quelle est votre opinion concernant les positions des partis politiques espagnols (également des partis émergents comme Podemos) face à la dette dans le contexte actuel ?

C’est non seulement possible mais également recommandé et nécessaire. Pas seulement en Espagne, mais particulièrement en Espagne où la dette publique est une question centrale. Il faudrait sûrement ajouter dans une autre Commission le thème des dettes hypothécaires privées. Ces deux questions liées à la dette sont d’une importance capitale dans un pays comme l’Espagne et les deux requièrent un audit citoyen, car il est évident qu’il y a eu des irrégularités, des illégalités, tant pour la dette hypothécaire et la bulle immobilière que pour l’explosion de la dette publique espagnole ces dernières années. Ces deux questions sont fondamentales en Espagne et dans tous les pays européens.

Pour ce qui est des positions des forces politiques en Espagne, nous nourrissons, à l’échelle européenne, beaucoup d’espoirs face à la nouvelle force politique qu’incarne Podemos. Il y a beaucoup d’espoirs concernant le soutien de Podemos à l’audit citoyen et à la participation citoyenne à l’audit et je pense qu’il faudrait mieux définir les objectifs en tant que parti politique face à la dette identifiée comme illégale, illégitime, insoutenable ou odieuse. Nous sommes en attente d’une définition claire de la part de Podemos sur le sujet.

Je pense que Izquierda Unida soutient également l’idée d’un audit citoyen. J’ai entendu plusieurs déclarations de députés ou de dirigeants de IU en ce sen : je pense notamment à Alberto Garzón, mais également à d’autres qui soutiennent la prise en compte de l’audit pour obtenir une réduction de la dette. J’imagine qu’un accord est possible là-dessus entre Podemos et IU.
Et pour les autres forces politiques, que je sache, à l’échelle nationale, le PP et le PSOE sont sans aucun doute responsables de l’endettement illégitime, illégal, insoutenable et odieux. Ils font partie du problème et non pas de la solution. A l’échelle régionale, il existe des forces au Pays basque, en Catalogne ou en Galice comme Bildu, ERC, CUP et d’autres forces ou processus dans les municipalités comme celui de Barcelone, qui intègrent en partie la question de l’audit de la dette dans leurs propositions. Il convient certainement de renforcer les engagements de ces forces vis-à-vis de la dette publique illégitime et illégale et de la dette hypothécaire aussi illégitime. J’insiste : pour moi, dans un pays comme l’Espagne, il faut que cela fasse partie des priorités d’un programme politique et social de changement. Faute de solution pour la dette publique illégale et illégitime et pour la dette hypothécaire, il est peu probable de voir éclore des changements réels dans le pays.

Quels sont les avantages d’un audit de la dette pour des pays comme la Grèce ou l’Espagne ?

Il n’y a aucune crainte à avoir. Il n’existe actuellement que des avantages à mener un audit dans le combat pour la démocratie et la justice sociale. Il faut lutter contre les arguments de la campagne médiatique de culpabilisation et de peur. C’est une erreur de faire marche arrière en faisant des concessions face à cette campagne d’intimidation. Il a été clairement démontré qu’en menant un audit participatif assorti de mesures souveraines fortes de l’exécutif on peut réellement vaincre les créanciers. Des pays comme l’Équateur ou l’Islande l’ont démontré. Nous attendons que les pays du continent européen le fassent dans les mois et les années à venir et donnent davantage d’exemples de victoire en ce sens.

Traduit de l’espagnol par Marion Antonini


Eric Toussaint

Docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France.
Il est l’auteur des livres, Banque mondiale - Une histoire critique, Syllepse, 2022, Capitulation entre adultes : Grèce 2015, une alternative était possible, Syllepse, 2020, Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent, 2017 ; Bancocratie, ADEN, Bruxelles, 2014 ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet des livres AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège.
Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015 par la présidente du Parlement grec. Cette commission a fonctionné sous les auspices du parlement entre avril et octobre 2015.

Fátima Martín

est journaliste, membre du CADTM en Espagne. Elle est l’auteure, avec Jérôme Duval, du livre Construcción europea al servicio de los mercados financieros, Icaria editorial 2016. Elle développe le journal en ligne FemeninoRural.com.