En lançant une commission parlementaire de la dette notamment chargée d’en établir la part illégitime, le pouvoir grec ouvre un nouveau front dans sa bataille contre l’Europe. Et une boîte de Pandore qui menace déjà les dirigeants de celle-ci.
C’est une première historique. Pour la première fois en Europe a été annoncée la constitution d’une « commission parlementaire de la dette », le 17 mars, à la Vouli, l’assemblée grecque. Zoe Konstantopoulou, la présidente de l’institution du peuple, accueillait la presse en présence d’Éric Toussaint, fondateur et porte-parole du CADTM (Comité d’annulation de la dette du Tiers-Monde), ex-conseiller de Rafael Correa et de Sofia Sakorafa.
Cette ancienne championne olympique de javelot, reconvertie dans la politique [1] sera une « excellente ambassadrice » pour porter les conclusions du projet sur la scène nationale, européenne et internationale, et identifier la part de la dette qui devra être annulée, a expliqué la présidente de la Vouli. Quant à Eric Toussaint, il sera chargé de la partie scientifique au sein de la commission « composée de personnalités éminentes sur le plan international », selon Zoe Konstantopoulou [2].
« Le peuple grec va apprendre la vérité »
« Aucun gouvernement grec n’a voulu jusqu’alors jeter la lumière sur la façon dont nous en étions arrivés là », précise Sofia Sakorafa. En 2010, lorsque la « crise grecque » a éclaté au grand jour, le poids de la dette représentait environ 140% du PIB national. Aujourd’hui, cette part s’élève à 175%... malgré une restructuration en 2012. « Dans un entretien, M. Schäuble [le ministre allemand des Finances, NDLR] a déclaré qu’il était temps que les Grecs apprennent la vérité, sourit l’eurodéputée. Je tiens à le rassurer : le peuple grec va apprendre la vérité. Le peuple grec va apprendre comment nous en sommes arrivés à payer de telles sommes d’argent et à qui nous les devons. » Allusion à peine voilée aux scandales de corruption dans lesquels des entreprises comme le groupe allemand Siemens sont impliqués, ou au poids du budget de la défense dans le budget grec... dont la France tire profit via la vente d’armes ou d’avions.
En ce sens, dévoiler la composition et les origines de la dette grecque constitue un acte technique à portée hautement politique. « Le parlement grec va donner à l’ensemble des peuples d’Europe, et des parlements d’Europe un exemple extraordinaire », a ainsi déclaré Éric Toussaint. Premier enjeu à ses yeux : savoir quelle partie de la dette est soutenable, quelle autre est insoutenable, c’est-à-dire dont le remboursement par les pouvoirs publics empêche la satisfaction des besoins humains fondamentaux.
Cette commission parlementaire devra donc distinguer entre la dette légitime (qui a servi à l’intérêt général, par exemple pour des investissements d’éducation ou de santé), celle illégitime (contractée sans respecter l’intérêt général, mais pour favoriser l’intérêt d’une minorité), celle illégale (sans respecter le droit constitutionnel ou l’ordre juridique en vigueur dans le pays qui s’est endetté) et, enfin, celle odieuse (contractée par un régime despotique ou en violant et à la condition de violer des droits humains fondamentaux) [3].
L’impossible aveu des Européens
Le lancement de cette commission semble une arme potentiellement redoutable pour les dirigeants européens. Ils font actuellement pression, d’une part sur la Grèce pour qu’elle rembourse au centime prêt toutes les dettes contractées, d’autre part sur le nouveau gouvernement dirigé par Alexis Tsipras, pour qu’il n’applique pas ses promesses essentielles – comme la loi humanitaire prévoyant la fourniture d’électricité aux foyers les plus pauvres ou la distribution de bons d’alimentation.
En effet, Declan Costello, représentant de la Commission européenne parmi les créanciers de la Grèce, aurait rédigé le 17 mars, après une téléconférence des experts techniques de l’Eurogroupe, un message demandant « fermement » la mise en place « préalable » de « consultations appropriées » avant de faire voter le 18 mars la loi humanitaire. En outre, les déclarations selon lesquelles le pays serait de nouveau à court de liquidités se multiplient... comme celles selon lesquelles Athènes pourrait finir par sortir de l’euro. Pour les dirigeants européens qui, depuis 2010, ne jurent que par l’austérité en Grèce et dans l’UE, réduire la dette signifie qu’ils se sont trompés, le reconnaître et l’accepter. Un aveu impossible pour eux, Allemands en tête.
C’est donc un nouveau front qui s’ouvre pour la bataille économique et politique en cours. Et la Grèce se dote d’arguments avec la création de cette commission. L’objectif est qu’au mois de juin, le pays puisse faire pression et « parvienne à un concours efficace et à une participation directe des différentes instances, ministères, entités publiques ou d’entités ayant une nature internationale », a reconnu Zoe Konstandopoulou. Comme s’il s’agissait de prévenir qu’ensuite, cette juriste de renom serait prête à utiliser aussi des armes juridiques dans les institutions européennes et internationales. Après avoir été le laboratoire de l’austérité, la Grèce se veut celui des luttes et des alternatives.
[1] Elle s’est distinguée en mai 2010 quand, députée du Pasok (centre-gauche grec), elle a dénoncé la signature des mémorandums, qui développaient les politiques à appliquer dans une Grèce au bord d’un défaut de paiement en échange d’un prêt accordé par le FMI, la Commission européenne et la BCE. Depuis, elle a rejoint les rangs de Syriza, pour lequel elle a été élue députée au Parlement européen et a fait de la question de la dette un de ses chevaux de bataille.
[2] Étaient aussi présents Giorgos Katrougalos, ministre délégué à la Réforme de l’État, constitutionnaliste de renom, le troisième vice-président du Parlement et des représentants de la société civile, comme Giorgos Mitralias, qui se sont penchés depuis très longtemps sur la question de la dette grecque et ont dénoncé l’instrument de domination qu’elle constitue.
[3] De nouveau, une analyse précise dans le temps est nécessaire. Car si la dette grecque reste extrêmement lourde (320 milliards d’euros), elle est aujourd’hui détenue à près de 80% par des organismes publics. Et les premiers à avoir été sauvés par les « plans de sauvetage » de la Grèce ont été... les banques.