« Tant au Nord qu’au Sud de la planète, la dette constitue un mécanisme de transfert des richesses (…) en faveur des capitalistes. L’endettement est utilisé par les prêteurs comme un instrument de domination politique et économique »
- Charte du CADTM (Comité pour l’annulation de la dette du tiers-monde)
Plan Quelques remarques introductives I - Points de repère. La dette publique, c’est-à-dire ? Enjeux et notions 1°) un enjeu démocratique : l’audit de la dette Encart : Extraits de la brochure du CAC (Comité pour un Audit Citoyen) sur la Grèce 2°) Les discours mystificateurs sur la dette 3°) Précisons les notions. Déficit et dette « au sens de Maastricht » ; l’Etat central, les collectivités locales, et la Sécu II - Dette et politiques économiques 1°) De l’endettement « keynésien » au tournant néo-libéral 2°) Les politiques néo-libérales Fins, Moyens et effets III - De la crise avant la dette à la dette de la crise - dite « crise de la dette » La « crise de la dette » comme « opportunité » pour atteindre les « fins » |
Je suis économiste, mais syndicaliste comme vous, et sur ce plan, nous partageons les mêmes difficultés face à un système « globalisé » - avec un grand écart entre la capacité d’intervention de « ceux d’en haut » et la faiblesse des moyens de résistances syndicales et politiques là où se prennent les décisions aujourd’hui – du local au planétaire, en passant par les niveaux nationaux et européens.
J’essayerai au moins de déconstruire les mécanismes et l’idéologie de ce système : cela fait partie de la lutte politique et démocratique dont les syndicalistes doivent s’emparer.
En tant qu’économiste, je participe à des réseaux de résistance aux politiques et courants dominants [1]. De tels réseaux sont hétérogènes : certain.es économistes se réfèrent à des doctrines économiques d’inspiration keynésienne (pour un capitalisme régulé) ; d’autres, comme moi-même cherchent à incorporer les apports de Keynes, ou ceux d’autres point de vue hétérodoxes, à une pensée marxienne, dans une contestation plus radicale de la soumission de nos sociétés et de la planète aux pouvoirs prédateurs de l’argent roi. Mais tous les économistes de ce réseau partagent une conviction qui nous distingue des économistes « mainstream », dominants : des choix sont (toujours) possibles. C’est une affirmation devenue « subversive », un enjeu démocratique fondamental.
Margaret Thatcher affirmait au début du tournant néo-libéral des années 1980 en lançant ses offensives contre le mouvement syndical britannique, son slogan : « TINA » (There Is No Alternative = Il n’y a pas d’alternative). C’est ce qu’on nous a répété jusqu’à aujourd’hui avec toute la puissance des medias dominants et d’un « discours » économique qui a pénètré profondément les populations : celles-ci sont culpabilisées d’être au chômage et de demander des protections (vous connaissez la stigmatisation de la « mentalité d’assisté » des perdant.e.s, versus la glorification de l’ « esprit d’initiative » des gagnant.e.s d’une compétition où certains sont plus « égaux » que d’autres... C’est la compétition entre les renards et les poules, une fois supprimé le poullailler – comme disait Marx.
Notre sujet étant la dette, j’ai mis ici en exergue la citation d’un des réseaux auquel je collabore, le CADTM (Comité pour l’annulation de la dette du Tiers-Monde) très actif aujourd’hui aussi sur la dette grecque et européenne. Le CADTM affirme que la dette « est utilisée par les prêteurs comme un instrument de domination politique et économique ». C’est précisément ce rapport de domination qui permet d’en faire une « arme de destruction (sociale) massive », comme je l’ai appelée.
Mais cela n’a pas été vrai de tout temps, ou encore a changé dans le temps.. Thomas Piketty dans son ouvrage passionnant sur le Capitalisme du XXIè siècle en présente une fresque historique qui remonte aux temps de la révolution française, notamment. Mon exposé restera dans un temps bien plus court. Mais un de ses buts est de faire apparaître le moment, au tournant des années 1980 dans l’histoire économique du XXè siècle, où s’est produit ce basculement faisant de la dette le vecteur d’une véritable guerre sociale mondiale – et d’en analyser les causes et finalités. Car cette sorte de troisième guerre mondiale est toujours à l’œuvre. Elle s’est installée comme un processus qui a connu des phases, des scénarios divers, tributaires de contextes et de rapports de force différents d’un pays ou continent à l’autre. Mais on peut sentir partout le rouleau compresseur (matériel et idéologique) de cette guerre dont on est loin de voir la fin. Elle marque une nouvelle période dans l’histoire du capitalisme.
La première des résistances à cette guerre est de ne pas accepter l’idée qu’il n’y a pas de choix. La seconde, est de refuser la séparation propre aux doctrines libérales [2] entre sphère de l’économie, et sphère politico-sociale.
Les doctrines libérales prétendent avoir des critères d’efficacité dont la scientificité serait en quelque sorte garantie par le fait de se situer « au-dessus » des débats politiques et des choix de société. C’est une fumisterie. Comme l’a soutenu le prix Nobel d’économie l’Indien Amartya Sen il faut intégrer des critères éthiques dans les jugements sur l’économie – sauf que ces critères, souligne-t- il aussi, relèvent de choix qui appartiennent (qui devraient appartenir) aux sociétés, et non pas aux économistes.
La mise en évidence de critères d’efficacité alternatifs et la transparence sur ce qu’expriment les indicateurs et les chiffres de l’économie sont des enjeux démocratiques majeurs et donc de modification des rapports de forces.
Quels coûts devraient être comprimés comme « gaspillage » ? Quels besoins devraient être considérés comme fondamentaux ? Qui en juge ? Sur la base de quels critères ?
Les politiques dominantes visent à supprimer le débat économique et à cacher les choix de société sous le lit des « faits » économiques enveloppés dans leurs chiffres opaques et l’anonymat des décisions.
Notre objectif est à l’opposé de mettre l’économie en débat et d’ « aller sous le lit », pour y découvrir les acteurs, les intérêts cachés ; révéler les « fausses évidences » qu’on nous assène, les critères contestables, les mécanismes et les finalités. Derrière tout cela, il y a les rapports entre les êtres humains ou entre les pays, et entre les sociétés et la nature.
Mais j’aborderai ces enjeux au travers du prisme proposé ici, celui de la dette publique.
1°) Un enjeu démocratique : l’ « audit de la dette »
Mise en avant par le CADTM la demande d’audit de la dette relève d’une démarche politique démocratique : elle n’est pas « technique ». C’est l’analogue du mot d’ordre « ouverture des livres de compte » que l’on peut adresser aux entreprises qui licencient tout en faisant des profits, ou qui peut accompagner l’examen du fonctionnement d’un service public.
Le but est de mobiliser l’opinion publique et les acteurs sociaux – sur le plan national et possiblement international - contre les choix et comportements « non éthiques », injustes, prédateurs derrière la dette publique... L’audit sur la dette d’un État vise à rendre accessibles au débat citoyen les comptes de l’État, les choix et les mécanismes ayant conduit à la dette : l’audit fait appel à la fois à des experts et contre-experts, mais aussi à des acteurs syndicaux, politiques, associatifs, intellectuels. Ils doivent ensemble examiner et questionner les comptes, contribuer à mettre en évidence leurs critères. La notion de dettes « illégitimes », utilisée en droit international, souligne la dimension éthique des responsabilités d’un État censé défendre l’intérêt général de l’ensemble de la société. Certes, un des grands débats est certainement de savoir qu’est-ce que recouvre cette notion d’intérêt général dans une société de classe, complexe. Mais cela fait partie de la bataille idéologique et politique qui modifie le rapport de force. L’opinion publique peut s’en emparer et juger des critères...Le but est d’obtenir une annulation au moins partielle de la dette.
Voir sur le site du CADTM des exemples d’audit, de dettes odieuses annulées ou supendues : http://cadtm.org/
Soutien à l’audit citoyen de la dette grecque. Brochure : Grèce - petit guide contre les bobards médiatiques. CAC - Collectif pour un Audit Citoyen de la dette publique EXTRAITS. La BCE pourrait résoudre facilement le problème de la dette grecque. Elle pourrait rayer d’un trait de plume les 28 milliards qu’elle détient. Elle pourrait racheter aux institutions publiques (États, FESF) les titres grecs qu’ils détiennent, et les annuler également. Ou bien les transformer – comme le demande la Grèce – en obligations perpétuelles, avec un taux d’intérêt fixe et faible, et pas de remboursement du capital. De toute façon une banque centrale ne court aucun risque financier puisqu’elle peut se refinancer elle-même par création monétaire. (...) De nombreuses expériences historiques de pays surendettés (Allemagne 1953, Pologne 1991, Irak 2003, Équateur 2008, Islande 2011, Irlande 2013...) ont pourtant abouti à la même conclusion : quand la dette est trop lourde (190% du PIB pour la Grèce !), il faut l’annuler et/ou la restructurer pour permettre un nouveau départ. (…) Il faut pour cela une conférence européenne sur la dette comme ce fut le cas en 1953 pour la République Fédérale Allemande. Pour être efficace cette conférence doit pouvoir prendre appui sur les travaux d’une commission internationale et citoyenne d’audit de la dette grecque. Cet audit déterminera quelle est la part légitime de la dette, dont il convient de s’acquitter, même avec taux d’intérêt et des délais renégociés, et la part illégitime, qui peut être contestée. Est légitime la dette contractée légalement pour financer des investissements ou des politiques profitables à la population. Est illégitime la dette qui n’a pas servi les intérêts de la population, mais a bénéficié à des minorités privilégiées. Selon la jurisprudence internationale, une dette peut même avoir un caractère odieux ou être illégale, selon la façon dont elle a été contractée. (...) Le discours officiel sur la Grèce : La Grèce, c’est une « administration pléthorique, 7% du PIB contre 3% en Europe », une « difficulté à lever l’impôt et à maîtriser les dépenses » (Claudia Senik, économiste) Pourquoi c’est faux ? Selon l’OCDE, les fonctionnaires représentaient en Grèce 7% de l’emploi total en 2001, et 8% en 2011, contre 11% en Allemagne et 23% en France (incluant la sécurité sociale). Les dépenses publiques de la Grèce représentaient en 2011 42% du PIB contre 45% (Allemagne) et 52% (France). Les dépenses sont restées globalement constantes en % du PIB, de 1990 jusqu’à 2007. Comme en France, ce sont les taux d’intérêt excessifs et les cadeaux fiscaux qui ont gonflé la dette (…). Mais en plus, les diktats de la Troïka (Commission européenne, BCE et FMI) ont fait plonger le PIB grec de 25 % depuis 2010, ce qui a provoqué mécaniquement une hausse de 33 % du rapport entre la dette et le PIB ! (...) Le discours officiel sur la Grèce : « La Grèce doit cesser d’être un puits sans fond » (Wolfgang Schäuble, ministre allemand des finances, 12/02/2012) Pourquoi c’est faux ? De 2010 à 2013 la Grèce a reçu 207 Milliards d’euros en prêts des États européens et des institutions européennes assortis de plans de réformes. Il s’agirait « d’aides à la Grèce ». Une étude d’ATTAC Autriche décortique les destinations des 23 tranches de financement imposées à la Grèce de 2010 à 2013. 77 % de ces prêts ont servi à recapitaliser les banques privées grecques (58 Mds €) ou ont été versés directement aux créanciers de l’État grec (101 Mds €), pour l’essentiel des banques européennes et américaines. Pour 5 euros empruntés, 1 seul est allé dans les caisses de l’État grec ! (...) |
2° Les discours mystificateurs sur la dette publique.
Derrière la dette publique, il y a un État – ses pouvoirs, ses responsabilités « publiques », ses choix face à une société dont il est supposé représenter l’intérêt général.
L’idéologie ambiante dilue cette spécificité dans des pseudos évidences « de bon sens » : elles renvoient d’une part à des critères de gestion de « bon père de famille » : « On ne peut pas vivre au-dessus de ses moyens ». Ou encore, on assimile l’État à une entreprises : « L’État est au bord de la faillite ».
C’est l’entourloupe de départ. Un « père de famille » n’a aucun des pouvoirs de l’État permettant la création de richesses et la gestion de tout un patrimoine national, ni la responsabilité de la satisfaction des besoins de toute la société. Les propriétaires des entreprises, quant à eux, ont la responsabilité de gestion de leur entreprise qui peut être mise en faillite et fermer ses portes. Mais un État ne peut être mis « en faillite », cela n’a pas de sens. La production d’un pays ne cesse jamais avec l’interruption du paiement de sa dette. La société continue à fonctionner et l’État dispose de moyens considérables pour soutenir sa production.
Quand on parle de « risque de faillite » de l’État, il s’agit en fait d’un risque de « défaut de paiement » : un État peut ne plus pouvoir (ou décider/estimer qu’il ne peut plus) payer non seulement les intérêts qu’il doit mais aussi le remboursement à échéance de tout ou partie du capital emprunté : soit parce que les caisses se sont vidées (à cause de la gestion ou d’une crise à spécifier), soit/et parce que sont devenus exorbitants :
NB : la montée de la « charge » de la dette peut être liée à des facteurs externes à la gestion du pays (par exemple, hausse des taux d’intérêts liée à des contrats indexés sur des taux de change ou indexés sur des taux d’intérêt « directeurs » comme ceux de la FED des EU - qui ont brutalement connu des hausses ; ou encore effet sur les taux d’intérêt de la spéculation sur la dette après des annonces venant d’agences de notation prévoyant un possible « défaut de paiement »). La dépendance du débiteur envers les marchés financiers internationaux multiplie les « risques » de hausses colossales des taux d’intérêt. Un contre-exemple : si la dette est contractée uniquement auprès des résidents d’un pays (c’est le cas au Japon), même une dette de plus de 200% du PIB ne s’accompagne pas des mêmes menaces de spéculation. C’est encore plus vrai si la dette a pris la forme d’un crédit de la banque centrale du pays, à taux fixe et bas. |
L’interruption (le « défaut ») de paiement peut être provisoire (moratoire) et être éventuellement accompagnée de négociations sur la restructuration de la dette (étalement des échéances, par exemple) et/ou une annulation d’une part plus ou moins grande de la dette. Cela dépend du rapport de force entre cet Etat et ses créditeurs, ce qui, à son tour dépend du soutien que l’Etat peut avoir dans la population du pays : il peut refuser de payer une dette insoutenable pour assurer la satisfaction des besoins de base ; ou exiger des pré-conditions pour payer la dette (la reprise préalable de la croissance, le non dépassement d’un certain pourcentage des dépenses de base, etc...) Ce qui était par exemple dans le programme de Syriza.
La demande d’audit sur la dette peut faire gagner du temps et dresser l’opinion publique contre des créanciers voraces. Elle peut aussi être imposée par une opposition à un pouvoir d’Etat dictatorial qui a servi ses propres intérêts en s’endettant sur le dos de son peuple, etc.
Si les dettes ont été contractées sur les marchés financiers internationaux, le non paiement des dettes peut avoir pour conséquence l’impossibilité (conjoncturelle ou plus ou moins durable) d’avoir à nouveau accès à ces marchés (pas contents !).
Mais l’État peut se tourner vers d’autres ressources - des pays « bienveillants », ou des ressources internes, fiscales ou bancaires. Si la cessation de paiement dégage des ressources pour relancer l’économie, après une phase de moratoire de paiement de la dette, le pays peut décider de s’engager à rembourser en partie la dette et retrouver de nouveaux financements. Certains pouvoirs d’États décident de privatiser les entreprises du pays pour rembourser la dette – d’autres, au contraire ont pu décider de (re)prendre le contrôle des ressources bancaires, industrielles et naturelles du pays en les nationalisant pour relancer l’économie... Cela peut se faire avec des choix sociaux prioritaires et la recherche d’alliés internationaux – ou pas. Tout dépend de la nature du pouvoir en place, de choix politiques et de rapports de forces... Pas de recettes universelles, donc.
3°) Précisons les notions utilisées :
Dans le traité de Maastricht, on évoque des « critères » concernant le « déficit » [3] et la « dette » publique.
NB : Le PIB permet de mesurer le taux de « croissance » (annuelle) ; mais il faut « aller voir » sous les chiffres, ce qui est produit, comment la richesse est produite (conditions de travail, chômage, inégalités, techniques et énergie utilisée, enjeux environnementaux), et comment cette richesse est distribuée : il peut donc y avoir « croissance » avec augmentation du chômage, des inégalités, et des dégâts écologiques. Enfin, cette croissance a pu être financée par endettement (avec un déficit fiscal obligeant l’État à recourir à un endettement soit auprès de la banque centrale, soit auprès des marchés financiers nationaux ou internationaux – par émission de titres d’emprunts d’Etats que sont des obligations ou des bons du Trésor... ). Il faut donc toujours questionner les conditions et finalités de la « croissance ». |
Il faut préciser ce que l’on entend par « dette publique au sens de Maastricht ».
Cela renvoie aux accords négociés à Maastricht en 1992 qui ont fait passer la Communauté économique européenne (CEE, issue du Traité de Rome de 1957) à l’Union européenne (UE) : les institutions et Traités ont alors changé, avec établissement d’une Union économique et monétaire (UEM) qui devait se doter d’ici la fin de la décennie d’une monnaie unique (et non plus seulement « commune », comme l’ECU établi en 1979, et qui servait d’étalon officiel pour les rapports entre les monnaies nationales).
Les « critères » (dits de Maastricht).
Ils ont été élaborés pour encadrer les comportements des Etats membres désireux d’intégrer l’UEM. Ils ont été prolongés et spécifiés par d’autres traités ultérieurs pour que la discipline budgétaire ne s’arrête pas après l’intégration dans l’eurozone. Après la crise de 2009, les mêmes critères ont encore été durcis, notamment sous l’angle du contrôle des choix budgétaires des parlements par la Commission Européenne et sous l’angle des sanctions en cas de non respect. Ils portent principalement sur les déficits et les dettes publiques :
La dette, au sens de Maastricht, ne concerne pas seulement l’Etat central (avec les administrations publiques qui en dépendent comme l’éducation nationale, les hôpitaux publics, etc.) : elle intègre aussi les collectivités locales, c’est à dire l’Etat décentralisé vers les municipalités, cantons, régions ; ainsi que les organismes de la Sécurité sociale. Les enjeux sont donc plus larges que la dette de l’Etat.
NB : ces « critères » (3% du PIB et 60% du PIB) n’ont rien de « scientifiques ». Ils ont été choisis par le couple franco-allemand dominant les négociations, parce qu’ils correspondaient en gros alors à l’état de leurs propres finances, et que la Banque centrale allemande espérait qu’ils seraient inatteignables pour les pays dits (en coulisse) « du club med » (Italie, Grèce, Espagne, Portugal) aux pratiques considérées comme trop « laxistes » par l’Allemagne, en matière de création monétaire. Or, en pratique, la France et l’Allemagne ont été les premiers pays … à ne pas respecter ces critères, bien avant la « crise grecque ». Pour discuter du caractère utile et soutenable ou pas des déficits il faut des analyses concrètes, dans des contextes spécifiés. Celles-ci doivent distinguer et prendre en compte : 1°) la conjoncture : face à une crise grave et inattendue, il y a une forte légitimité d’un soutien de l’économie. Mais que faut-il soutenir ? Cela relève de choix politico-sociaux et non pas de critères « scientifiques », même si tout n’est pas possible ni raisonnable. Qui en décide ? La vie politique selon ses priorités, et les rapports de forces... 2°) Le déficit « structurel » : c’est le déficit « hors effets de la conjoncture » (croissance ou crise de court terme), ce qui ne s’analyse pas toujours de façon consensuelle. Certains distinguent, comme cela se pratique dans beaucoup de pays, de façon légitime, les investissements « structurels » qui accroissent les infrastructures du pays et nécessitent des investissements importants. S’ils étaient totalement financés sur impôts l’année de l’investissement, cela serait difficilement supportable (trop lourd) : donc on trouve acceptable qu’il y ait un emprunt d’Etat (que la banque centrale peut financer à taux réduit ou nul) pour atténuer la charge fiscale et répartir la dépense sur plusieurs années. Faut-il inclure dans les déficits « structurels » qu’il faudrait comprimer ce type de dépenses qui accroissent le patrimoine du pays d’infrastructures importantes pour l’avenir ? Ce n’est pas forcément juste et raisonnable. Bref il n’y a pas de pseudo « règle scientifique », mais des choix de société, discutables, contrôlables, rectifiables. |
L’exposé va se centrer sur la seule dette de l’État, parce que c’est un enjeu général, et non seulement pour les pays membres de l’UE (les seuls officiellement concernés par les « critères de Maastricht) et parce que c’est la plus grosse part de la dette publique au sens de Maastricht (en France par exemple, elle recouvre en gros 80% du total).
Mais il ne faut pas négliger l’étude des deux autres composantes de la « dette selon Maastricht », qui de fait concernent tous les pays, même si, comme la Suisse, ils ne sont pas contraints par les traités de l’UE. Cela serait trop long à discuter ici et il s’y mêle beaucoup de caractéristiques propres à chaque pays qu’il faut étudier cas par cas. On se contentera donc de quelques rapides remarques sur chacune de ces deux composantes de la dette hors Etat central.
Mais, en pratique, derrière les beaux discours, dans la phase néo-libérale, cette « décentralisation » a signifié le désengagement de l’État « social » central, et la recherche de son propre « équilibre » budgétaire en se déchargeant de certains coûts sur les collectivités territoriales. L’ensemble visait aussi à faire jouer la concurrence marchande et les financements privés à tous les niveaux. Ces derniers, en quête de profit de court terme, vont là où les infrastructures et le pouvoir d’achat sont les plus favorables. L’effet en est le creusement des inégalités entre régions (cantons ?) accompagnant la baisse de la fiscalité sur le capital visant à attirer celui-ci. Quitte à se déclarer ensuite trop « pauvre » pour assurer les dépenses sociales...
La décentralisation et concurrence fiscale tend aussi à démanteler toute logique d’égalité des droits sur tout le territoire. Auparavant, on pratiquait généralement la « péréquation » des financements : c’est une répartition du financement en proportion de la richesse, permettant un soutien des moins bien lotis par les plus avantagés. Le but est d’égaliser l’accès à un service public – la poste, par exemple – dans tout le pays. Cela permet la distribution des timbres postes aux usagers sur la base d’un seul et même tarif sur tout le territoire, que l’on soit « en ville » ou dans un coin perdu de montagne (d’accès plus coûteux). En France, par exemple, le principe solidaire de la péréquation s’est de plus en plus délité dans la phase néo-libérale : les tarifs et investissements de chemin de fer, ou de dispensaires de santé, ont de plus en plus été établis sur des bases locales, donc selon des conditions de « rentabilité » très inégales – aboutissant d’ailleurs à la fermeture d’un certain nombre de services.
Derrière l’évolution des dettes des collectivités locales (comme de l’État central) ce sont tous ces mécanismes et choix qu’il faut mettre à plat, ainsi que la nature et l’évolution de la fiscalité (qui paie quoi ? Pour quoi faire ?). Le démantèlement des services publics s’est accompagné de plus en plus de leur traitement comme des entreprises privées à but lucratif, maintenues ou pas selon les revenus des « clients » - ou privatisés, pour être plus libre d’augmenter les tarifs en modifiant, ce faisant les exigence de qualité et de coûts (la santé et la sécurité au travail passant souvent à la trappe).
Ou donc est l’enjeu ? Fondamentalement, il s’agit de faire peser la pression d’ensemble de la soi-disante « crise de la dette » pour privatiser ces colossales ressources. Les mutuelles privées et des fonds de pension rapaces guettent : c’est une des illustrations de « la dette comme arme de destruction (sociale) massive » = destruction de droits sociaux, et de modalités non marchandes de satisfaction de ces droits, au profit d’une logique de l’assurance privée, selon ses moyens (individuels) et... en jouant au casino sur les marchés.
Cf. l’effondrement de Enron aux EU en 2001, dans la foulée de l’éclatement de la bulle internet : la multinationale se déclare en faillite. En un an, sa valeur boursière a été divisée par 350. Environ 20 000 salariés sont licenciés, et des centaines de milliers de petits épargnants perdent quasiment tout leur « capital-retraite » : celui- ci avait été confié à des fonds de pension qui avait placé ce « capital-retraite » en parts de Enron (environ les deux tiers des actifs boursiers de la firme étaient détenus par des fonds de pension ou des fonds de mutuelles).
1°) De l’endettement keynésien au tournant néo-libéral
a) Face à la crise de l’ Entre deux guerres, les politiques keynésiennes de régulation des marchés ont agi (au plan des gouvernements) avec une volonté de sauvegarder le capitalisme contre « le danger communiste ». Il s’agissait, au plan politico-stratégique dans le monde bi-polaire, d’intégrer le mouvement social-démocrate et syndical dans la gestion d’un capitalisme offrant des marges réelles au réformisme social ; une telle orientation était confortée au plan des doctrines économiques par l’analyse théorique critique de ce qu’avaient été les impasses des politiques libérales de « laissez-faire » marchand, face à la grande crise des années 1930. L’ensemble de ces aspects fondait la conviction alors dominante qu’un interventionnisme de l’Etat était indispensable pour « réguler » à la fois le marché et les « appétits » capitalistes de la course privée illimitée au profit.
Cela se traduisit (avec des évolutions et variantes qu’on ne discutera pas ici) par des politiques économiques s’appuyant sur plusieurs caractéristiques ;
Taux d’équipement des ménages ouvriers en biens durables en Europe de l’Ouest
1954 | 1965 | 1975 | |
---|---|---|---|
Automobile | 8% | 47% | 74% |
Téléviseur | 1% | 46% | 87% |
Réfrigérateur | 3% | 56% | 91% |
Machine à laver | 8% | 44% | 77% |
Source : Béaud , 1990
b) De la crise multidimensionnelle des années 1970 à la contestation des politiques keynésiennes
La décennie 1970 va voir se combiner plusieurs turbulences exprimant l’entrée en crise des piliers de la croissance des Trente (années) glorieuses d’après guerre. : l’hégémonie des EU, les gains de productivité facilitant le partage salaires/profit, et les politiques d’inspiration keynésiennes.
Cours du pétrole, dollars courants par baril, moyennes annuelles
1960 | 1972 | 1974 | 1980 |
1 | 3 | 12 | 24 |
Source : AIE et Reuters
Cette crise, tout en exprimant l’écart considérable entre l’offre (au prix imposé de 1$ le baril) et demande (quasi illimitée à ce prix pendant quelques décennies), reflète aussi la montée des résistances internationales à la domination des EU dont les multinationales (les Majors) contrôlaient le prix du pétrole. La mise en place de l’OPEP - organisation des pays producteurs, dans les années 1960 - et l’exploitation des conflits au Moyen Orient au début des années 1970 expriment de nouveaux rapports de force.
Taux de croissance de la productivité (PIB par homme/heure), pays développés
1950-1973 | 1973-1979 |
4,5 | 2,7 |
Source : Maddison, 1981
Les années 1970 voient donc se combiner dans les pays du centre capitaliste, les ingrédients d’une double crise « de système » : crise de profit (ou « crise des coûts », notamment salaires et énergie, fondamentaux) et crise de l’ordre mondial : déclin (mais non pas fin, de l’hégémonie des Etats-Unis face d’une part à des rivaux (Allemagne, Japon), à de nouveaux concurrents dans le commerce mondial (en Amérique latine, Asie et Europe notamment, et à la décolonisation qui affecte toutes les grandes puissances. L’impact aux Etats-Unis même du mouvement anti-guerre est démultipléi par une « crise sociétale » où s’affirme une nouvelle génération et des résistances contre tous les rapports de domination (mouvement féministe, gay, anti-impérialistes).
NB : Ces années-là voient également le blocage et la répression de réformes et mouvements contestataires en Europe de l’Est, au sein du « Socialisme réel » qui connaît sa propre « crise de système » : elle est provisoirement contenue par la combinaison de répression, de protections sociales et d’ouverture aux biens de consommations occidentaux. Mais globalement, c’est le « monde bi-polaire » qui est tout entier ébranlé par des contestations internes, des deux côtés.
c) La critique de l’endettement keynésien – et la « guerre froide » : les « armes » de la contre-révolution libérale.
L’inflation (notamment par les crédits) qui, dans l’optique keynésienne, devait soutenir la croissance, et la spirale d’endettement favorisée à son tour par cette inflation, vont se heurter à la « crise des coûts » dans sa manifestation première : la « stagflation ». Celle-ci illustre un échec des réponses keynésiennes, puisqu’il y a désormais inflation sans croissance forte. Cela va donner du poids aux critiques néo-libérales des politiques d’inspiration keynésienne (dans un contexte de brouillage voire crise des projets socialistes, incapable d’offrir une alternative crédible immédiate. L’instrumentalisation de la dette comme arme de destruction (sociale) majeure va connaître une première illustration... A côté d’autres « armes » : celles des guerres tout court.
Car au plan géo-stratégique, l’intervention soviétique en Afghanistan en 1979 va donner une impulsion majeure à la dernière phase de la guerre froide légitimant des dépenses d’armement considérables aux Etats-Unis, financés par endettement avec recours aux capitaux mondiaux du dit « monde libre » y inclue... l’Arabie Saoudite, contre l’ennemi « principal » commun de l’époque. D’où les caractéristiques et moyens du tournant néo-libéral.
2°) Le tournant néolibéral
a) Fins et moyens
Les fins ? Réduire les coûts sur les deux plans essentiels évoqués :
Les moyens ?
Les doctrines néolibérales (école « de Vienne », Hayek ; « monétarisme : Friedman) contestent toutes les critiques keynésiennes des défaillances du marché et leurs conséquences quant au rôle régulateur de l’État-providence dans tous les domaines. Le discours idéologique dira : « il faut plus de marché et moins d’État » sans préciser, quel marché et quel État.
La réalité sera en fait :
En pratique, « le » marché du discours néo-libéral abstrait, c’est la généralisation du marché – marché du travail, du capital et des biens et services :
NB : Alors que les libéraux n’avaient pas le plein-emploi comme objectif de politique économique (contrairement aux keynésiens et marxistes), puisque le « laissez-faire » du marché est supposé efficace, on voit désormais se déployer des discours libéraux sur les « objectifs de plein-emploi » : ce sont les protections qu’il faut détruire, puisque ce sont elles qui crèent le chômage ; les statistiques tronquées camouflent la nature des emplois (flexibles et précaires) qu’il s’agit de créer ; et omettent de comptabiliser comme chômage camouflé, le travail à temps partiel subi (massivement les femmes, les jeunes, les immigrés et personnes agées) ; il faut y ajouter les « invisibles » qui « sortent de la population « active » quand ils/elles ont renoncé à chercher officiellement un emploi. Ce faisant ce sont aussi toutes les difficultés rencontrées notamment pour les femmes par la destruction ou insuffisance des services publics et de la petite enfance, le coût des transports, le niveau des salaires offerts qui pousse à rester à la maison.
Tel est l’univers du « plein-emploi » libéral, symbolisé par les réformes Hartz en Allemagne avec leurs emplois à « un euro ».
Tout est privatisable afin de pouvoir être transformé en argent donc « vendable », quelque soit le dommage humain, sociétal, financier ou environnemental. Le démantèlement des services publics signifie celui des droits universels qui tendaient à s’y rattacher, va de pair avec la remise en cause de toute « cohésion sociale » par la réduction des inégalités.
Autre facette de l’univers éthique de ce capitalisme mondialisé.
NB : Le tournant de 1989 radicalise la mondialisation néo-libérale. Après la chute du mur de Berlin en 1989, l’ennemi principal, le communisme ne disparaît pas tout à fait : il faut encore enterrer son « spectre »... L’assimilation du « siècle soviétique » au seul goulag et aux dictatures du parti unique accompagne des « révisionnismes »s historiques, réhabilitant les courants fascistes comme « patriotes ». Mais la force de pression du « monde bi-polaire » pour « assagir » le capitalisme disparaît.
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b) Les effets...
Sous l’angle économique, on peut dire synthétiquement que les objectifs de rétablissement des taux de profit et de lutte contre l’inflation ont été atteints – mais au prix de nouveaux problèmes. La désinflation (ralentissement de l’inflation) s’est amorcée dès les années 1980. Mais la contre-partie a été la montée des inégalités et de la pauvreté, avec tendance à de nouvelles surproductions dans diverses branches (automobiles, « nouvelle économie », etc.).
NB : Les « surproductions » dans le capitalisme, sont purement « marchandes » : elles ne signifient aucunement que les besoins sont satisfaits mais que le pouvoir d’acheter les biens produits n’est pas suffisant pour écouler l’offre de produits. Or, la montée de la pauvreté est une des raisons de cette insuffisance de pouvoir d’achat. On verra que le crédit va, en partie chercher à compenser l’appauvrissement.
Mais les débouchés « rentables » devenant limités, on a également assisté à l’envol de placements financiers et de leurs bulles qui semblent « produire de la valeur » alors qu’ils sont bâtis sur du vent ( les marxistes appellent cela du « capital fictif »). Au total, malgré le rétablissement du taux de profit, les investissements productifs ont stagné (donc le chômage structurel s’installe) alors que les placements financiers se sont envolés, les deux courbes suivantes illustrant des corrélations étroites.
On va se concentrer à présent sur les effets de ces politiques sous l’angle de l’endettement.
Alors que les politiques néo-libérales avaient dénoncé « l’économie d’endettement » keynésienne, on va assister à la montée des dettes - privées et publiques – nourries par les politiques néo-libérales.
a) Causes de l’endettement public néo-libéral – jusqu’à la crise des « subprimes »
Ce déficit budgétaire comporte à la fois un contenu néo-libéral et géo-stratégique dans ses recettes et dépenses, et un effet pseudo-keynésien de relance et soutien de l’économie des EU : les dépenses d’armement ont des retombées positives sur l’industrie civile, à la fois sous l’angle des dépenses de R&D (recherche et développement de technologies nouvelles) financées par l’État, et de par les commandes d’État liées à l’industrie d’armement.
L’exemple de la France : il y a une montée considérable de la dette publique « au sens de Maastricht » depuis le tournant libéral.
On « dépense trop », dit-on. Qu’en est-il ?
La courbe suivante montre, que la dépense publique a plutôt baissé, sous pression de la baisse des recettes. Mais, alors que les recettes fiscales couvraient les dépenses en début de période, la politique liébrale les a fait chuter bien davantage que les dépenses – d’où les déficits. En outre, les taux d’intérêt payés sur la dette gonflent les dépenses. Si on les déduit de celles-ci, l’écart de déficit est réduit, voire nul. Les dépenses n’augmentent que lors des années de récession (1993, puis 2009) qui sont les vraies causes d’augmentations ponctuelles des dépenses.
NB : Le poids des intérêts dans la dépense est lié au choix de faire appel aux marchés financiers et non pas à la BC pour financer les déficits. Autrement dit la course de dépense hors intérêts reflète peu ou prou ce qu’aurait été la dépense sans dépendance sur ce financement spéculatif.
S’ajoute au tableau l’importance des cadeaux fiscaux.
La question centrale est donc plutôt la chute des recettes fiscales avec deux tendances à souligner, dans l’espace géo-politique européen et dans le temps :
Bref, les plus pauvres imposables paient plus d’impôts, les plus riches, moins – et globalement la « norme » est la réduction des rentrées fiscales accompagnée de pressions pour réduire les dépenses. Avec deux scénarios opposés extrêmes – et toutes sortes de combinaisons en Europe :
b) Des politiques néo-libérales à l’endettement privé produisant la crise des « subprimes ».
Quelques remarques synthétiques, combinant des aspects descriptifs et conjoncturels, aux causes structurelles de la crise ;
1°) Tout d’abord, la part des salaires dans la Valeur ajoutée (c’est-à-dire le PIB)
Dans le graphique suivant comparant États-Unis et Union européenne,
La courbe suivante montre l’envol de la courbe de consommation dans les années 1980 : elle passe au-dessus de celle des salaires (qui incorpore les 5% des très hauts revenus) : ces catégories riches entraînent l’ensemble des comportements de consommation vers le haut, cet emballement de la consommation sera rendu possible par l’endettement privé massif permettra (avec la chute de l’épargne privée) et l’euphorie de l’enrichissement financier fictif (on se croit riche avec la montée des valeurs boursières : mais si tout le monde vend ses actions, leur cours s’effondre...)
En France, il n’y aura pas envol de la consommation mais seulement son maintien – mais aussi beaucoup moins d’inégalités et de placements financiers des ménages qu’aux États-Unis. Mais l’écart entre consommation et salaires est comblé par l’épargne et l’endettement.
2°) De la dette de la crise à la crise de la dette.
La crise des subprimes, gangrénant le système bancaire et financier international va provoquer un « crédit crunch » : un arrêt des financements de l’économie par les banques et un effondrement de l’économie mondiale comparable à celui de l’entre-deux guerres.
La crise de « système » touche en réalité d’abord et avant tout le cœur du monde capitaliste développé.
Variations annuelles du PIB en % | 2008 | 2009 | 2010 | 2011 |
Monde | 3 | (-0.8) | 3.9 | 4,3 |
États-Unis | 0.4 | (-2.5) | 2.7 | 2.4 |
Zone euro | 0.6 | (-3.9) | 1 | 1.6 |
Pays émergents | 6.1 | 2.1 | 6 | 6.3 |
Sources : FMI et La Tribune du 27/01/2010
Et face à un risque en plein cœur du système, l’expérience de l’entre-deux guerre a laissé des traces : le « laisser-faire » qui prévalait alors n’a désormais plus cours : les États et les BC viennent au secours des grandes institutions financières privées et stoppent la récession : la croissance reprend en 2011.
Mais aux dettes publiques d’avant la crise, liées aux caractéristiques générales des politiques néo-libérales, viennent s’ajouter une dette « de la crise » due au renflouement des banques et aux politiques de relance.
Pour donner un ordre de grandeur concernant la France, la Cour des comptes évalue à quelque 38% la part de la crise dans l’envol de la dette publique.
On voit dans le tableau suivant ce que la dette de la crise (en rouge) ajoute à la dette d’avant la crise dont nous avons vu les causes structurelles (la baisse de la fiscalité sur le capital et, en Europe particulièrement, la hausse des taux d’intérêt sur une dette financée par les marchés financiers et non pas par les banques centrales ou la Banque centrale européenne – BCE).
Selon les pays, le renflouement des banques par les Etats par « re-capitalisation » a pu aller jusqu’à des nationalisation très provisoires (Japon, RU) ou des prêts massifs des Etats à taux nuls ou faibles ; il s’y est ajouté l’aide massive des BC sous formes de prêtsou échange de titres publics (alors considérés comme sûrs) contre les crédits toxiques pour assainir els bilans des banques privées et qu’elles recommencent à financer l’économie.
Le Plan Paulson aux Etats-Unis consacra 700 milliards de dollars à éponger ainsi des actifs toxiques, pendant que la FED fournissait 2500 milliards de dollars de prêts à taux zéro.
La « crise de la dette » européenne
Mais en 2010 une nouvelle phase commence en Europe. La « crise grecque » devient « crise de la dette » - et de l’euro. Dans la nuit du 9 au 10 mai 2010 face à l’emballement des marchés financiers et pour éviter que la crise grecque ne s’étende à l’Espagne, au Portugal voire à l’Italie, l’Union européenne en coopération avec le FMI se dote d’un « fonds de stabilisation » de 750 milliards d’Euro (La commission européenne est autorisée à emprunter 60 milliards d’Euros, 440 milliards sont apportés par les États et 250 milliards apportés par le FMI)..
Ce montant est à mettre en lien avec les besoins de financement du Portugal, de l’Espagne et de l’Irlande qui s’élèvent globalement à 600 milliards d’euros pour la période allant jusqu’à 2012.
Mais pourquoi parle-t-on de « crise de la dette » en Europe – et pas au Japon où la dette dépasse 200% du PIB ou aux États-Unis ou elle est est supérieure à la dette cumulée de l’UE ou de la zone euro (voir tableau précédent) ?
La spécificité explosive de l’Union européenne est due à sa genèse. On a déjà souligné l’impact de 1989 – cet imprévu que fut l’unification allemande. Les accords de Maastricht de 1992 ont été négociés après cet événement qui a coûté aux finances fédérales allemandes plus de 100 milliards de DM par an pendant près d’une décennie. Le choix de la monnaie unique s’est fait après cette unification, alors que l’Allemagne était réticente à abandonner le DM, et encore plus à accepter une quelconque solidarité budgétaire et financière d’une part, envers des politiques jugées « laxistes » des pays du « Club Med (devenus plus tard « PIGS » - acronymes peu élogieux pour la périphérie sud de l’Europe) ; d’autre part, elle ne valait pas payer pour d’autres élargissements vers l’est après sa propre unification avec la RDA.
Pour que l’Allemagne renonce au DM et intègre l’UEM, les accords de Maastricht ont inscrit des clauses non solidaires dans le fonctionnement de l’Union : interdit des banques centrales de financer directement les déficits des États membres (contrairement à la FED), pas de mutualisation des dettes. L’absence de moyens communautaires pour faire face aux crises asymétriques est encore renforcé par le choix de plafonner le budget de l’Union à 1% de son PIB (contre quelques 13% aux EU).
Il s’agit donc d’une union bancale, au regard de n’importe quelle théorie économique. Elle est dotée d’une monnaie et d’un marché unifié, mais d’un très faible pouvoir budgétaire pour compenser les inégalités que les mécanismes marchands produisent. Or la règle de la libre circulation des capitaux autorise toutes les spéculations des marchés financiers sur de telles fragilités : si la monnaie unique supprimait ce qu’avait été la spéculation sur les taux de change lors de la grande récession européenne de 1992-93, elle ne supprimait pas la spéculation sur les dettes publiques.
Mais de telles fragilités ont été le produit de décisions. D’autres décisions auraient pu les remettre en cause.
Les Traités n’ont pas été respectés face à la crise : ils ont été contournés et modifiés. Mais comment ?
Du jour au lendemain, la BCE peut être autorisée à financer directement les États – un autre choix a été fait : le 10 mai 2010 les Traités européens ont été contournés pour faire face à la crise, mais dans le seul but de sauver les banques et de maintenir les Traités de base en l’état. La BCE a été autorisée à racheter des titres d’État - mais seulement sur les marchés secondaires, donc aux banques, détenteurs essentiels de ces titres devenus « toxiques » et sans aucune contrainte de gestion. En pratique, la BCE a récemment encore introduit d’autres marges pour renflouer sans limites les banques privée à des taux quasi nuls. Mais celles-ci poursuivent leurs comportement de spéculation financière...
Autre exemple : aucune stabilisation européenne n’est possible si les titres de la dette publique restent financés par les marchés (et non pas BCE) et sans contrôle. Mais la libre circulation des capitaux reste la règle. C’est un choix politique. L’inverse des choix qui ont été pris aux lendemains de la grande crise des années 1930 et de la Seconde guerre mondiale.
De même, le refus de répondre aux demandes fort modérées de Syriza de restructurer et annuler une partie de la dette grecque, comme le fut celle de l’Allemagne est non pas du à une impossibilité économique, mais à un choix politique.
La « crise de la dette » aurait pu servir de détonateur pour changer d’institutions et de politiques. Mais ce n’est pas le cas.
Après le renflouement des banques privées, elle est exploitée comme « opportunité » pour accentuer la mise en œuvre radicale des « fins » des politiques économiques néo-libérales.
La « crise de la dette » comme opportunité pour atteindre les « fins » néo-libérales.
On continue donc à mentir sur la dette grecque. Comme on continue à développer les fausses « évidences » dénoncées par le Manifeste des Économistes Atterres (voir note 1). Mais s’il y a des raisonnements non vérifiés – car l’austérité a creusé la dette grecque - il ne s’agit pas d’erreurs.
« Les dettes flambent ; nous vivons au-dessus de nos moyens ! » « La dette est insupportable ! » « Il n’y a pas d’autre choix ! » - TINA est là, plus que jamais.
Mais avec un basculement du capitalisme « néo-libéral » vers l’ordo-libéralisme ». De quoi s’agit-il ?
Dans un tel contexte, même des revendications et droits élémentaires inscrits au lendemain de la Seconde guerre mondiale dans la Déclaration Universelle des Droits Humains deviennent « subversifs » : le capitalisme réellement existant ne peut/veut plus les satisfaire et revient au 19è siècle mais avec des firmes multinationales, le FMI, la BM et l’OTAN. Mais les exigences éthiques, sociales, environnementales, du XXIè siècle peuvent être retournées contre lui.
L’union européenne est un carcan spécifique dans cet ensemble. Mais... contrairement à l’ALENA (Accord de libre-échange nord-américain) ou aux redoutables Traités de « libre-change » qui se négocient en secret, l’UE comporte des fragilités majeures :
Pourtant...
Deux indications, en conclusion ouverte sur des « possibles » :
Moins d’un mois après la rencontre organisée par le Cartel Syndical
Les changements politiques intervenus en Grèce constituent une opportunité non seulement pour ce pays ravagé par la crise mais aussi pour une réévaluation et une révision fondamentales des politiques économiques et sociales de l’UE axées sur une austérité et des réformes structurelles du marché du travail qui ont échoué. (...)
Les milliards d’euros qui ont été versés à la Grèce ont surtout été utilisés pour rembourser la dette existante et stabiliser le secteur financier. Au même moment, le pays était entraîné dans une profonde récession à cause de réductions drastiques des dépenses publiques qui ont fait de la Grèce le pays le plus endetté de toute l’UE. Il en résulte une crise sociale et humanitaire sans précédent en Europe. Un tiers de la population vit dans la pauvreté, l’État-providence est extrêmement affaibli, le salaire minimum a été réduit de 22% et est soumis à des conditions discriminatoires vis-à-vis des jeunes, le système de négociation collective et d’autres protections pour ceux qui travaillent encore ont été démantelés et le poids de la fiscalité a augmenté pour les groupes sociaux économiquement faibles. Le chômage est aujourd’hui de 27% mais le chômage des jeunes atteint plus de 50%. L’accès à l’éducation est limité. De nombreuses personnes n’ont plus les moyens de payer nourriture, électricité, chauffage ou logement. Une partie importante de la population n’a plus d’assurance maladie et n’a accès aux soins médicaux qu’en cas d’urgence. Les résultats des élections sont la conséquence de l’échec de ces politiques.
Mais tout cela n’avait aucun rapport avec les réformes conçues pour s’attaquer aux vrais problèmes de la Grèce. Aucun des problèmes structurels du pays n’a été résolu mais de nouvelles difficultés sont certainement apparues. Les politiques menées étaient faites de réductions et de destructions, pas de reconstruction.
(…) Le projet européen doit retrouver sa crédibilité aux yeux de tous les travailleurs en Europe. La CES soutient toute action concrète allant dans ce sens. »
Leurs fins et les nôtres ?
La dette grecque, ne pourrait-elle devenir une opportunité pour délégitimer cette Europe des marchés au profit d’une Europe des peuples, des droits sociaux, de la défense de l’environnement, des solidarités ? Chiche.
[1] Notamment des réseaux européens d’économistes critiques, dont le plus récents (parti de France) est le « Manifeste des économistes attérrés » (http://www.atterres.org/page/manifeste-d%C3%A9conomistes-atterr%C3%A9s). On trouvera dans ce Manifeste une contestations de dix « fausses évidences » qu’on nous assène tous les jours, sur la « crise de la dette ».
[2] Le mot « libéral » ici désigne des écoles de pensée en économie, et non pas le libéralisme philosophique. En économie, cela se rapporte à l’accent mis sur le marché (et sa libre concurrence) comme mécanisme et régulateur de base de l’économie. Le libéralisme économique a besoin d’Etat pour s’imposer. Et le « néo-libéralisme » (les nouvelles écoles libérales s’affirmant après et contre la phase de régulation de l’économie inspirée par Keynes) a été imposé au Chili par Pinochet. : un dictateur « libéral », donc.
[3] Attention, il s’agit du déficit budgétaire et non pasdu déficit commercial, qui serait la différence entre exportations et importations.
[4] Adoptées par le Comiét Exécutif de la CES les 10 et 11 mars 2015 ; http://www.etuc.org/fr/documents/d%C3%A9claration-de-la-ces-l%E2%80%99apr%C3%A8s-%C3%A9lections-en-gr%C3%A8ce-%E2%80%93-une-opportunit%C3%A9-pour-l%E2%80%99europe#.VQb_U8ZeA_M