Le féminisme fut sans conteste l’un des mouvements politiques majeurs du 20e siècle. La différence de sexe est la seule à être universelle et transversale : aussi traverse-t-elle toutes les discriminations, de classe, de « race », de culture, de religion… De par leurs luttes, les féministes ont libéré la parole de la chape de plomb patriarcale et démontré que la domination des hommes sur les femmes n’est nullement naturelle mais résulte d’une construction sociale dès lors, susceptible d’être combattue et abolie. [1]
I. Féminismes de « la première vague »
Si en tous temps et en tous lieux il y a eu des féministes de par le monde, le féminisme, comme mouvement collectif de lutte de femmes, émerge dans la seconde moitié du 19e siècle. Il se manifeste comme tel aux Etats-Unis durant la guerre d’indépendance et lors de la lutte anti-esclavagiste. En Europe, il s’implante à la faveur des bouleversements politiques et sociaux de l’époque et trouve un terreau favorable dans le décollage de l’industrialisation, l’élévation du niveau de vie, les courants de démocratisation, de laïcisation ainsi que de « lutte des classes ». Dans les pays colonisés, les femmes prennent activement part aux luttes pour l’indépendance et constituent çà et là leurs propres associations en vue de l’amélioration de leurs conditions de vie. Partout où il se développe, tout en étant empreint de fortes spécificités nationales, ce mouvement - qualifié de féminisme de « la première vague [2] » - présente des constantes qui lui permettent d’acquérir une dimension internationale dès la fin du 19e. La reconnaissance de l’oppression systématique des femmes et du partage inégalitaire des pouvoirs entre les sexes et ce, à l’heure de l’affirmation de l’universalisation des droits humains, forge l’essence de sa combativité politique. En ce sens, la revendication majeure de ce féminisme consiste en l’obtention de droits égaux en matière d’éducation, de législation du travail mais également, au sein de la famille et de la sphère politique. Cette exigence primordiale à participer comme citoyennes à part entière à la gestion de la chose publique - via entre autres, l’obtention du droit de vote – est considérée, par les historiennes du mouvement, comme LA lutte caractéristique des féministes de « la première vague ». C’est en effet autour de cette question que les actions les plus spectaculaires se sont produites aux Etats-Unis, en Inde - lorsque la Women’s Indian Association entama la lutte suffragiste en 1917 à Madras - , en Europe et dans l’ensemble des pays où le féminisme se renforçait.
II. Le néo-féminisme
Issu d’un nouveau radicalisme faisant coïncider émancipation individuelle et émancipation collective, le Mouvement de libération des femmes (MLF) ou néo-féminisme, apparaît dans la foulée des courants contestataires de 1968. Dans le prolongement des mouvements noirs américains mais par des voies différentes, les féministes remettent en question certaines attitudes culturelles et psychologiques [3] et dénoncent des inégalités économiques et politiques passées sous silence jusque-là. Ces deux mouvements favorisent également, à des degrés divers, l’apparition dans les pays du Sud, de nouvelles associations féminines à forte connotation sociale, ethnique ou culturelle mettant l’accent sur le renforcement de la confiance en ses propres capacités et réfutant la suprématie du modèle occidental de développement. De fait, comment considérer un modèle qui consacre l’exploitation de la nature, des femmes et de l’humain en général, comme efficace et abouti ?
Les trois principales « familles » idéologiques des féminismes Le mouvement des femmes se reconnaît d’emblée comme multiple et hétérogène. S’il existe bien un objectif commun aux féministes du Nord comme du Sud - mettre fin à toute forme d’inégalité entre les sexes - la conceptualisation même de cet objectif et des stratégies pour l’atteindre diffèrent considérablement selon les convictions philosophiques, les allégeances politiques ou encore les références théoriques. Le féminisme est un mouvement complexe au croisement de différentes tendances [4]. On en distingue trois fondamentales : Les féministes libérales revendiquent l’égalité des droits entre les sexes et la garantie des libertés individuelles. Les changements doivent se faire par la voie législative. On peut parler d’un féminisme réformiste qui table, au travers de politiques d’action positive [5], sur la priorité donnée aux femmes pour réduire les inégalités. Cette vision libérale des droits ne contient aucune analyse systémique laissant présager la nécessité de changements structurels pour atteindre l’égalité des genres. Le féminisme institutionnalisé des années 1980 s’affiliera à ce courant. Les féministes socialistes ou marxistes, dont Flora Tristan (écrivaine franco-péruvienne - 1803-1844) est la figure de proue, établissent un lien entre « lutte des classes » et « lutte des sexes ». Elles affirment que la véritable libération des femmes n’adviendra que dans un contexte de transformation globale des structures sociales existantes. Les femmes doivent se battre simultanément contre les deux systèmes qui les oppressent, à savoir : le capitalisme ET le patriarcat. Les féministes de la troisième vague, actrices importantes du mouvement altermondialiste, ont fait leur cette revendication. Les féministes radicales visent prioritairement la destruction de l’ordre patriarcal, cause primordiale de l’oppression fondamentale et irréductible des femmes. Kate Millett dans Sexual Politics (1971) fut l’inventrice du troisième sens - le sens féministe contemporain - du terme « patriarcat ». Suivant cette acceptation féministe, le patriarcat désigne un système socio-politique où les hommes détiennent le pouvoir. Il est ainsi quasiment synonyme de « domination masculine » ou d’oppression des femmes [6]. Selon les radicales, l’émancipation commence par la réappropriation de son corps (relations sexuelles, vie de famille, etc.) via notamment, le développement de cultures féminines alternatives [7] et la réalisation d’offensives directes [8] contre le patriarcat. La critique de l’hétérosexualité comme système et contrainte sociale est une composante importante des analyses et revendications des féministes radicales. Ainsi, le mouvement féministe, loin d’être homogène, permet des positionnements divers puisque rien n’y est prédéfini et que tout s’ancre dans l’expérience et les savoirs des militantes. Les grands combats féministes sur des sujets jusque-là acceptés comme des évidences - le fait de ne pas pouvoir disposer librement de son corps, d’effectuer le travail ménager sans salaire ou de subir la violence… – se sont menés en partant du plus intime de la vie des femmes [9] pour ensuite être problématisés en faisant émerger la dimension sociale dans l’espace commun [10]. C’est de cette manière que se sont construit les projets politiques féministes, dans un travail collectif autour de revendications rassemblant des groupes et des personnes qui ne partageaient pas nécessairement les mêmes conditions de vie ou les mêmes idées. |
Quels objectifs de luttes pour les néo-féministes ?
Prolongeant les mouvements de contre-culture des années 1960, l’une des priorités des Mouvements de libération des femmes réside dans l’affirmation selon laquelle « le privé est politique » : les rapports de genre au sein de la sphère privée familiale ne sont pas exclusivement du ressort de la famille, encore souvent dominée par les hommes, mais relèvent tout autant de la responsabilité collective. Changer l’intime des femmes nécessite dès lors d’agir politiquement. Ce furent les campagnes pour la reconnaissance du droit à disposer librement de son corps qui constituèrent les événements les plus marquants et les plus importants pour les femmes du 20e siècle. Depuis la « grève des ventres » (refus de la grossesse et dès lors, de relations sexuelles) du 19e siècle, cette revendication fit l’objet de nombreuses batailles. Unanimement portée au niveau international, cette exigence contient l’interrogation suivante : « Qui a le pouvoir de contrôler le corps féminin ? L’Etat les autorités religieuses, les corporations de médecins, le chef de famille (mari ou père), ou les intéressées ? ». Il s’agit là d’un point décisif car il en va de l’autonomie des femmes. En exigeant que les femmes aient la maîtrise de leur sexualité et en refusant que ce débat ne soit renvoyé à la sphère privée – qui tend à culpabiliser les rapports individuels – le mouvement féministe a conféré une dimension politique à cette question. Si les mesures de prévention, allant de l’éducation sexuelle jusqu’aux informations sur les méthodes contraceptives modernes (pilules, stérilet, etc.) représentent des conquêtes importantes pour les femmes, d’autres avancées concernant l’autonomisation de la sexualité féminine dans des domaines tels que le rapport femme/maternité ou encore femme/avortement furent significatives. Ainsi, d’une part, la maternité n’est pas, ou plutôt plus, le seul horizon pour une grande partie des femmes mais aussi, le désir de « non-maternité » trouve à s’exprimer de manière positive et non plus comme un manque. D’autre part, le droit d’interrompre une grossesse, reconnu à partir des années 1970 dans la majorité des pays d’Europe occidentale et en 1973 en Tunisie, témoigne d’une belle progression de l’autonomie reproductive des femmes [11], du respect de leur autodétermination et de l’espace de liberté qu’elles ont conquis. Notons cependant que, sans cesse, ce droit est menacé par certains courants religieux et/ou de droite refusant de considérer les femmes comme des sujets autonomes. Ainsi, les cas en Europe de l’Espagne où en 2014 l’interruption volontaire de grossesse a failli passer à la trappe, de la Pologne où l’accès à l’avortement fut très strictement limité en 1993 après 40 ans de dépénalisation ou encore de l’Irlande, de Malte, de Chypre où l’IVG est toujours non seulement illégal mais encore inconstitutionnel ! Dans de nombreux pays au Sud, la possibilité de mettre fin à une grossesse, sans devoir tomber dans la clandestinité et les nombreux risques pour la vie des femmes qui y sont attachés, ne constitue pas encore malheureusement une réalité.
Parmi les nombreux autres combats des néo-féministes, beaucoup se situent sur le terrain des revendications politiques. Des requêtes pour l’amélioration du statut juridique des femmes sont sans cesse formulées de même que l’exigence de voir se concrétiser une extension sensible de leurs droits à la représentation en politique et dans les instances de décision. Un Code de la famille respectueux des femmes, le bannissement des violences – viols, harcèlement sexuel, violences conjugales, etc. - accompagné de sanctions effectives, une réelle liberté sexuelle non emprunte d’une hétéro-normativité contrainte, la garantie du respect du droit du travail des femmes, l’égalité en matière de rémunération salariale…constituent autant de domaines de lutte pour les féministes et leurs allié-e-s.
L’institutionnalisation du féminisme
Surgi des mobilisations pour élaborer une critique du pouvoir, organisé autour de structures et de groupes autonomes, le néo-féminisme avait rompu avec les formes de luttes de la gauche traditionnelle, constituant en cela plutôt une exception sur la scène politique de l’époque. Mais peu à peu la mobilisation diminue, les mouvements se différencient et se fragmentent. Le tout dans un contexte de fortes attaques néolibérales, de renforcement des systèmes dictatoriaux (cf. dans les années ’70 les trois quart de l’Amérique latine est sous le joug des dictatures), de répressions violentes des mouvements ouvriers (cf. matraquage des grèves des mineurs sous le gouvernement Thatcher en Angleterre) et de décomposition généralisée de la gauche. Progressivement, la rue cesse d’être le quartier général du néo-féminisme.
L’option d’une politique de participation et d’intégration
Dès le milieu des années 1970, une nouvelle stratégie de lutte se dessine : « Pourquoi ne pas passer de l’agitation politique à l’institution politique ? ». Les conférences internationales des femmes sous l’égide de l’ONU [12] seront le lieu privilégié de mise en œuvre de cette nouvelle approche. Elles permettront aux femmes provenant de courants idéologiques, d’environnements socio-économiques et de cultures diverses de se rencontrer, de débattre et d’éventuellement nouer des alliances. Ainsi progressivement, l’ancienne controverse qui opposait femmes du Nord et femmes du Sud en raison de leurs différents centres d’intérêt (grosso modo, il s’agit au Nord de militer pour les libertés sexuelles et contre la violence masculine tandis qu’au Sud, la lutte contre la pauvreté et l’impérialisme est prioritaire) cède le pas à une volonté de se comprendre et de lutter ensemble. Des réseaux mondiaux tels WEDO (Organisation des femmes pour l’environnement et le développement) ou DAWN (Development Alternatives with Women for a New Era) se mettent en place.
Intégrer des thèmes spécifiquement féminins à l’agenda des Nations unies, promouvoir l’idéal féministe (l’égalité absolue des sexes) au sein des politiques de développement, revendiquer compétence et responsabilité, et surtout participer : voilà les principaux objectifs que s’assignent les femmes lors de ces différentes conférences.
Cette dynamique de participation et de dialogue fait en sorte que la voix des femmes portée au sein des instances de l’ONU ne contient plus ni accents radicaux ni potentialités transformatrices. En lieux et place de modifications structurelles globales, les tenantes du féminisme institutionnalisé estiment qu’une « réforme égalitaire » du système économique et politique est suffisante pour atteindre l’égalité des genres. Dès lors, on peut affirmer le constat suivant : le féminisme institutionnalisé signe la domestication du féminisme qui, de contre-pouvoir, se mue en un pouvoir sans pouvoir (les priorités sont déterminées non par les femmes mais par l’appareil de l’ONU).
Leur participation assidue aux manifestations internationales (sommets, colloques, séminaires, etc.) organisées par l’ONU a permis aux représentantes de ce féminisme institutionnalisé de perfectionner leurs techniques de lobbying. Apparaît dès lors, « un nouveau type de professionnelles de la politique (…) une catégorie transnationale et transculturelle de lobbyistes de la jet-set, qui connaissent bien leur sujet, maîtrisent bien leurs outils et ont des dons certains pour la rhétorique. Elles parcourent désormais le monde tous frais payés avec leur salaire confortable et une très haute opinion d’elles-mêmes [13] ». Cette spécialisation de la militance s’accompagne d’une hiérarchisation au sein des ONG et associations féminines. Des relations de pouvoir s’installent progressivement entre l’avant-garde des lobbyistes professionnelles - se sentant bien souvent investies d’une légitimité suffisante pour s’ériger en porte-paroles du mouvement des femmes - et la base des militantes.
L’ONU, tout en profitant des potentialités des femmes, mène une entreprise de dépolitisation et de neutralisation des voix critiques du mouvement. Outre cette confiscation de l’autonomie politique du féminisme, l’ONU s’emploie également à alimenter une certaine concurrence entre organisations de femmes pour l’obtention de fonds ; concurrence déloyale devant l’avantage évident des organisations les plus puissantes (principalement nord-américaines) qui concentrent les ressources et du même coup l’accès à la représentation [14]. De plus, en adoptant lors de la conférence de 1995 à Pékin, une approche sectorielle [15], l’ONU empêche toute analyse systémique, toute stratégie relative aux causes structurelles des discriminations vécues au quotidien par les femmes dans d’innombrables domaines.
Enfin, et ce travers n’est pas des moindres, les documents des conférences de l’ONU, s’ils ont valeur de règles normatives, n’ont aucunement force de loi. Tant qu’ils ne se transforment pas en action, ils demeurent des mots sans aucune signification. Or, si l’on veut que ces engagements internationaux ne se muent pas en musées de bonnes intentions mais soient réellement susceptibles d’engendrer actes politiques et programmes nouveaux en faveur des femmes, il faut constamment maintenir la tension sur les gouvernements. Ce rôle d’aiguillon sera exercé principalement par les femmes. Ayant ainsi bien souvent investi pratiquement toute son énergie dans la défense et l’application des droits obtenus à un niveau supranational, le féminisme institutionnalisé restera cantonné dans une position de défense des acquis au lieu d’être une force d’impulsion et de créativité participant à un large mouvement de transformation de la société patriarcale.
Le bilan de cette intégration du féminisme au sein de l’arène onusienne laisse un goût amer : des avancés concrètes et indiscutables des droits des femmes ont eu lieu mais à quel prix ?!
Ce féminisme appliqué durant les grandes conférences internationales a permis de donner plus de visibilité aux problématiques du genre et a rendu possible une plus large compréhension des difficultés rencontrées par les femmes dans différents pays. Il a reflété une demande de besoins réels, véhiculé une protestation contre les violences faites au genre féminin et favorisé la diffusion des revendications d’égalité. En promouvant la réalisation d’actions correctives (comme des programmes pour l’égalité des chances, pour des quotas de pouvoir, pour des lois de protection des femmes, pour la correction des inégalités historiques, etc.), il a également contribué à minimiser certaines exclusions. Sous l’égide de l’ONU sera adoptée en 1979, la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination envers la femme. Sa ratification par les Parlements a contraint les gouvernements à adopter des réformes législatives en faveur d’une meilleure égalité entre les hommes et les femmes ainsi que des mesures anti-discriminatoires, notamment en matière de violence domestique et sexuelle.
Mais le fait d’institutionnaliser le féminisme au sein des Nations-unies a banalisé et réduit ses objectifs à des politiques pragmatiques et réalistes atténuant la radicalité initiale du projet féministe. Cette stratégie est forcement celle des petits pas. Les grands desseins alternatifs ne sont plus, dans le meilleur des cas, que de très lointaines étoiles qui guident l’action politique.
Au sein de l’ONU, les femmes sont demeurées exclues des organes où se prennent les décisions mais aussi du « noyau dur » de la politique, c’est-à-dire de l’économie et des finances. Il n’y aura dès lors pas de moyens financiers supplémentaires pour l’adoption de mesures politiques nouvelles en faveur des femmes. Ainsi, de leur participation au champ politique des instances onusiennes, les femmes font l’expérimentation des paroles données, écrites et…non respectées. Progressivement, elles vont se lasser des conférences internationales et démystifier le lobbying : il n’est que l’une des nombreuses formes possibles de la politique, et non pas sa voie royale [16].
Féminisme et appareil d’Etat : un couple qui marche ?
Dans les années 1970, les mouvements de femmes investissent les gouvernements du Nord comme du Sud afin de faire progresser la cause féministe au sein de leur pays. Si les impacts de cette démarche sont variables selon les Etats et leurs orientations politiques, on assiste cependant, un peu partout, à la création de « Ministères de la Condition féminine » et/ou de Secrétariats d’Etats féminins, à la promulgation de réformes législatives favorables aux femmes et, à partir des années 1980, à l’instauration de politiques publiques d’égalité des chances hommes/femmes.
Tout en réduisant la radicalité transformatrice du féminisme, cette forme officielle du féminisme d’inspiration libérale a néanmoins incontestablement produit des résultats dans certains domaines. En politique par exemple, avec l’augmentation de la participation des femmes à la prise de décision et dans la lutte contre la violence grâce à la législation sur le harcèlement et la violence conjugale. Par contre, elle est malheureusement restée sans effets dans le monde économique : des discriminations directes (écart salarial) ou indirectes (statut de cohabitante qui diminue le montant des allocations de chômage) persistent à l’heure actuelle [17].
Les politiques néolibérales d’ajustement structurel, en réduisant drastiquement les capacités d’action des Etats en matière économique et sociale, restreignent aussi les capacités futures de cette forme de féminisme institutionnel à servir la cause des femmes. En effet, tout se passe comme si on octroyait quelques bénéfices aux femmes d’un côté (ex : meilleure protection juridique) pour leur en soutirer d’autres dans un autre domaine (ex : les femmes sont les premières à souffrir de la privatisation du secteur de la santé).
Féminisme et Banque mondiale : un mariage « contre-nature » ?
Au début des années ’90, une partie du mouvement féministe, généralement liée à la droite comme au néo-conservatisme, a tenté une « stratégie » d’intégration et de participation avec une institution beaucoup moins sympathique de la mondialisation : la Banque mondiale. Voulant aménager la mondialisation néolibérale dans un sens plus « égalitaire », cette mouvance clairement réformiste ne développe « aucune position critique face aux politiques d’ajustement structurel ni à la mise en œuvre du néolibéralisme. La mondialisation est y analysée comme un phénomène irréversible et uniquement vue au travers de ses effets positifs et négatifs sur les femmes [18] ». Leur contribution au projet émancipateur du féminisme sera encore plus insignifiante que celle du lobbying des institutionnelles exercé au sein de l’ONU.
Les représentantes de ce type de féminisme se retrouvent en particulier dans les grandes organisations féminines de lobbying politique telle que WEDO (Women’s Environment and Development Organization) déjà mentionnée ci-dessus. Le but premier de ce réseau est de rendre la « gouvernance globale démocratique, responsable, équitable et sensible au genre ». Dans ce dessein, WEDO propose des mesures de régulation de la mondialisation favorisant en particulier la participation des femmes aux décisions néolibérales ainsi que l’encouragement « de politiques de commerce qui soient plus concernées par les besoins des femmes au sein des négociations commerciales de l’ Organisation Mondiale du Commerce (OMC) ». Ainsi, loin de vouloir comme d’autres abolir l’OMC, WEDO s’est fixé comme objectif de la démocratiser et d’y intégrer le genre [19].
Cette approche visant à remodeler le marché mondial, à lui donner une forme plus supportable pour les femmes, n’affronte nullement l’ordre économique international ni l’exploitation sur laquelle il repose. Elle dénonce les violences faites aux femmes dans la sphère du privé sans mentionner la violence structurelle inhérente à la logique d’accumulation capitaliste. De plus, en omettant de placer la féminisation de la pauvreté dans le contexte de l’évolution des relations capitalistes, elle est condamnée à être non pertinente et/ou à se faire coopter.
Oubliant leur origine libertaire en tant que mouvement de pression et de critique sociale, prônant de nouveaux rapports et de nouvelles façons d’être hommes et femmes, cette mouvance des féministes institutionnalisées « en liaison » avec les promoteurs de la mondialisation s’expose à de nombreux dangers.
Tout d’abord, en s’associant aux IFI (Institutions financières internationales), elles contribuent, presque malgré elles, à la reproduction au sein de leurs organisations de la culture hiérarchique patriarcale prévalant à la Banque mondiale tout comme aux Nations unies. Ainsi, et ce en totale opposition par rapport aux principes éthiques originaux du mouvement, cette conception du féminisme finit par dupliquer, sans autre forme de procès, les formes et les valeurs du système patriarcal.
Ensuite, sous couvert de rendre le « développement » « durable « et « genré », la Banque mondiale espère incorporer les femmes et le mouvement féministe au processus, les faire rouler pour la mondialisation néolibérale [20]. Ce faisant, les IFI bénéficient de la légitimité morale du mouvement des femmes et surtout profitent de leur énergie, si longtemps non reconnue qu’aujourd’hui elle semble inépuisable. L’instrumentalisation des femmes et de leurs mouvements constitue bien une stratégie redoutable dans la mise en œuvre de la mondialisation néolibérale.
Tout en profitant des potentialités des femmes, le « partenariat » que la Banque mondiale prétend instaurer ne représente qu’un subterfuge supplémentaire lui permettant de neutraliser et de dépolitiser le mouvement féministe, de lui ôter toute autonomie idéologique, institutionnelle ou financière et de simultanément le purger de ses propositions radicales. Heureusement que les femmes s’étant lancées dans ce vain et inégal « dialogue » avec les artisans de la mondialisation ne représentent qu’une fraction du mouvement féministe qui est par essence multiple et hétérogène !
Ainsi, durant plus d’une décennie, un partie du mouvement des femmes fut placé sous l’hégémonie d’un féminisme institutionnalisé défendant des positions liées à un discours de gouvernements et/ou d’institutions multilatérales. Quelle qu’ait été l’importance des victoires de ce courant, elles apparaissent néanmoins limitées dans leurs capacités à libérer les femmes. N’entamant nullement de critique de l’ordre économique mondial, ce féminisme ne permit qu’un aménagement du capitalisme dans le sens d’une plus grande équité de genre. A aucun moment, il n’a été susceptible d’impulser une réelle émancipation féminine.
Pour le CADTM, tant que les luttes féministes ne s’engagent pas dans une analyse systémique suggérant un changement radical des structures des sociétés contemporaines, tant qu’il fait l’économie d’une perspective de classes, tant qu’il reste myope à l’articulation entre patriarcat et capitalisme, il conforte ces deux systèmes de pouvoir et demeure sans avenir. Heureusement, à partir des années ‘90, émerge ce que l’on a appelé la 3e vague du féminisme qui renoue avec la volonté de transformation radicale de la société et de lutte simultanément contre le capitalisme et le patriarcat tout en se distanciant fortement de l’ONU, des gouvernements et de la Banque mondiale.
III. Féminismes de la troisième vague
En ce début 21e siècle, la mondialisation néolibérale n’a plus, pour la grande majorité des populations de ce monde, que les atours d’une gigantesque supercherie. N’ayant pas tenu ses « promesses » de justice et de prospérité infinie, elle n’est pas le « jeu » où tout le monde gagne mais plutôt une imposture générant l’inégalité, un monde où, si quelques-uns s’en mettent plein les poches, les femmes sont les grandes perdantes.
Pauvres et racisées ; expulsées des campagnes ; privées de services publics suite au désengagement de l’Etat exigé par les politiques de la dette ; confinées dans des emplois de toujours plus précaires avec des horaires hyper flexibles et des salaires ridicules ; prises comme cibles de conflits armés qui font croître nationalismes, racismes, fondamentalismes et violences de toutes sortes, la grande majorité des femmes n’en finit pas de s’enfoncer dans la misère et l’insécurité. Le « développement » qui leur est imposé leur enjoint de travailler plus pour gagner moins dans un environnement de plus en plus dégradé, à devoir retirer leurs enfants de l’école plus jeunes, surtout les filles, à ne plus pouvoir amener leurs malades ou parent-e-s âgé-e-s à l’hôpital public, à être déplacées de force, renvoyées de partout, surnuméraires, à avoir faim, à combiner grossesses, dénutrition et épuisement toute une vie durant, à mourir avant l’âge… Face à ces réalités scandaleuses de la « femme mondialisée [21] », le mouvement féministe ne pouvait continuer de participer au processus de la mondialisation dans l’espoir de lui donner une autre forme. S’il voulait réellement rompre l’asservissement multiforme des femmes, il se devait de changer de stratégie.
Des radicalités féministes nouvelles en réaction à la mondialisation
Dès 1995, en marge de la conférence de Pékin, se constitue une nouvelle « internationale des femmes » regroupant une pléiade de collectifs, de réseaux nationaux et mondiaux, de groupes locaux, de mouvements de base, etc. Contrebalançant les identités féministes et les modèles d’actions consolidés au long de ces dernières décennies, ce féminisme de la troisième vague, à partir de ses propres forces et en dehors de toute sphère d’influence (qu’il s’agisse de l’ONU, des Etats ou encore des IFI), travaille à la définition d’un projet global de transformation de la société. Ces féministes, en questionnant les limites du néolibéralisme, tentent de créer un modèle sociétal où l’émancipation pleine et absolue des femmes ne relèverait plus de l’utopie. Internet - en assurant une rapidité dans la communication et dans la diffusion des informations tout en rendant possible des contacts quasi permanents - participe grandement à renforcer l’efficacité de ce nouveau réseau de solidarités féminines.
Lier « lutte des classes » et « lutte des sexes »
Héritier des féministes socialistes et marxistes de la « première vague », le féminisme de la troisième vague réactualise la nécessité de combattre simultanément capitalisme et patriarcat. Cette politique de lutte découle du constat de l’imbrication de ces deux systèmes d’exploitation et d’oppression qui constituent le cadre idéologique à l’intérieur duquel la très grande majorité des femmes est maintenue dans une infériorisation culturelle, une dévalorisation sociale, une marginalisation économique, une « invisibilisation » de leur existence et de leur travail, une marchandisation de leur corps, toutes situations qui s’apparentent à un véritable apartheid des femmes [22].
Ce féminisme de la troisième vague a bien compris que s’il veut réellement atteindre l’émancipation complète des femmes, il doit se battre contre les inégalités sociales et de sexe mais également, contre les inégalités inhérentes aux relations Nord/Sud. En effet, le féminisme découle d’une analyse politique de la répartition des pouvoirs et des richesses et des inégalités entre les hommes et les femmes dans cette répartition. Or, l’égalité étant en substance indivisible - elle ne peut se limiter à l’égalisation de la situation de certaines femmes avec celle de certains hommes - l’analyse féministe passe obligatoirement par la prise en compte de l’ensemble des inégalités (inégalités entre les pays riches et les pays pauvres, inégalités à l’intérieur des pays en termes de catégories sociales, répartition inégale des ressources naturelles et inégalités entre les hommes et les femmes) dans l’accès aux droits humains fondamentaux. Elle permet dès lors, de mettre en évidence - et de contester ! - les différents systèmes de domination et d’exploitation (cf. le colonialisme et le néocolonialisme, le capitalisme et le patriarcat, l’extractivisme) responsables de ces principales inégalités. C’est ainsi que, lorsqu’elle va au bout de sa logique, la pensée féministe aboutit à une remise en cause de l’ensemble des mécanismes d’oppression subis par les femmes : rapports sociaux de sexe mais aussi rapports de classe et rapports Nord/Sud. C’est dans ce sens qu’il est possible de dire qu’une approche féministe contient potentiellement toutes les luttes d’émancipation. Cette spécificité du féminisme l’amènera à rechercher des alliances avec d’autres mouvements sociaux en lutte, tels que l’altermondialisme, le syndicalisme et les « nouveaux » mouvements sociaux (cf. Occupy, les militant-e-s des « révolutions » arabes, les indigné-e-s, Bloccupy, … ) afin d’avancer dans la réalisation de son objectif de transformation sociétale globale.
Réaliser la convergence de toutes les féministes
Alors que durant des décennies, les féministes blanches occidentales occupèrent une position hégémonique [23], reproduisant ainsi les inégalités de classes sociales [24] et des rapports Nord/Sud mais aussi l’imposition d’un certain hétérosexisme au sein même du mouvement, la prise de conscience par le féminisme de la troisième vague de l’imbrication des systèmes d’exploitation permit de renforcer les collaborations entre militantes du Sud et du Nord, de l’Est et de l’Ouest. Ce n’est en effet qu’en dépassant leurs différences que les féministes « peuvent éviter d’être dressées les unes contre les autres et trouver des formes d’alliances pour combattre les inégalités [25] » et dès lors, faire progresser l’idéal féministe.
Bien qu’il soit confronté à de multiples défis, ce féminisme de la troisième vague par sa lutte pour la suppression simultanée des systèmes d’oppression contient des potentialités inouïes de transformation sociétale. Chaque jour, dans sa volonté de consacrer l’égalité de toutes et de tous, il participe à l’émancipation du genre humain dans sa globalité. Si l’actualité du mouvement ne nous permet pas encore de tirer des constats définitifs, ce féminisme trace des perspectives réjouissantes pour l’émergence d’un monde où les dominations de quelque nature qu’elles soient seraient enfin abolies, où le bien-être collectif l’emporterait sur le particulier bref, ou l’égalité serait le ferment d’un nouvel imaginaire social.
[1] Cet article constitue la version provisoire du chapitre d’un livre à venir du CADTM sur les féminismes comme alternatives à la dette. Des illustrations des luttes et des revendications portées par les divers mouvements des féminismes tels que le Black-féminisme, l’éco-féminisme, le féminisme muslman ou encore le mouvement Queer ainsi que des éléments se rapportant notamment aux féminismes de la 3e vague et à leurs stratégies seront développés dans le futur ouvrage.
[2] Le féminisme de la première vague couvre les luttes qui se sont déroulées à partir de la deuxième moitié du 19e siècle jusqu’au début du 20e. Une historiographie encore lacunaire des mouvements féministes en a longtemps effacé toute trace entre les années 1920 et 1960.
[3] Cf. Suprématie de l’homme blanc, domination des femmes par les hommes, soumission des femmes considérées comme inférieures aux hommes, pour être « respectable » une femme doit être mariée, être mère et dans le meilleur des cas n’avoir d’autres occupations que celles de s’occuper de son foyer et de sa famille, prédisposition des femmes pour des professions prolongeant leurs tâches domestiques (cf. travail d’infirmières, de professeures, les femmes sont majoritaires dans le secteur des services, …)
[4] C’est pourquoi nous préférons utiliser le plus souvent ce terme au pluriel et parler des féminismes.
[5] Pas de violence, pas de provocations qui pourraient gêner et incommoder le politique mais plutôt des activités « soft » de lobbying auprès des décideurs/euses et de sensibilisation de l’opinion publique.
[6] Christine Delphy, « Théories du Patriarcat », p. 154-160, dans Dictionnaire critique du féminisme, PUF, coll. Politique d’aujourd’hui, Paris, 2005, 315 p.
[7] Ouverture d’espaces réservés aux femmes où sont expérimentés de nouvelles façons de vivre ensemble, de communiquer, de se représenter et d’exprimer son identité féminine, promotion d’une pensée, d’une réflexion, d’un art et d’artistes féministes, création de maisons d’édition féministes, etc.
[8] Cf. Manifestations, actions, volonté de médiatiser leur opposition à l’ordre patriarcal, etc.
[9] Via tout le travail réalisé dans les groupes de paroles où chacune partage expériences intimes, témoignages, souffrances, frustrations, rêves et espoirs.
[10] Françoise Collin citée par Nadine Plateau dans « Le mouvement des femmes en questionnement – ou comment lutter ensemble égales et différentes ? ». Texte paru dans l’Agenda interculturel du CBAI, n° 252, avril 2007, p. 8-11.
[11] « Nous aurons les enfants que nous voulons, si nous voulons et quand nous voudrons ! » fut un slogan fort usité par les féministes des années 1970 favorables à l’avortement.
[12] La « décennie internationale de la femme » (1975-1985) inaugurée par la conférence de Mexico, donne lieu à l’organisation d’autres conférences dont celles de Copenhague en 1980, de Nairobi en 1985, de Pékin en 1995 et d’autres Sommets, tel que celui de Rio en 1992, où la question du genre sera centrale.
[13] Christa Wichterich, “La femme mondialisée”, éd. Solin/Actes Sud, Arles, 1999, p. 230.
[14] Jules Falquet, « Femmes, féminisme et développement : une analyse critique des politiques des Institutions internationales », dans Regards de femmes sur la mondialisation, sous la dir. De Jeanne Bissilliat, éd. Karthala, Paris, 2003, 316 p.
[15] Selon cette approche, les problèmes des femmes et leurs solutions, entraient dans 12 catégories distinctes : la violence contre les femmes, la pauvreté des femmes, la santé des femmes, l’environnement, etc.
[16] Christa Wichterich, Op. Cit., p. 228-232
[17] Nadine Plateau, Op. Cit.
[18] Nalu Faria, « Le féminisme latino-américain : perspectives face au néolibéralisme », REMTE, http://www.cadtm.org/IMG/doc/Le_feminisme_latinoamericain_et_caribeen_-_perspectives_face_au_neoliberalisme.doc
[19] Sabine Masson, « Féminisme et mouvement antimondialisation », dans Nouvelles questions féministes, « A contresens de l’égalité », Lausanne, vol. 22, n°3, 2003, 168p.
[20] Jules Falquet, « De gré ou de force - Les femmes dans la mondialisation », Paris, La Dispute, 2008, p.123
[21] Appellation reprise du titre de l’ouvrage de Christa Wichterich, « La femme mondialisée ».
[22] ATTAC, « Lorsque les femmes se heurtent à la mondialisation », éd. Mille et une nuits, Paris, 2003, p. 170-171.
[23] C’étaient elles qui définissaient la norme, imposaient les priorités et définissaient les stratégies de lutte.
[24] Au sein du féminisme indien furent contestées non seulement le caractère trop souvent élitaire du mouvement mais aussi son incapacité à prendre pleinement en compte les inégalités de castes qui bien qu’ayant été abolies en 1948 structurent encore la société indienne (cf. (ex-) femmes intouchables et de basses castes).
[25] Nadine Plateau, Op. Cit.
chercheuse en sciences politique