Comme chaque année, le CNCD-11.11.11 (la coupole des ONG francophones et germanophones en Belgique) publie son rapport sur l’aide publique au développement [1](APD) de l’État belge. Au-delà des informations précieuses que fournit ce document à propos du contexte international, le CADTM s’appuie sur ce dernier, autant pour revenir plus en détail sur l’instrumentalisation de cette « aide », que pour éclaircir plusieurs éléments liés à la dette publique.
L’aide publique au développement : la coupe à moitié vide
Si à l’échelle internationale le montant alloué à l’APD est stable - bien que très inférieur à l’objectif initial de 0,7% du revenu national brut (RNB) que s’est donnée la « communauté internationale » depuis 1970 - la Belgique ne fait pas particulièrement office de bon élève. Avec 1,84 milliard d’euros consacré en 2014, soit 0,46% de son RNB, elle poursuit son processus annuel de déresponsabilisation.
Quelles sont les raisons de ce montant particulièrement faible ? Au contraire de l’année 2010, où l’APD était de 0,64%, la Belgique n’a cette année pas pu gonfler virtuellement cette somme par l’intermédiaire d’allégements de dette. En effet, l’APD dispose d’une définition assez singulière. Il faut distinguer « l’aide réelle », qui correspond à l’envoi de fonds à destination des pays partenaires de la coopération gouvernementale en question, de « l’aide fantôme » qui, elle, ne sort en réalité pas des frontières du pays donateurs. À titre d’exemple, on y retrouve les prêts bilatéraux liés (ou appelée à tort « aide liée » vu qu’elle doit en partie être remboursée) obligeant le pays bénéficiaire à acheter des produits ou des services du pays prêteur, les dépenses liées à « l’accueil » des réfugiéEs de pays du Sud, voire certaines opérations militaires « pour la démocratie », ou encore celles relevant de la prise en charge des étudiantEs étrangers / ères. À cette liste des plus discutables, rajoutons les allègements de dette (qui n’ont que très peu pesé dans l’APD cette année) avec un montant de 5,76 millions d’euros (contre 416,54 millions d’euros en 2010) [2]. Soulignons que, puisque la dette est utilisée comme outil de domination, de tels allègements se font toujours sous conditions écrites par les pays créanciers et qui se présentent comme « généreux ». Le budget belge destiné à l’APD est donc largement remplacé par toutes ces aides factices.
L’austérité comme « alibi »
Par ailleurs, rien n’indique que celui-ci soit revu à la hausse puisque Alexander de Croo, Ministre de la Coopération au Développement, a annoncé son intention d’entreprendre de nouvelles coupes budgétaires. Celles-ci s’élèveraient à 150 millions d’euros en 2015 et à 279 millions d’euros d’ici 2019, ramenant le niveau de l’APD sous la barre des 0,40% de son RNB ! La coupe sera donc bien à moitié vide.
La raison invoquée est aussi affligeante que mensongère. Le tristement célèbre refrain « il n’y a pas d’alternatives » (TINA) est encore brandi pour justifier une austérité qui doit affecter l’ensemble des dépenses de l’État. Pourtant, la première dépense de l’État fédéral depuis plusieurs années est bien celle du service de la dette (intérêts + capital = 45 milliards d’euros), qui lui n’est donc pas concerné par cette austérité. À titre de comparaison, le budget destiné au paiement des seuls intérêts de la dette publique belge s’élève à plus ou moins 15 milliards d’euros en 2015, soit 100 fois plus que les coupes dans l’APD...
D’autre part, si certainEs considéreront probablement la chute de l’APD belge comme une évolution logique puisque le nombre de pays partenaires est lui aussi en baisse (six pays sortants : Afrique du Sud, Algérie, Bolivie, Équateur, Pérou, Vietnam pour deux pays entrants : Burkina Faso et Guinée), n’oublions pas que la Belgique a perçu plus de 4,7 millions d’euros (capital + intérêts) de la part de ses pays partenaires en service de leurs dettes en 2014 [3] alors même que le Parlement belge a adopté plusieurs résolutions reconnaissant certaines dettes comme « odieuses » [4] .
Parmi les premiers débiteurs envers la Belgique, nous retrouvons l’Indonésie, l’Algérie, le Ghana ou encore la Tunisie [5] dont la dette a été qualifiée explicitement d’odieuse par le Parlement fédéral belge en 2011 [6]. Cette résolution qui demande au gouvernement d’annuler cette dette n’est toujours pas appliquée quatre ans après son adoption... Mentionnons également que le Sénat belge a adopté le 29 mars 2007 une résolution qui demande la mise en place d’un audit des créances belges sur les pays du Sud pour identifier les dettes odieuse mais que cette résolution reste elle aussi lettre morte...
Les riches vont-ils au « paradis fiscal » ?
Nous venons de le voir, la part bilatérale de l’aide belge bat sérieusement de l’aile, d’autant plus lorsque nous analysons celle-ci plus en détail. Pour ce qui est du secteur public du moins, car si on analyse l’aide au secteur privé on voit que celle-ci enregistre une forte hausse. Elle était de plus de 54 millions d’euros en 2014 contre à peine 6 millions en 2012. Cette progression est d’autant plus inquiétante qu’elle est en majorité absorbée par BIO, ce même organisme qui s’était fait épingler début 2012 pour de nombreuses opérations opaques avec des fonds d’investissement situés dans les paradis fiscaux. Dans un contexte européen où Jean-Claude Juncker (actuel président de la Commission européenne) et le président de l’Eurogroupe Jeroen Dijsselbloem font tout pour protéger les paradis fiscaux et les intérêts privés qui en découlent [7], nous émettons de grandes réserves quant à une amélioration prochaine.
Banque mondiale : un budget en hausse …
Sur le plan multilatéral (c’est-à-dire l’aide transitant par des institutions internationales, la Banque Mondiale ou le FMI par exemple), si « l’aide » apportée par la Belgique est en forte hausse avec 517 millions d’euros en 2014, elle n’en reste pas moins contestable. À titre d’exemple, cette augmentation est entre autres due à la prise en compte d’engagements climatiques qui ne devraient pourtant pas être intégrés dans l’enveloppe APD. En effet, selon l’Accord de Copenhague, les contributions financières visant à limiter le changement climatique doivent être indépendantes et additionnelles. Surtout, la Banque mondiale se voit allouer plus de 128 millions d’euros de ce budget alors même qu’elle est dans le déni total de ses obligations depuis sa création en 1944 [8].
… Les violations des droits humains fondamentaux aussi …
Philip Alston, rapporteur spécial de l’ONU sur l’extrême pauvreté et les droits humains fondamentaux confirmait ces faits en déclarant que « sa politique en matière de droits humains est incohérente, contre-productive et insoutenable » [9] et poursuivant que « La Banque mondiale s’assied sur les droits humains. Elle les considère davantage comme une maladie infectieuse que comme des valeurs et obligations universelles [10]. » Chose que la Banque mondiale a par ailleurs publiquement reconnu en mars 2015 [11] quant à ses propres « politiques de sauvegarde » (safeguards). Si ces dernières visent à porter une attention particulière aux impacts socio-environnementaux des projets qu’elle finance, ce sont bien plus de 3,4 millions de personnes qui ont été expulsées ou chassées de leurs terres depuis 2004 par ces projets [12] !
Du côté de la Société financière internationale (SFI ou IFC en anglais), organe de la Banque mondiale chargé de l’établissement des prêts privés, le constat est d’autant plus inquiétant. Alors que le modèle financier de la SFI recourt à des banques commerciales, fonds de placement privés et autres fonds spéculatif, elle ne se donne pas les moyens de préserver les droits humains fondamentaux, ce qui se traduit sur le terrain par, entre autres, des accaparements de terre, une répression sévère, voire des meurtres [13].
Sur le plan du modèle agricole et alimentaire, la Belgique voit ses engagements envers une promotion de l’agriculture familiale [14] remis également en cause par les agissements de la Banque mondiale, qu’elle finance au final pour diffuser un modèle agro-industriel. Sous des noms plus qu’évocateur, « Doing Business » (Faire des affaires) et « Enabling the business of agriculture » (Améliorer le climat des affaires dans l’agriculture), les finalités de la Banque mondiale sont claires.
De telles exactions mettent la Belgique en porte à faux, puisqu’elle a ratifié une série de traités internationaux protégeant les droits humains comme le Pacte international relatifs aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC). La Belgique a également ratifié en mai 2014 le Protocole additionnel au PIDESC censé renforcer la protection des droits humains fondamentaux.
Rappelons que les États ont des obligations en matière de droits humains qu’elle sont tenues de respecter même lorsqu’elles siègent au sein d’organisations supra-nationales comme la Banque mondiale.
… Et alors ?
En cas de violation des droits humains, la responsabilité incombe à la fois à l’organisation internationale visée et aux États individuellement (en tant que membre de l’organisation internationale). La Belgique est donc également responsable lorsque la Banque mondiale viole les droits humains à travers les politiques qu’elles imposent et les projets qu’elle finance dans les pays du Sud. Soulignons que la Banque mondiale est tout aussi justiciable aux yeux du droit international et qu’elle devrait donc être poursuivie en justice devant les tribunaux nationaux des pays où elle intervient.
Au strict minimum la Belgique doit conditionner – c’est un minimum – ses contributions à la Banque mondiale au respect des droits humains fondamentaux, y compris droits sociaux et environnementaux.
Soulignons le poids de la Belgique au sein de cette institution. Le groupe dans lequel fait partie la Belgique, composé de 9 autres pays (Turquie, l’Autriche, la Hongrie, Biélorussie, le Luxembourg, la Slovénie, la Tchéchénie, la Slovaquie et le Kosovo), est présidé par un Belge qui siège directement au Conseil d’administration de la Banque mondiale. Elle dispose donc à la fois des moyens financiers et humains nécessaires, ainsi que d’une autorité suffisante pour faire exister ses engagements.
Qui finance qui ?
Figure 1 – Transfert net des flux de financement Nord-Sud publics et privés [15].
Pour finir et mettre un accent sur ce que représente réellement l’APD à l’échelle mondiale, il est important de s’arrêter sur le transfert net des flux de financement Sud->Nord publics et privés, qui est deux fois plus important que le flux Nord->Sud (Figure 1). Ainsi, sur 200 euros envoyés par les pays du Sud vers les pays du Nord, 73 euros (59 euros pour le remboursement des prêts + 14 euros pour les intérêts) sont directement alloués au remboursement de dettes largement illégitimes, illégales et odieuses. C’est une des raisons pour lesquelles le CADTM exige une annulation totale de ces dettes qui enrayent l’émancipation de ces États tout autant que la satisfaction des droits humains fondamentaux.
Arrêtons nous aussi sur les transferts d’argent de la diaspora, puisque sur 100 euros reçus par les PED, 34 euros proviennent de ces transferts de migrantEs vers leurs proches. À ce titre, il est primordial que la Belgique prenne l’engagement que ces transferts d’argent ne soient plus soumis à des frais d’envoi, toujours plus abusifs, qui profitent à des multinationales privées comme « Western Union », et ce au minimum avec ses 14 pays partenaires.
Il va donc de soi que « l’aide au développement » doit être rebaptisée « contribution de réparation et de solidarité », qu’elle soit uniquement constituée de dons, sans conditionnalités [16] et qu’elle admette véritablement la dette historique des pays du Nord envers ceux du Sud. Ceci pourrait constituer une première étape symbolique dans la reconnaissance de l’implication des puissances occidentales dans la situation actuelle des pays du Sud.
[1] Voir CNCD-11.11.11, « Rapport 2015 sur l’Aide belge au Développement » : http://www.cncd.be/IMG/pdf/www_rapport_apd_2015_cncd_11.11.11.pdf .
[2] Voir CNCD-11.11.11, « Rapport 2014 sur l’Aide belge au Développement » : http://www.cncd.be/IMG/pdf/cncd_rapprt-apd_2014_www.pdf, p16.
[3] Réponse à la question parlementaire n°82 du 17 décembre 2014, posée par le Député monsieur Benoît Hellings au Ministre des Finances monsieur Johan Van Overtveldt. Voir p68-69 : https://www.lachambre.be/QRVA/pdf/54/54K0018.pdf
[4] Voir CADTM, « Le CADTM se félicite de la résolution adoptée par le Sénat belge sur l’annulation de la dette des pays en développement et demande au gouvernement de la mettre en application », publié le 2 avril 2007 : http://cadtm.org/Le-CADTM-se-felicite-de-la
[5] Réponse à la question parlementaire n°82 du 17 décembre 2014, posée par le Député monsieur Benoît Hellings au Ministre des Finances monsieur Johan Van Overtveldt. Voir p68-69 : https://www.lachambre.be/QRVA/pdf/54/54K0018.pdf
[6] Sénat de Belgique, Proposition de résolution relative à l’annulation de la dette odieuse de la Tunisie, 19 juin 2011 : http://www.senate.be/www/?MIval=/publications/viewPubDoc&TID=83889608&LANG=FR.
[7] Lire, entre autres, Mediapart, « Comment le Benelux a bloqué toutes les décisions contre les paradis fiscaux » : http://www.mediapart.fr/journal/international/071115/comment-le-benelux-bloque-toutes-les-decisions-contre-les-paradis-fiscaux et Eurodad, « Fifty Shades of Tax Dodging : the EU’s role in supporting an unjust global tax system » : http://www.eurodad.org/fiftyshadesoftaxdodging
[8] Voir CADTM International, « Exigeons un « Woodxit » ! - FMI, Banque mondiale : En état d’arrestation ! », publié le 8 octobre 2015 : http://cadtm.org/Exigeons-un-Woodxit-FMI-Banque
[9] Voir Virginie de Romanet, « La Banque mondiale sous les feux de la critique du Rapporteur Spécial de l’ONU sur l’extrême pauvreté et les droits humains », publié le 26 octobre 2015 : http://cadtm.org/La-Banque-mondiale-sous-les-feux et Philip Alston. « Report of the Special Rapporteur on extreme poverty and human rights », publié le 4 août 2015 : http://www.un.org/en/ga/search/view_doc.asp?symbol=A/70/274
[10] Ibid.
[11] Voir Le Monde, « Quand la Banque mondiale trahit les pauvres. », publié le 21 avril 2015 : http://www.lemonde.fr/afrique/article/2015/04/21/quand-la-banque-mondiale-trahit-les-pauvres_4620042_3212.html
[12] Voir Banque mondiale, « La Banque mondiale reconnaît des failles dans les politiques de réinstallation et annonce un plan d’action pour y remédier. », publié le 4 mars 2015 : http://www.banquemondiale.org/fr/news/press-release/2015/03/04/world-bank-shortcomings-resettlement-projects-plan-fix-problems
[13] Voir World Bank, “Assessing the Monitoring and Evaluation Systems of IFC and MIGA”, 2013 : http://ieg.worldbankgroup.org/Data/reports/chapters/broe_eval.pdf
[14] Voir CNCD-11.11.11, « Rapport 2015 sur l’Aide belge au Développement » : http://www.cncd.be/IMG/pdf/www_rapport_apd_2015_cncd_11.11.11.pdf, p24.
[15] Voir CNCD-11.11.11, « Rapport 2015 sur l’Aide belge au Développement. » : http://www.cncd.be/IMG/pdf/www_rapport_apd_2015_cncd_11.11.11.pdf, p57.
[16] Si on allouait 1% du PIB des pays de l’OCDE, on disposerait d’environ 400 milliards de dollars.