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10 propositions pour briser le cercle infernal de la dette
par Olivier Bonfond
9 octobre 2015

« Je voudrais que notre conférence adopte la nécessité de dire clairement que nous ne pouvons pas payer la dette. Ceci, pour éviter que nous allions individuellement nous faire assassiner. Si le Burkina Faso tout seul refuse de payer la dette, je ne serai pas là à la prochaine conférence ! Par contre, avec le soutien de tous, dont j’ai grand besoin, avec le soutien de tous, nous pourrons éviter de payer. Et en évitant de payer nous pourrons consacrer nos maigres ressources à notre développement. »
Extrait du discours de Thomas Sankara à l’OUA, Addis-Abeba, juillet 1987

  • Suspendre le paiement de la dette (1)
  • Annuler les dettes illégales, odieuses et illégitimes (2)
  • Auditer la dette (3)
  • Répudier sans passer par un audit (4)
  • Restructurer la dette au profit des peuples (5)
  • Alléger la dette publique européenne via une réforme de la BCE (6)
  • Diminuer la dette en faisant contribuer les détenteurs de capitaux (7)
  • Constituer un front uni de pays débiteurs contre la dette (8)
  • Forcer les gouvernements du Nord à annuler leurs créances à l’égard des PED (9)
  • Mettre en place un contrôle démocratique de l’endettement (10)


La dette publique est un rouage clé de la domination capitaliste. Elle constitue non seulement un mécanisme permanent de transfert des richesses de la majorité de la population mondiale vers les détenteurs de capitaux, mais aussi une arme de domination utilisé par les puissances économiques et financières pour servir leurs intérêts. Tant au Sud qu’au Nord de la planète, le remboursement de la dette publique doit être remis en cause. En s’appuyant sur le droit, et en s’inspirant d’expériences concrètes, les peuples et les gouvernements progressistes doivent se saisir de cette question pour réduire radicalement la dette en faisant porter le poids de cette réduction sur les créanciers, à savoir les grandes institutions financières.

« La dette publique, en d’autres termes l’aliénation de l’État, marque de son empreinte l’ère capitaliste. La dette publique opère comme un des agents les plus énergiques de l’accumulation primitive. »
Karl Marx (1867) dans le chapitre 31 du livre I du Capital

Suspendre le paiement de la dette (1)

Aujourd’hui, la grande majorité de la population européenne pense qu’il faut rembourser la dette publique. Un argument moral justifie souvent ce positionnement : lorsque l’on a emprunté de l’argent, il est normal de le rembourser, sauf à verser dans la malhonnêteté. A priori, il est vrai qu’une dette doit être remboursée. En droit international, c’est ce qu’on appelle le principe « pacta sunt servanda », stipulant que les conventions signées par un Etat ont force de loi et doivent être respectées.

C’est pourtant mal connaître le droit international que d’affirmer qu’une dette doit toujours être honorée. En effet, de nombreux pactes et traités affirment clairement que les droits humains sont supérieurs aux autres droits. Dans la charte des Nations Unies, cœur du droit international et document que tous les États sont dans l’obligation de respecter, on peut lire : « En cas de conflit entre les obligations des membres des Nations Unies en vertu de la présente Charte et leurs obligations en vertu de tout autre accord international, les premières prévaudront. » La notion juridique de l’état de nécessité est également intéressante. Selon le droit international, l’état de nécessité désigne « les cas exceptionnels où le seul moyen qu’a un État de sauvegarder un intérêt essentiel menacé par un péril grave et imminent est, momentanément, l’inexécution d’une obligation internationale dont le poids ou l’urgence est moindre ». Ajoutons que cette notion est reconnue par les cours et les tribunaux internationaux, qu’elle fait l’objet d’une jurisprudence. A titre d’exemple, dans l’affaire Socobel, datant de 1939 et opposant la Société commerciale de Belgique et le gouvernement grec, le conseil du gouvernement grec, M. Youpis, soulignait le fait que « la doctrine admet à ce sujet que le devoir d’un gouvernement d’assurer le bon fonctionnement de ses services publics prime celui de payer ses dettes. » Un gouvernement qui en a la volonté politique peut donc légalement suspendre le paiement de sa dette si ce paiement empêche la réalisation des droits économiques, sociaux et culturels de sa population.

« On ne peut attendre d’un État qu’il ferme ses écoles et ses universités et ses tribunaux, qu’il abandonne les services publics de telle sorte qu’il livre sa communauté au chaos simplement pour ainsi disposer de l’argent pour rembourser ses créanciers étrangers ou nationaux. Il y a des limites à ce qu’on peut attendre d’un État, de la même façon que pour un individu. » (Commission de droit international de l’ONU, 1980).

Pour la majorité des pays du Tiers Monde, mais aussi pour des pays comme la Grèce, l’Espagne ou le Portugal, où les droits humains sont bafoués de manière régulière et flagrante, une telle suspension se justifie pleinement. Des pays comme la Belgique ou la France ne devraient pas s’interdire de réfléchir à une suspension (ou un moratoire), d’autant plus que la situation financière de ces pays reste très fragile et pourrait se dégrader de manière rapide et brusque. Il est également possible d’envisager une suspension partielle, à savoir fixer un montant maximum qui pourrait être consacré au remboursement de la dette publique [1] .

169 suspensions de paiement ces 60 dernières années et… pas de catastrophes [2]

Selon le discours dominant, un défaut de paiement est quelque chose d’exceptionnel qu’il faut à tout prix éviter. En réalité, les défauts de paiement ont été très nombreux dans l’histoire. Durant la période 1800-1945, on comptabilise 127 cessations de paiements, tandis que sur la période 1946-2008, il y a eu pas moins de 169 suspensions de paiement des dettes souveraines, ayant une durée moyenne de trois ans. « Depuis son indépendance jusqu’en 2006, l’Argentine s’est déclarée en cessation de paiements 7 fois ; le Brésil l’a fait à 9 reprises ; le Mexique 8 fois ; et le Venezuela 10 fois. L’Équateur, le Mexique, le Pérou, le Venezuela et le Nicaragua ont été en cessation de paiements ou en phase de restructuration de leurs dettes plus de 40 % des années écoulées depuis qu’ils ont obtenu l’indépendance. En Europe, l’Espagne a déclaré une cessation de paiements 13 fois, l’Allemagne et la France l’ont fait 8 fois chacun [3] »

Comme Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff le soulignent dans leur livre, une suspension de paiement n’a rien d’exceptionnel ou de gravissisme : « Une faillite d’Etat est finalement assez banale et l’on sait comment gérer le problème d’une restructuration ». Mieux que cela : « d’après leurs statistiques, les économies se relèvent assez vite d’une cessation de paiement sur la dette extérieure : trois ans après la crise, il n’y paraît plus. [4] »

Eduardo Levy Yeyati et Ugo Panizza, deux anciens économistes de la Banque interaméricaine de développement, suite à leurs recherches sur les défauts de paiement concernant une quarantaine de pays déclarent que « les périodes de défaut de paiement marquent le début de la récupération économique [5] ».

Le Prix Nobel de l’économie, Joseph Stiglitz, affirme que les conséquences catastrophiques d’un moratoire sur la dette annoncées par les créanciers pour faire peur au pays débiteur ne sont pas réelles : « Empiriquement, il y a très peu de preuves accréditant l’idée qu’un défaut de paiement entraîne une longue période d’exclusion d’accès aux marchés financiers « Empiriquement, il y a très peu de preuves accréditant l’idée qu’un défaut de paiement entraîne une longue période d’exclusion d’accès aux marchés financiers. La Russie a pu emprunter à nouveau sur les marchés financiers deux ans après son défaut de paiement qui avait été décrété unilatéralement, sans consultation préalable avec les créanciers. […] Dès lors, en pratique, la menace de voir le robinet du crédit fermé n’est pas réelle. »

Dans leur rapport « A distant mirror of Debt, Default and Relief », Carmen M. Reinhart et Christoph Trebesch analysent une cinquantaine de cas de crises de la dette dans des économies « émergentes » et « avancées ». Leurs conclusions sont éloquentes : les pays qui ont procédé à une réduction de leur dette (via un défaut ou une restructuration) ont vu leurs revenus nationaux et leur croissance augmenter, la charge du service de la dette (et son stock) diminuer et leur accès aux marchés financiers s’améliorer [6]

La cessation de paiement est donc un phénomène récurrent dans l’histoire du capitalisme. Par ailleurs, plusieurs expériences concrètes montrent qu’une suspension peut donner des résultats positifs, notamment en aboutissant à des réductions forte de dettes.

Mexique (1914-1942). En 1914, en pleine révolution, le Mexique a suspendu complètement le paiement de sa dette extérieure. Entre 1914 et 1942, de longues négociations ont eu lieu avec un consortium de créanciers dirigé par un des directeurs de la banque JP Morgan des États-Unis. La ténacité du Mexique a été payante : en 1942, les créanciers ont renoncé à environ 80% de la valeur des créances (à leur valeur de 1914, c’est-à-dire qu’ils ont renoncé aussi aux arriérés des intérêts).

Amérique latine (années 30). Au cours des années 1930, quatorze pays ont suspendu les paiements de manière prolongée. Leur situation économique s’est améliorée et ils ont obtenu de fortes réductions de leur dette. Le gouvernement brésilien, sous la présidence de Getulio Vargas, a procédé à un audit de la dette qui a abouti à une réduction de 70 % de celle-ci. Parmi les grands débiteurs de cette époque, l’Argentine est le seul pays qui a poursuivi le remboursement de sa dette sans interruption. Mais il a aussi été le pays d’Amérique du Sud qui a obtenu les moins bons résultats économiques durant la décennie suivante [7].

Russie (1998). Confrontée à une baisse de ses revenus d’exportation (baisse du prix du pétrole en 1998) et de ses recettes fiscales, la Russie a suspendu unilatéralement pendant trois mois le remboursement de sa dette à partir d’août 1998. Cette décision lui a permis de modifier le rapport de forces en sa faveur à l’égard des créanciers. Grâce à cette suspension, elle a obtenu environ 30 % d’annulation de sa dette. Son statut d’ancienne superpuissance, détenant l’arme nucléaire, l’a sans doute aidé à passer en force. Quant au FMI, contrairement à ce qu’il avait affirmé, il a poursuivi ses prêts à la Russie malgré la suspension.

Argentine (2001). En décembre 2001, après trois années de récession économique, l’Argentine s’est vu refuser un prêt prévu par le FMI, alors que les dirigeants argentins avaient toujours appliqué à la lettre les mesures d’austérité que ce dernier exigeait. Cela a mis le feu aux poudres et plongé le pays dans une crise sociale et politique. Début janvier 2002, sous la pression populaire, le gouvernement argentin décrétait la plus importante suspension de paiement de la dette extérieure de l’histoire, pour environ 100 milliards de dollars. Le FMI, les gouvernements des pays les plus industrialisés, les grands médias avaient prédit le chaos. Il n’en fut rien. Grâce à différentes mesures, notamment la dévaluation de la monnaie et la relance de l’économie par la demande interne (rendue possible par l’épargne), le pays s’est rapidement redressé, et a connu un taux de croissance de l’ordre de 7-8 % par an entre 2003 et 2011. Au niveau de sa dette, le gouvernement argentin a réussi à négocier un accord, signé par 76 % des créanciers, dans lequel ces derniers renonçaient à plus de 60 % de la valeur des créances qu’ils détenaient.

Équateur (2008). En novembre 2008, après avoir réalisé un audit, le gouvernement équatorien a annoncé qu’il suspendait le paiement d’une partie de sa dette considérée comme illégitime [8],. Cette suspension portait sur un montant de 3,2 milliards de dollars pour une dette publique totale d’environ 12 milliards. Après sept mois de suspension de remboursement, le gouvernement équatorien a réussi à imposer aux créanciers une réduction de 65 % de ces 3,2 milliards. En rachetant 900 millions de dollars des titres valant 3,2 milliards de dollars, le gouvernement équatorien a économisé 2,3 milliards de capital, auxquels il faut ajouter les intérêts non payés. Ainsi, l’économie réalisée est estimée à 7 milliards. Cette victoire est avant tout celle du peuple équatorien, qui a vu des améliorations significatives, en particulier dans les domaines de la santé et de l’éducation. Cette expérience montre aussi qu’un gouvernement peut décider d’utiliser ses ressources financières pour la santé et pour l’éducation plutôt que pour payer les créanciers, c’est-à-dire de faire exactement l’inverse de ce qu’on demande aux Etats européens actuellement.


Deux arguments supplémentaires plaident en faveur d’une suspension de paiement

D’une part, celle-ci fait partie des risques assumés par les créanciers. En effet, le taux d’intérêt qu’ils exigent tient compte du risque de non-paiement. Lorsque les marchés financiers prêtent à l’Etat portugais à du 7% alors qu’ils prêtent dans le même temps à la Belgique à du 2%, c’est un peu comme s’ils disaient à l’Etat portugais : « En vous prêtant, je prends le risque de ne pas être remboursé. Comme je n’ai pas très confiance dans vos capacités de remboursement, je vous fais payer plus cher l’argent que je vous prête, afin de couvrir ce risque. ». De deux choses l’une. Soit on admet que le défaut de paiement d’un Etat est de l’ordre de l’impensable et que, si jamais cela devait arriver, des institutions comme le FMI ou la BCE interviendraient automatiquement pour que les créanciers ne soient pas lésés. Dans ce cas, des taux d’intérêts intégrant des primes de risque ne se justifient plus. Soit les créanciers, en réclamant des primes de risque, assument un risque de défaut. Aujourd’hui, les créanciers ont réussi à avoir le beurre (le quasi monopole du financement des déficits publics), l’argent du beurre (les primes de risque) et le sourire de la crémière (l’assurance qu’ils seront remboursés dans toutes les situations).

D’autre part, une suspension de paiement est le meilleur moyen de connaître l’identité des créanciers et de changer les rapports de force. En effet, pour négocier les conditions de la reprise de paiement, les créanciers sont donc obligés de se faire connaître.


Qui sont les créanciers de la dette ?

Aujourd’hui, l’identité des créanciers des dettes publiques n’est pas connue. C’est directement lié au fait qu’il existe deux marchés de la dette : le marché primaire et le marché secondaire. Le marché primaire est celui sur lequel sont émis les nouveaux titres de la dette. Durant cette première phase des opérations, seules quelques institutions financières, les « primary dealers » et les « recognized dealers » peuvent acheter ces titres. Mais une fois qu’ils les ont achetés, ils peuvent les revendre le jour même sur le marché secondaire, où ces titres font l’objet de transactions quotidiennes. La plus grande opacité règne sur ce marché. On ne connaît donc pas les détenteurs réels de titres. Connaître l’identité des créanciers n’est cependant pas impossible. En effet, toutes les opérations de paiement de la dette se font par voie électronique via l’intermédiaire de chambres de compensation1 (Euroclear, Clearstream et Swift). Les pouvoirs publics auraient donc parfaitement la possibilité d’exiger d’avoir accès à ces informations et dresser un état précis de leurs créanciers. Comme dit plus haut, la suspension de paiement est également une méthode efficace pour connaître l’identité des créanciers.

Attention aux suspensions de paiement « offertes » par les créanciers !

Les pays créanciers et le FMI ont à plusieurs reprises proposé un moratoire (une suspension de paiement) aux pays victimes de crises humanitaires ou « naturelles », afin de leur permettre d’utiliser les ressources initialement destinées au service de la dette pour gérer l’urgence de la crise. Ils ont cependant omis de préciser que pendant ce temps, les intérêts continueraient de courir. Au final, les pays du Sud se retrouvent plus endettés qu’auparavant. Quelle générosité ! Pire que cela, ces institutions n’ont pas hésité à conditionner ce cadeau empoisonné à des mesures néolibérales supplémentaires. On comprend alors mieux pourquoi le gouvernement thaïlandais, victime du tsunami en 2004, a décidé de refuser le moratoire proposé par ses créanciers.


Suspension de paiement, et après ?

Une remise en cause du paiement de la dette provoquera à coup sûr des turbulences. Mais la véritable catastrophe, n’est-ce pas plutôt d’appliquer, au nom du remboursement de la dette, des politiques d’austérité qui n’ont jamais fonctionné nulle part ? Si on ne peut jamais être sûr de ce qu’il adviendra lorsqu’un pays suspend le paiement de sa dette, il ne fait aucun doute que continuer de la payer ne fait qu’aggraver la situation. Il est cependant tout de même possible de se préparer et d’anticiper les éventuelles conséquences et réactions qui suivraient la suspension. En plus de la déstabilisation médiatique, une conséquence probable est que le pays qui prendra cette décision verra se fermer son accès aux marchés des capitaux. Dans ce cadre, il est indispensable de combiner la suspension avec d’autres mesures alternatives, essentiellement de trois types : celles visant à maintenir ou renforcer les capacités de financement des pouvoirs publics, celles visant la reprise de contrôle de la finance (contrôle des mouvements de capitaux, socialisation du secteur bancaire, …), ainsi qu’un audit visant à fonder, juridiquement et politiquement, l’annulation de toutes les dettes odieuses, illégales et illégitimes.

Pour l’économiste français Frédéric Lordon, une suspension de paiement pour un pays comme la France est susceptible de mettre à terre le système financier européen. C’est alors que des choix cruciaux doivent être pris. Lordon propose qu’« une fois la finance à terre, on la nationalise complètement en la rachetant à sa valeur financière, c’est-à-dire zéro. Il s’agit donc d’une nationalisation par pure et simple saisie. Coût pour les finances publiques : zéro. » Mais pour lui, on ne doit pas s’arrêter là et avancer vers la socialisation et l’autogestion du système bancaire. C’est ainsi qu’il affirme que la suspension de paiement peut constituer un bon moyen de s’attaquer à l’ensemble de la logique capitaliste. Il conçoit « l’arme du défaut sur la dette souveraine, en partie ou en totalité, comme un levier politique de transformation radicale des structures économiques, et comme l’amorce d’un processus de sortie du capitalisme [9]. » Cette analyse radicale nous paraît très pertinente, tout en mettant clairement en évidence la nécessité d’envisager plusieurs alternatives à la fois.

Annuler les dettes odieuses, illégales et illégitimes (2)

Annuler les dettes odieuses

Les dettes odieuses sont les dettes contractées par des régimes autoritaires ou dictatoriaux, ou qui entrainent de graves violations des droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels des populations [10]. La dette odieuse est une doctrine juridique formulée initialement par Alexandre Sack en 1927, qui écrivait alors : « Si un pouvoir despotique contracte une dette non pas pour les besoins et dans les intérêts de l’État, mais pour fortifier son régime despotique, pour réprimer la population qui le combat, etc., cette dette est odieuse pour la population de l’État entier (…). Cette dette n’est pas obligatoire pour la nation ; c’est une dette de régime, dette personnelle du pouvoir qui l’a contractée, par conséquent elle tombe avec la chute de ce pouvoir. »

voir http://cadtm.org/Les-Chiffres-de-la-dette-2015
Comme le montre le tableau ci-dessus, les dettes odieuses sont légions dans les pays du Sud. Mais il y en a également dans les pays du Nord. N’oublions pas la dictature de Salazar au Portugal de 1933 à 1974, la dictature de Franco en Espagne de 1939 à 1975, la dictature des colonels en Grèce de 1964 à 1974. Une grande partie de la dette grecque actuelle rentre également dans cette catégorie de dette odieuse (voir encadré « Commission pour la Vérité sur la dette grecque : une dette insoutenable, illégale et illégitime »). Dans plusieurs cas concrets, la dette d’un pays a été jugée comme odieuse.

Cuba (1898)

En 1898, les États-Unis sont sortis victorieux d’une guerre contre l’Espagne dont Cuba (jusque-là colonie espagnole) était l’enjeu. Cuba a été séparé de la Couronne espagnole, et est passé sous protectorat des États-Unis. À l’issue de cette guerre, Cuba s’est vu réclamer par l’Espagne le paiement de sa dette, ce que les États-Unis ont refusé. La même année, une conférence s’est réunie à Paris pour régler le problème et les États-Unis ont soutenu que cette dette était odieuse car elle avait été imposée par l’Espagne dans son seul intérêt, sans le consentement du peuple cubain. La conférence a donné raison aux États-Unis. L’Espagne a accepté l’argument, Cuba n’a pas eu à payer.

Costa Rica (1919) En septembre 1919, le gouvernement de Federico Tinoco au Costa Rica, est renversé. En août 1922, le nouveau gouvernement dénonce les emprunts contractés par le gouvernement du dictateur Tinoco, notamment avec son principal créancier, la Royal Bank of Canada. En 1923, une Cour d’arbitrage internationale, présidée par le juge Taft, président de la Cour suprême des États-Unis, déclara que les prêts concédés par la Royal Bank of Canada au dictateur Tinoco du Costa Rica étaient nuls parce qu’ils n’avaient pas servi les intérêts du pays mais bien l’intérêt personnel d’un gouvernement non démocratique. Le juge Taft déclara à cette occasion que «  le cas de la Banque royale ne dépend pas simplement de la forme de la transaction, mais de la bonne foi de la banque lors du prêt pour l’usage réel du gouvernement costaricien sous le régime de Tinoco. La Banque doit prouver que l’argent fut prêté au gouvernement pour des usages légitimes. Elle ne l’a pas fait [11]. »

Irak (2001) Les États-Unis et leurs alliés envahissent l’Irak le 20 mars 2003. Quelques jours plus tard, le secrétaire d’État au Trésor états-unien invite ses collègues du G7 à une réunion à Washington, au cours de laquelle il déclare que la dette contractée par Saddam Hussein est une dette odieuse et enjoint aux créanciers de concéder une très forte réduction de la dette. Tout en maintenant leur exigence d’annulation, les Etats-Unis se rétractent par rapport à la notion de dette odieuse. La raison est qu’ils savaient que la doctrine est valide et jouerait en leur défaveur : si la dette de l’Irak était déclarée odieuse, alors de nombreuses autres dettes devraient l’être également. [12]


Annuler les dettes illégales

Une dette est un contrat qui lie deux parties. Cependant, pour que ce contrat puisse être réputé valable, il doit respecter en ensemble de conditions et de procédures légales, tant au niveau du droit national qu’international, faute de quoi il peut être déclaré nul. Ci-dessous quelques éléments pouvant frapper une dette d’illégalité. (Voir aussi l’encadré « Pourquoi payer une dette insoutenable et illégale ? » ci-dessous)

Le non respect de la Constitution, de la loi ou des Traités internationaux. Exemple : la loi française stipule que « les collectivités locales ne peuvent légalement agir que pour des motifs d’intérêt général présentant un caractère local ». Tous les prêts « toxiques » vendus aux collectivités locales françaises qui reposent sur la spéculation sont donc illégaux.

L’incompétence du signataire. Seules certaines personnes sont habilitées légalement à contracter une dette publique. Exemple : le 26 août 2005, le gouvernement du Paraguay a promulgué un décret notifiant que le pays refusait de payer une dette publique commerciale de 85 millions de dollars, au motif que celle-ci avait été contractée par le consul du Paraguay à Genève, Gustavo Gramont, alors qu’il n’y était pas habilité.

L’absence de consentement. Pour qu’une dette soit valide, le consentement d’une personne ou institution est parfois obligatoire. Dans plusieurs pays, le Parlement est compétent et doit être consulté avant de contracter une dette. Exemple : en Grèce, le programme d’austérité conclu avec la Troïka en 2010 a été appliqué sans même que le Parlement l’ait ratifié, alors qu’il s’agissait là d’une obligation constitutionnelle.

La corruption ou la coercition. Un contrat peut être considéré comme nul lorsque la signature de celui-ci a été obtenue via des moyens de pression directs ou indirects.

Le dol. Le dol peut se définir comme une manœuvre destinée à provoquer le consentement d’une personne et l’amener à conclure un contrat. Exemple : la banque Dexia a vendu des prêts toxiques aux collectivités locales françaises, en donnant à ces produits une image exagérément optimiste, à savoir une quasi-absence de risque. La banque n’a donc pas respecté son obligation d’information à l’égard de ses clientes, pas équipées pour apprécier elles-mêmes correctement les risques encourus.

L’escroquerie. Un simple mensonge ou une omission ne sont pas suffisants pour invoquer le délit d’escroquerie. L’escroquerie réside dans le fait de pousser une personne à signer un contrat par l’emploi de manœuvres frauduleuses telles que l’abus de confiance, le mensonge aggravé, l’emploi d’une fausse qualité, l’abus d’une qualité vraie.


Annuler les dettes illégitimes

Le droit international ne définit pas la dette illégitime. Cependant, plusieurs juristes spécialisés en droit international ont établi des critères pour tenter de cerner la notion d’illégitimité d’une dette publique. Globalement on peut dire qu’une dette illégitime est une dette qui a été contractée sans respecter l’intérêt général et en favorisant l’intérêt particulier d’une minorité privilégiée. Selon le juriste David Ruzié, l’obligation de rembourser une dette n’est pas absolue et ne vaut que pour « des dettes contractées dans l’intérêt général de la collectivité [13] . »

Ainsi, un gouvernement peut contracter des dettes de manière parfaitement légale sans pour autant qu’elles soient légitimes. Ce n’est pas parce qu’une dette a été contractée par un gouvernement démocratiquement élu et validée par un parlement qu’elle ne peut être considérée comme illégitime. Ne l’oublions pas, y compris dans nos régimes parlementaires, nos représentants ne sont pas élus pour faire tout et n’importe quoi. Ils sont là pour servir les intérêts de la majorité de la population et pour appliquer le programme sur la base duquel ils ont été élus. Dès lors, dès le moment où un gouvernement met en place des politiques qui vont à l’encontre de l’intérêt général et/ou qui ne se trouvent nulle part dans leur programme électoral, celles-ci peuvent être remises en cause, même si elles respectent les procédures légales. Donnons quelques exemples pour illustrer ce propos :

- Un gouvernement met en place des réformes fiscales qui favorisent exclusivement les riches et provoquent des manques à gagner importants pour les recettes de l’Etat, alors que ces réformes n’étaient pas du tout prévues dans son programme électoral, et alors qu’elles ont été « vendues » mensongèrement au public comme des outils pour créer des emplois.

- Un gouvernement sauve de manière aveugle les banques en nationalisant massivement leurs dettes (et donc provoquant une augmentation de la dette publique), sans imposer aucune contrepartie, alors qu’il avait promis exactement le contraire aux électeurs,

- Un gouvernement détricote des conquêtes sociales au nom du remboursement de la dette, alors qu’il avait promis de ne pas toucher à ces droits sociaux. alors que les droits humains sont supérieurs aux droits des créanciers etc.

- Un gouvernement contracte une dette pour réaliser des projets gigantesques et inutiles (les fameux « éléphants blancs »)
Etc.

Ces décisions politiques sont-elles légitimes et respectent-elles réellement les principes fondamentaux de la démocratie ? Nous ne le pensons pas. Quand un gouvernement ne travaille pas pour l’intérêt général et/ou ne respecte pas les orientations adoptées par les électeurs, les décisions de ce gouvernement peuvent être remises en cause. Ces exemples sont généraux mais, on le sent, pourraient trouver une traduction très concrète dans des actes unilatéraux de suspension ou d’annulation de dettes, tant au Sud qu’au Nord. Il n’y a aucune raison pour que la question du paiement de la dette, qui influence toute la vie sociale et politique ne puisse pas être débattue au même titre que tout le reste de la politique publique. Au final, c’est au peuple qu’il revient de prendre la décision de déclarer une dette illégitime ou non, et de refuser de la payer ou non. Dans ce cadre, il est donc fondamental que les populations se saisissent de cette question et la replacent au centre du débat public.

Le collectif pour un audit citoyen en France déclare que 59% de la dette publique française est illégitime.

Rassemblant de nombreux mouvements sociaux et politiques, un collectif national d’audit citoyen s’est mis en place en France en 2011 (www. audit-citoyen.org). Très rapidement, cette dynamique s’est développée, notamment avec la création de plus d’une centaine de collectifs dans les départements, villes, arrondissements. A l’instar des autres collectifs d’audit citoyen actifs en Europe, le but est double : d’une part, analyser rigoureusement la politique d’endettement du pays et, d’autre part, développer un travail d’éducation populaire sur les enjeux de la dette publique. Après 3 années de travail, l’audit citoyen a sorti son premier rapport d’audit aboutissant à une conclusion intéressante et très concrète : 59 % de la dette publique française est illégitime. Ainsi, sur les 1.950 milliards d’euros de dette publique accumulées depuis trente ans, « près de 600 milliards sont dus à des taux d’intérêt excessifs, et près de 500 milliards proviennent des cadeaux fiscaux consentis principalement aux riches et aux actionnaires [14] . »

Au delà du débat théorique et juridique qui doit continuer, la notion de dette illégitime a été utilisée à plusieurs reprises ces dernières années pour justifier des annulations de dettes.

Le gouvernement norvégien a audité ses créances à l’égard de PED et affirmé que ces créances étaient illégitimes, pour ensuite décider de les annuler de manière unilatérale.

Le gouvernement équatorien, après avoir réalisé un audit intégral de sa dette, s’est appuyé sur la notion d’illégitimité pour justifier une suspension de paiement et négocier une réduction importante de cette dette.

Le Conseil municipal de Badalona, ville de la banlieue de Barcelone (Catalogne) d’environ 200.000 habitants, a voté une résolution considérant une partie de sa dette illégitime parce que les banques créancières de la ville ont emprunté de l’argent auprès de la Banque centrale européenne , c’est-à-dire de l’argent public au taux de 0,5 %, pour ensuite les prêter à la ville au taux de 5,54 %1. Dans ce texte, le conseil municipal de Badalona demande au maire de quantifier le coût de ces intérêts illégitimes et prendre toutes les mesures juridiques nécessaires devant la justice espagnole, européenne et internationale pour l’annulation de la dette illégitime. Suite à cet acte pionnier et grâce au travail de la plate-forme d’audit citoyen en Espagne (PACD), 5 autres villes ont reconnu une partie de leurs dettes comme illégitimes.

Protéger les dépôts des petits épargnants en cas d’annulation

À l’occasion de toute annulation de dettes publiques, il conviendra de protéger les petits épargnants qui ont placé leurs économies dans des titres publics ainsi que les salariés et les retraités qui ont vu une partie de leurs cotisations sociales (retraite, chômage, maladie, famille) placée par les institutions ou les organismes gestionnaires dans ce même type de titres. Pour ce faire, une reprise de contrôle du secteur de la banque et de l’assurance sera certainement nécessaire. L’audit de la dette prend du sens ici. Celle-ci a pour vocation de détecter les dettes illégales et/ou illégitimes, mais également d’identifier précisément les porteurs afin de pouvoir les traiter différemment selon leur qualité et le montant détenu.

Auditer la dette (3)

Un audit de la dette publique est un processus qui consiste à analyser de manière critique la politique d’endettement d’un pays sur une période donnée afin de déterminer quelle partie de la dette est légale ou illégitime et doit donc être considérée comme nulle. Toute une série de questions doivent être posées : Qui détient la dette ? Les prêteurs imposent-ils des conditions à l’octroi des prêts ? Quel montant d’intérêts a été payé, à quel taux ? Quelle part du capital a déjà été remboursée ? Quelle est la part du budget de l’État/de la municipalité consacrée au remboursement du capital et des intérêts de la dette ? Comment l’État finance-t-il le remboursement de la dette ? Pourquoi l’État a-t-il contracté cette dette ? Qui en a profité ? Était-il possible de faire d’autres choix ? Comment des dettes privées sont-elles devenues publiques ? Quelles sont les conséquences pour les populations ? etc [15] .

La revendication d’un audit de la dette n’est pas neuve. Elle s’inspire de trente ans d’expériences menées dans différents pays du Sud (dont l’Équateur, le Brésil, les Philippines...). Depuis une dizaine d’années, cette revendication prend de l’ampleur avec notamment la mise en place de comités d’audit dans plusieurs pays du Sud (Mali, Tunisie…) et dans des pays de l’UE (Grèce, Espagne, Portugal, France, Belgique...).

En réalité, l’audit de la dette est une procédure qui date du 16e siècle. Le premier audit fut réalisé (avec un grand succès) par le Duc de Sully en 1598, nommé ministre des finances par Henri IV. A cette époque, les finances publiques sont à terre, et quasiment 75% du budget sert à payer les intérêts de la dette. Grâce à l’audit, le Duc commence par démasquer les dettes illégales et les annule directement. Ensuite, il divise de manière unilatérale les taux d’intérêt par 4, les ramenant de 16% à 4% par an. Enfin, il négocie avec les créanciers une réduction de 40% de la dette [16].

Audit de la dette en Equateur : une première mondiale et des conclusions importantes

En 2007, l’Equateur a mis en place un audit officiel de sa dette publique interne et externe via un décret présidentiel pris par Rafael Correa. Après 14 mois d’enquête, la Commission d’audit rendait son rapport [17] dans lequel elle recommandait au gouvernement de recourir à un acte souverain de répudiation de la dette commerciale externe et d’une partie importante de la dette multilatérale et bilatérale. En novembre 2008, le gouvernement a suspendu unilatéralement le remboursement d’une partie de sa dette commerciale (sous formes de bons) dont l’audit avait permis de révéler le caractère frauduleux. Conséquence : la valeur des titres de la dette équatorienne a chuté sur le marché secondaire, jusqu’à une réduction de 80%. C’est alors que le gouvernement équatorien a racheté ses propres titres sur ce marché via la banque française Lazard. En avril 2009, le gouvernement équatorien a proposé aux détenteurs restants de leur racheter à 30% de leur valeur.

Logiquement, la majorité de la Commission d’audit était favorable à une répudiation de ces bons de manière définitive, et proposait d’entamer des poursuites légales contre les responsables équatoriens et étrangers (essentiellement de grandes banques des États-Unis) pour les différents délits qu’ils avaient commis. Mais les autorités équatoriennes ont choisi une voie plus modérée. Néanmoins, le cas équatorien nous montre une chose essentielle : un petit pays « pauvre » d’Amérique latine peut décider d’engager seul une bataille contre les marchés financiers, et la remporter.

La capitulation de Tsipras et sa décision de ne pas tenir compte des conclusions du rapport d’audit, constitue une opportunité manquée de montrer qu’un gouvernement européen, appuyé par sa population, peut tenir tête aux créanciers et remporter la bataille, à l’instar de ce que l’Équateur a montré. Faut-il pour autant considérer , comme le font certains détracteurs de l’audit, que tout ce travail n’aurait servi à rien ? certainement pas ! Il s’agit d’abord de tirer le bilan de cette expérience : une négociation à l’amiable sans changer les rapports de force ne peut pas aboutir à des résultats positifs. Ensuite, il faut inscrire cette initiative dans le cadre d’un réveil citoyen et politique sur cette question, avec la création et le développement de nombreux collectifs d’audits citoyens partout en Europe, mais aussi des pouvoirs publics qui, petit à petit, s’engagent concrètement dans des processus d’audit. Lors des élections municipales en Espagne, les villes de Madrid, Barcelone, Sarragose, Cadiz et Badalone, conquises par la gauche, se sont engagées à auditer la dette de leur ville.

S’attaquer à la question de la dette est évident pour au moins deux raisons. Premièrement, rompre avec la logique du capital et de l’austérité passe nécessairement par un conflit avec les marchés financiers et les créanciers. Deuxièmement, parce que tous les audits qui ont été réalisés jusqu’à présent, y compris avec des moyens très limités, font ressortir la même chose : une partie importante de la dette a été contractée de manière frauduleuse, irrégulière, illégale ou illégitime. Pourtant, à l’heure actuelle, les gouvernements européens, qu’ils soient de gauche ou de droite, collaborent et/ou se soumettent aux exigences des marchés financiers, dont la première exigence est le remboursement sans interruption de la dette. Ce remboursement est présenté par les chefs d’État comme indiscutable et obligatoire. Face à ce constat, il est fondamental de poursuivre le développement des processus d’audit citoyens, afin de mettre la dette au cœur du débat public, de permettre à une proportion croissante de la population de comprendre les tenants et aboutissants du processus d’endettement d’un pays, et donner du poids à la revendication de l’annulation des dettes illégales et illégitimes. Ce travail doit se faire parallèlement à celui visant à la mise en place des commissions indépendantes d’audit de la dette dans le plus de pays possibles. La Grèce nous prouve une fois de plus que l’implication citoyenne est clé : on peut faire toutes les démonstrations que l’on veut, donner toutes les preuves de l’illégitimité de la dette, tous ces efforts risqueront d’être vains sans une pression sociale suffisamment puissante pour obliger les gouvernements à prendre leurs responsabilités face aux créanciers.

Enquête sur la dette brésilienne

Le Brésil prévoit dans sa Constitution de 1988 l’audit de la dette publique [18]. Sous la pression des mouvements sociaux brésiliens, cette disposition a enfin pu se concrétiser en décembre 2008 avec la création d’une Commission parlementaire d’enquête sur la dette publique : la CPI (Comissão Parlamentar de Inquérito da Dívida Pública) [19] .

Résultat d’une longue bataille, les travaux de cette commission ont débuté en août 2009. Le champ d’action de cette commission était beaucoup plus limité que celui donné à la commission d’audit équatorienne : elle n’avait pas accès aux archives et son travail s’est essentiellement basé sur des auditions de parlementaires. Néanmoins, malgré ces difficultés, l’audit a permis de relever de nombreux indices d’illégalité et d’illégitimité dans la dette brésilienne : paiement d’intérêts sur les intérêts, dit anatocisme, considéré comme illégal par le Tribunal Fédéral Suprême du Brésil ; intérêts flottants sur la dette externe, considérés également comme illégaux selon la Convention de Vienne sur le droit des Traités de 1969 ; absence de contrats et autres documents ; violation de plusieurs droits humains (garantis par la Constitution brésilienne) en raison des immenses ressources destinées au paiement de la dette ; conflit d’intérêts entre la Banque centrale, le secteur bancaire privé et autres détenteurs de titres de la dette, ceux-ci se réunissant pour établir les prévisions d’inflation, influençant directement les taux d’intérêt [20].

Répudier sans passer par un audit (4)

Réaliser un audit pour apporter les preuves de l’illégalité ou de l’illégitimité d’une dette est un combat très utile à mener. Au-delà de l’analyse technique, l’audit a également pour effet de placer la question de la dette au centre du débat public. Il comporte donc une dimension profondément démocratique et participe concrètement au changement des rapports de force, nécessaire pour concrétiser une rupture avec le capitalisme néolibéral. Cependant, un audit de la dette ne peut en aucun cas constituer une condition nécessaire à la remise en cause ou à la répudiation d’une dette.

Annuler immédiatement, totalement et inconditionnellement la dette publique des PED

Pour les PED, les arguments en faveur de l’annulation de la dette sont nombreux et chacun de ces arguments, pris individuellement, suffit à justifier l’annulation totale, immédiate et inconditionnelle de la dette extérieure publique du Tiers Monde, avec ou sans audit. Cette dette est odieuse, illégale, illégitime et immorale. Elle a déjà été remboursée à plusieurs reprises. Elle constitue une arme pour maintenir la domination sur les peuples et permettre le pillage des ressources naturelles. Depuis plusieurs siècles, en particulier via le commerce triangulaire [21], la traite négrière et la colonisation, les puissances occidentales exploitent la main-d’œuvre de ces pays et leurs ressources naturelles pour financer leur « développement ». Par conséquent, les populations du Sud sont créancières et non débitrices à l’égard du Nord.

Quand la France mettait à mort ses créanciers…

Dans un excellent petit ouvrage « Vive la banqueroute », François Ruffin et Thomas Morel développent quelques exemples, montrant comment, au fil des siècles, des mesures brutales ont été prises par des personnages qui sont tout sauf des extrémistes. Entre 1300 et 1800, afin de remettre de l’ordre dans ses comptes déficitaires, la France a répudié ses dettes à plusieurs reprises. Et souvent d’une manière particulièrement radicale. Philippe le Bel (1307) saisit, condamne et brûle « les banquiers de l’Occident », à savoir l’ordre des templiers. Henri II (1557) obligera les riches à un emprunt forcé : « ceux qui seront taxés paieront, sinon il sera procédé par saisie, et faute d’ouvrir les portes elles seront rompues. » François II (1561) met en place une loterie : seul un créancier sur trois, tiré au sort, sera dédommagé ! Colbert (1661) fait un procès aux oligarques. De nombreux nantis sont emprisonnés et leurs biens saisis. Si Ruffin et Morel n’omettent pas de nous rappeler que « ces banqueroutes n’ont pas été menées pour le bien du peuple (mais plutôt pour la grandeur du royaume, pour un mariage royal, pour un palais ruineux, ou pour des guerres incessantes) », ces différents exemples nous montrent cependant qu’un gouvernement qui en a la volonté politique peut faire plier les détenteurs de capitaux.

Si les suspensions de paiement sont nombreuses (169 ces 60 dernières années), les actes unilatéraux de répudiation jalonnent également l’histoire contemporaine du capitalisme.

Etats-Unis (1776) : L’histoire des Etats-Unis commence par une répudiation de dette : en 1776, les treize colonies britanniques d’Amérique du Nord constituent les Etats-Unis d’Amérique et rompent leurs liens de dépendance envers la Couronne britannique, notamment en déclarant nulles toutes les dettes dues à Londres.

Mexique (1867) : Benito Juárez [22] a refusé d’assumer les emprunts que le régime précédent de l’empereur Maximilien avait contractés auprès de la Société Générale de Paris deux ans plus tôt pour financer l’occupation du Mexique par l’armée française.

URSS (1918) : En janvier 1918, le nouveau gouvernement russe, issu de la Révolution d’octobre 1917, répudie les emprunts de la Russie tsariste, emprunts essentiellement contractés pour financer la boucherie de la première guerre mondiale.

Restructurer la dette au profit des peuples (5)

L’annulation des dettes illégales et illégitimes doit être supportée par les grandes institutions financières privées et les ménages les plus riches. Le reste de la dette devrait être restructuré de manière à réduire drastiquement tant le stock que la charge de la dette. Depuis plusieurs décennies, tant au Nord qu’au Sud, les grands créanciers profitent de la spéculation sur les dettes publiques. De plus, ces mêmes créanciers, à savoir les grandes banques, ont été sauvés par les Etats. Dès lors, plutôt que de faire payer aux citoyens une dette dont ils n’ont que peu ou pas profité ou qui sert à colmater les brèches ouvertes par une crise financière qu’ils n’ont pas causée, il est logique que les créanciers assument une restructuration importante de la dette. Pour ce faire, il faudrait concrétiser 3 mesures : un allongement de la durée de l’emprunt (à un plafonnement du remboursement annuel), une diminution drastiques des taux d’intérêt (combiné éventuellement à une suspension du paiement des intérêts pendant une période déterminée), une annulation d’une partie du stock de la dette.

Il s’agit de rester très vigilant quant aux restructurations de dette. L’Histoire montre en effet que les restructurations de dettes ont toujours été opérées dans l’intérêt du créancier qui impose, en échange d’un rééchelonnement ou d’une diminution de la dette, des conditions contraires à l’intérêt de la population du pays endetté. C’est le cas des centaines de restructurations de dettes de pays du Sud conduites par le FMI et le Club de Paris, qui visaient seulement à maintenir en vie la victime pour pouvoir la saigner encore et toujours plus. C’est aussi le cas de la restructuration de la dette grecque organisée par la Troïka (BCE, Commission européenne et FMI) en 2012, qui a été conditionnée à l’approfondissement de politiques d’austérité qui ont violé directement et de manière intentionnelle les droits fondamentaux de la population et fait exploser la dette grecque. Les créanciers, grâce à des « sweeteners » (mesures adoucissantes) s’en tirent très bien [23]. A ce propos, le Financial Times écrira : « Un mythe est en train de se développer, selon lequel les créanciers privés accepteraient des pertes significatives dans le cadre de la restructuration de la dette de la Grèce, tandis que les créanciers officiels (BCE, FMI… ) seraient dédouanés de tout effort. (…) La réalité est que les créanciers privés ont obtenu un accord très avantageux, tandis que l’essentiel des pertes actuelles et futures a été transféré vers les créanciers officiels [24] »

Lorsque des impératifs géopolitiques l’imposent, les créanciers sont toujours prêts à utiliser l’annulation de la dette comme un levier pour servir leurs intérêts. Citons :

- Allemagne (1953). Voir encadré
- Egypte (1991). Afin de s’assurer du soutien du dictateur Moubarak dans la première guerre du Golfe contre l’Irak, la dette externe de l’Égypte a été annulée de 50%.
- Pologne (1991). Le pays a bénéficié d’une réduction de l’ordre de 50% de sa dette bilatérale à l’égard des créanciers du Club de Paris. Ceux-ci voulaient favoriser le gouvernement pro-occidental de Lech Walesa, qui venait de quitter le Pacte de Varsovie, l’alliance militaire entre les pays du bloc soviétique.
- Irak (2004). Afin que les nouvelles autorités désignées par les forces d’occupation puissent reconstruire le pays, l’Irak a bénéficié une réduction de l’ordre de 80 % de la dette réclamée par les principaux créanciers bilatéraux de l’Irak.

Ces restructurations ont été réalisées pour de mauvaises raisons et n’ont pas servi les intérêts des populations. Néanmoins, elles montrent une chose : il est possible d’annuler sans aucun problème des dettes publiques !

Restructuration de la dette allemande : quand la géopolitique entre en jeu

Après la seconde guerre mondiale, et dans un contexte de guerre froide, les puissances occidentales avaient impérieusement besoin d’une Allemagne de l’Ouest forte économiquement (mais désarmée et occupée militairement) face à l’Union soviétique et ses alliés. Pour atteindre cet objectif, ces puissances ont signé, en février 1953, un accord sur la dette allemande dont les termes tranchent singulièrement avec la manière dont est aujourd’hui traitée la Grèce (voir encadré suivant). La dette allemande a été réduite de plus de 60%, avec une réduction drastique des taux d’intérêt qui oscillent entre 0 et 5%.

Mais les Alliés créanciers font des concessions qui vont bien au-delà d’une réduction de dette. On part du principe que l’Allemagne doit être en condition de rembourser tout en maintenant un niveau de croissance élevé et une amélioration des conditions de vie de la population. Dans cette perspective, le service de la dette est fixé en fonction de la capacité de paiement de l’économie allemande : il ne doit pas dépasser 5% des revenus d’exportations. Ensuite, les créanciers acceptent que l’Allemagne rembourse dans sa monnaie nationale, le deutsche mark, l’essentiel de la dette qui lui est réclamée. Enfin, on laisse l’Allemagne mener des politiques économiques lui permettant de se développer et de reconstruire ses capacités industrielles : développement d’infrastructures publiques, soutien aux industries, développement des exportations, …

Deux autres faveurs sont encore offertes par les puissances occidentales à l’Allemagne de l’Ouest. Le règlement des dettes de guerre et le paiement des réparations aux victimes civiles et aux Etats sont reportés indéfiniment. Dans le cadre du Plan Marshall, des dons importants (environ 10 milliards de dollars aujourd’hui) sont versés à l’Allemagne entre avril 1948 et juin 1952. Si ce n’est pas le seul facteur, cette restructuration a joué un rôle clé pour permettre à l’Allemagne de l’Ouest de se redresser très rapidement et devenir aujourd’hui la première puissance économique d’Europe.


Concrétiser un cadre juridique international adéquat pour la restructuration des dettes

Le 10 septembre, l’Assemblée générale des Nations-Unies a adopté à une très large majorité (136 voix pour, 6 contre et 41 abstentions) une résolution énonçant neuf principes à suivre lors des restructurations des dettes d’États. L’objectif de l’ONU est de créer à moyen terme un cadre juridique international pour la restructuration de ces dettes et ainsi contrer la stratégie des fonds vautours. Ces fonds d’investissements privés profitent de ce vide juridique pour réclamer aux États devant les tribunaux nationaux le paiement intégral des créances qu’ils rachètent à vils prix, plus les intérêts.
Mais les fonds vautours ne sont pas les seuls opposés à l’instauration d’un tel cadre multilatéral puisque six États parmi les plus puissants de la planète ont voté contre la résolution (États-Unis, Canada, Allemagne, Japon, Israël, Grande-Bretagne) et l’ensemble des pays de l’Union européenne, y compris la Grèce, se sont abstenus. Pour se justifier, les gouvernements de ces pays avancent deux arguments. Premièrement, les principes énoncés dans cette résolution (impartialité, transparence, bonne foi, traitement équitable, immunité souveraine, légitimité, durabilité, application de la règle majoritaire, souveraineté) ne refléteraient pas le droit international. L’Expert de l’ONU sur la dette, Juan Pablo Bohoslavsky, affirme, au contraire, que ces principes ne créent aucune nouvelle obligation pour les États et ne font que codifier des règles existantes du droit international. Le second argument est de dire que l’ONU n’est pas le lieu approprié et qu’il revient au FMI et au Club de Paris de gérer les questions portant sur les dettes souveraines. Or, ces organisations représentent donc exclusivement les intérêts de créanciers occidentaux au service des intérêts du secteur financier. Ce qui explique leur hostilité à réglementer les restructurations de dettes dans un cadre démocratique comme l’Assemblée générale des Nations-Unies où tous les États sont à égalité en disposant d’une voix.

Alléger la dette publique européenne via une réforme de la BCE (6)

Il est absurde que les États soient contraints d’emprunter aux banques privées à des taux allant de 1% à 6%, alors que ces mêmes banques peuvent emprunter à la BCE à du 0,05%. En faisant passer les intérêts des grandes banques privées avant ceux de la majorité de la population, ce choix politique est économiquement absurde et socialement inacceptable. La BCE doit pouvoir prêter directement aux États à des taux nuls ou très réduits, ce qui aurait pour conséquence de diminuer immédiatement le poids des intérêts de la dette pour les Etats. Mais elle pourrait aller plus loin et décider de racheter sur le marché secondaire une partie importante des dettes publiques européennes aux institutions financières, pour ensuite les effacer de ses comptes.

Afin d’empêcher que les Etats s’endettent de manière inconsidérée et que la BCE ne se transforme en un puits sans fond, il serait nécessaire de déterminer des critères fixant les conditions dans lesquelles les Etats peuvent emprunter à ce taux « minimum ». Parallèlement aux critères économiques traditionnels tels que le ratio dette/PIB, le déficit public ou encore l’inflation, d’autres dimensions devraient être prises en compte telles que, par exemple, le respect des droits sociaux dont le droit du travail, le respect des obligations européennes en matière de développement des énergies renouvelables et de réduction des émissions de CO2, la lutte contre les inégalités et la corruption, la régulation du secteur financier, etc. Tous ces critères sont quantifiables et font déjà l’objet d’analyses comparatives approfondies au sein des pays de l’UE via des institutions telles que l’OCDE ou l’OIT. Inclure ces aspects ne poserait donc pas de problème. Si ces critères ne sont pas respectés, le taux d’intérêt pourrait alors augmenter, les Etats pouvant toujours s’adresser aux marchés financiers s’ils le désirent.

A l’heure actuelle, les gouvernements européens en général, et le gouvernement allemand en particulier, s’opposent à une telle mesure, notamment parce qu’elle créerait de l’inflation. Si cette critique n’est pas totalement infondée, rappelons que rien n’empêche d’encadrer ou limiter les niveaux de création monétaire. Rappelons aussi qu’aujourd’hui, les politiques d’austérité risquent de plonger l’Europe dans une spirale déflationniste. L’Europe a donc besoin d’inflation, mais aussi et surtout d’investissements massifs pour mettre œuvre une politique de relance de l’activité économique qui soit ambitieuse, efficace et écologiquement responsable.

Par ailleurs, il est nécessaire de réformer complètement la BCE. Plutôt que d’avoir pour unique objectif de combattre l’inflation, cette institution devrait pouvoir financer directement des États soucieux d’atteindre des objectifs économiques, sociaux et environnementaux qui intègrent les besoins et les droits fondamentaux des populations. Elle devrait également être contrôlée par les citoyens européens.

A ceux qui affirment qu’une réforme des traités européens ou de la BCE est impossible, rappelons ce que Thomas Piketty nous dit : « On nous dit en permanence qu’on ne peut pas modifier les Traités, mais on le fait en permanence. En 2012, en 6 mois, on a décidé d’instaurer une nouvelle procédure de réduction de l’endettement - la fameuse règle d’or qui oblige les Etats membres à ramener le déficit structurel à 0,5 % du PIB, hors effets conjoncturels - mais cette modification va dans le mauvais sens [25] . »

Sans l’article 123 du traité de Lisbonne, la dette belge serait en dessous de 50% du PIB !

Le graphique suivant montre comment la dette publique aurait évolué depuis 1992 si les pouvoirs publics avaient emprunté exactement les mêmes montants, mais sans passer par les marchés financiers. La courbe du haut (ligne bleue) montre l’évolution de la dette telle qu’elle s’est produite. La courbe du bas (ligne orange) montre comment la dette aurait évolué si, tout autre chose restant égale, l’État belge avait financé ses déficits en empruntant à la Banque nationale de Belgique (BNB) à 0 %. Si tel était le cas, la dette publique belge s’élèverait aujourd’hui à moins de 20% du PIB ! Prenons un autre exemple : si l’État belge avait emprunté à la Banque nationale (ou à la BCE) à un taux correspondant à l’inflation (ligne mauve), la dette publique belge s’élèverait aujourd’hui à 50% du PIB et on aurait économisé 186 milliards d’euros d’intérêts sur une période de 20 ans...

A l’opposé de ceux qui affirment que la dette serait le résultat de dépenses inconsidérées de « l’Etat providence », il apparaît donc que la politique de financement de la dette publique via les marchés financiers, entérinée dans les traités européens, a joué un rôle très important dans l’évolution de la dette publique belge ces 20 dernières années.

Diminuer la dette en faisant contribuer les détenteurs de capitaux (7)

Un principe doit primer dans la gestion actuelle de la crise de la dette : c’est aux responsables et non aux victimes d’en payer le coût. Jusqu’à présent, les responsables de la crise non seulement demeurent impunis, mais en sortent renforcés. Pour changer de cap, différentes mesures sont possibles.

Les mesures de justice fiscale doivent servir en priorité à augmenter la justice sociale en répartissant mieux les richesses produites et en organisant la nécessaire transition écologique. L’augmentation de la progressivité de l’impôt, la globalisation des revenus ou encore l’augmentation de l’impôt sur les bénéfices des grandes sociétés doivent aller dans ce sens. Parallèlement à cela, on peut envisager des mesures fortes et exceptionnelles qui pourraient en partie servir à alléger le poids de la dette. Citons :

- Un impôt exceptionnel sur les grosses fortunes
- Une taxe sur les transactions financières au niveau européen
- Une lutte active contre la grande fraude fiscale
- Un emprunt forcé. Cette mesure consiste à contraindre par voie légale les institutions financières, les grandes entreprises privées et les ménages riches d’acheter des obligations d’État à 0 % d’intérêt et non indexées sur l’inflation, pour un montant proportionnel à leur patrimoine et à leurs revenus. Le reste de la population pourrait quant à elle acquérir de manière volontaire des obligations publiques qui garantiront un rendement réel positif, c’est-à-dire supérieur à l’inflation. Ainsi, par exemple, si l’inflation annuelle s’élève à 2%, le taux d’intérêt effectivement payé par l’Etat pour l’année correspondante pourrait être de 4%. Avec une telle mesure de discrimination positive, le recours à l’emprunt public, en plus de dégager des ressources pour avancer vers davantage de justice fiscale, contribue également à réduire les inégalités.

Constituer un front uni de pays débiteurs contre la dette (8)

Face à une oligarchie financière puissante, organisée et solidaire, constituant en quelque sorte un front uni pour le recouvrement des créances, il est fondamental d’avancer vers la création d’un front uni de gouvernements refusant de payer la dette. Idéalement, ce front devrait se constituer à une échelle régionale mais différents types d’alliances sont envisageables, y compris entre plusieurs pays de différents continents. Ce front uni, en créant des liens de solidarité et de soutien mutuel, pourrait changer le rapport de forces entre « créanciers » et « débiteurs ». En effet, que se passerait-il si un « petit » pays comme le Bénin ou Chypre décidait seul de suspendre les remboursements ? Il est peu probable qu’il puisse résister aux pressions de la Troïka, du Club de Paris [26] ou du Club de Londres [27]. Mais si tous les pays de l’Afrique de l’Ouest décidaient ensemble de suspendre les remboursements, voire de répudier l’ensemble de leur dette extérieure ? Les pressions des créanciers ne manqueraient pas de surgir, mais le rapport de forces dans les négociations serait à ce moment totalement différent et les gouvernements du Sud pourraient s’organiser et collaborer pour faire face aux éventuelles mesures de déstabilisation. Bien sûr, il est peu probable qu’un tel scénario se produise sans des mobilisations importantes et des mouvements sociaux organisés sur le plan régional. La constitution de réseaux qui dialoguent, réfléchissent et agissent de manière coordonnée à un niveau régional est donc primordiale.

Cette proposition de front uni n’est pas nouvelle : dès le milieu des années 1980, Cuba a joué un rôle de pionnier en déclarant la dette du Sud « impayable » et en proposant la création d’un front international pour le non-paiement. Malheureusement, les gouvernements du Sud ne l’ont pas suivi. De la même manière, Thomas Sankara, Président du Burkina Faso, lors d’un discours devant l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA) en juillet 1987, s’est prononcé lui aussi pour l’annulation unilatérale de la dette et la constitution d’un front africain du refus de paiement. Le 15 octobre 1987, il était assassiné [28].

Forcer les gouvernements du Nord à annuler leurs créances à l’égard des PED (9)

Fin mai 2013, l’Algérie et le Brésil ont décidé d’annuler des dettes qu’ils détenaient sur plusieurs pays africains. Le gouvernement algérien a annulé des dettes pour un montant de 902 millions de dollars qu’il détenait sur 14 pays africains. Au même moment, le Brésil annonçait une annulation d’un montant à peu près équivalent (900 millions de dollars répartis sur 12 pays africains). Ne nous voilons pas la face : aucun de ces deux pays n’a annulé ces créances par pure solidarité ou altruisme. Les intentions du gouvernement brésilien consistent à renforcer son implantation sur un continent qui regorge de ressources naturelles et qui est fortement courtisé par les autres grandes puissances économiques, notamment la Chine et l’Inde.

La Norvège annule des créances illégitimes sans passer par le Club de Paris

Suite à une importante campagne d’ONG et de mouvements sociaux, la Norvège a reconnu sa responsabilité dans l’endettement illégitime de 5 pays du Sud : Egypte, Equateur, Jamaïque, Pérou et Sierra Leone. En effet, entre 1976 et 1980, la Norvège a exporté 156 bateaux vers 21 pays du Sud pour un coût total de 440 millions d’euros, non pas pour soutenir leur développement, mais afin de venir en aide à sa propre industrie de construction navale, alors en crise. En conséquence, la Norvège a décidé en 2007 l’annulation unilatérale et sans conditions de ces créances illégitimes, pour un montant d’environ 80 millions de dollars. Pour la première fois, un pays membre du Club de Paris a admis être responsable de politiques de prêts inadéquates et a pris les mesures qui s’imposaient de manière unilatérale et sans comptabiliser les montants de dettes annulés dans son aide publique au développement.

Que cela soit pour respecter des principes de solidarité, servir des intérêts économiques ou assumer ses responsabilités, ces exemples montrent clairement qu’un pays « riche », « émergent » ou « pauvre », peut décider de manière unilatérale et souveraine d’annuler la dette d’autres pays. Il est encourageant de constater que certains pays commencent à reconnaître également leur responsabilité dans le processus d’endettement illégitime du Tiers Monde. Le Sénat belge a adopté en mars 2007 une résolution demandant au gouvernement l’annulation de la dette des pays les moins avancés ainsi que l’organisation d’un audit sur le caractère odieux des dettes des autres pays en développement [29].

Initiative PPTE, ce qui se cache derrière les annulations de dettePour plus d’infos sur l’initiative PPTE, lire l’article PPTE dans http://cadtm.org/Restructuration-solution

Ces quinze dernières années, les créanciers du Nord ont régulièrement annoncé, avec grand tapage médiatique, que la dette des pays dits « pauvres » allait être définitivement annulée. Il n’en est rien. Prenons l’initiative PPTE (« Pays pauvres très endettés ») (1996). Cette annulation devait permettre à une quarantaine de pays du Sud de rendre leurs dettes soutenables. En réalité, il s’agissait avant tout de réduire légèrement la dette afin de mettre fin aux retards de paiement, d’éviter des suspensions de paiement, tout en imposant une dose supplémentaire de néolibéralisme aux « bénéficiaires ».

Mettre en place un contrôle démocratique de l’endettement (10)

Se contenter de remettre les compteurs à zéro sans modifier le système ayant conduit à cette impasse ne peut aboutir à une solution juste et durable. L’annulation de la dette est une condition nécessaire mais pas suffisante. Celle-ci doit s’accompagner de mesures complémentaires dans de nombreux domaines. Mais il s’agit aussi d’éviter qu’après une annulation, de nouvelles dettes recréent les conditions d’une dépendance et d’une soumission. Pour cette raison, il est toujours préférable de limiter au maximum le recours à l’endettement, notamment en trouvant des sources de financement non génératrices d’endettement.

Un État peut s’endetter sous certaines conditions

Revendiquer l’annulation de toutes les dettes illégitimes ne signifie pas qu’il faut refuser toute forme d’endettement public. Même s’il est a priori souhaitable de financer le développement d’un pays via des ressources qui ne génèrent pas d’endettement, un État doit pouvoir s’endetter sous certaines conditions.

Un Etat doit pouvoir s’endetter pour améliorer les conditions de vie des populations, par exemple en investissant dans des projets d’utilité publique, comme l’éducation, des transports collectifs de qualité, des musées, l’entretien du patrimoine commun culturel ou architectural, l’accueil de l’enfance, etc. Certains de ces travaux peuvent être financés par le budget courant grâce à des choix politiques affirmés, mais des emprunts publics peuvent s’avérer nécessaires, en particulier quand ils s’inscrivent dans le cadre de projets de grande ampleur, comme par exemple pour passer du « tout automobile » à un développement massif des transports collectifs, développer massivement le recours aux énergies renouvelables respectueuses de l’environnement ou encore rénover et construire des logements sociaux de qualité. En période de récession, l’endettement peut également s’avérer nécessaire afin de relancer l’activité économique. Dans tous les cas, il est fondamental que la politique d’emprunt soit transparente et démocratique, c’est-à-dire sous le contrôle des citoyens, et vise l’amélioration des conditions de vie des populations.

A partir du moment où un Etat s’endette, une autre question doit être posée : auprès de qui ? Sans développer ici, posons qu’avant d’emprunter aux marchés financiers, il est intéressant de réfléchir à des emprunts alternatifs tels que : des emprunts publics auprès de la Banque centrale européenne, l’émission de titres de la dette publique à l’intérieur des frontières nationales (bons d’Etat), ou des emprunts publics externes alternatifs (par exemple à d’autres pays qui disposent d’importantes réserves de change et qui s’inscrivent dans une relation de coopération).

Un recours à l’emprunt peut donc rester utile ou nécessaire. Dans ce cas, celui-ci devrait être décidé de manière démocratique par les populations concernées et, au minimum, faire l’objet d’un débat public dans le cadre de l’Assemblée nationale (ou de l’instance législative en place), débouchant sur un vote transparent. A l’instar de ce que prévoit la Constitution équatorienne, il faudrait mettre en place une commission permanente d’audit de la dette publique interne et externe. En plus d’analyser toutes les dettes contractées par le passé, elle devrait jouer un rôle d’avis et de contrôle sur les dettes futures, cela afin d’éviter tout nouvel endettement qui pourrait être jugé comme excessif, illégal ou illégitime. Cette commission, pour être réellement indépendante, devra être composée non seulement d’organes de l’Etat (ministère de l’économie et des finances, cour des comptes, ministère de la justice,…) mais aussi de représentants des mouvements sociaux ainsi que d’experts nationaux et internationaux. La participation citoyenne est la condition impérative pour garantir l’objectivité et la transparence de l’audit. Cette commission devrait avoir accès à tous les documents liés à la politique d’endettement des administrations publiques.

La nouvelle Constitution de l’Équateur : un exemple à suivre en matière d’endettement

Adoptée en septembre 2008, la Constitution équatorienne offre un bon exemple de ce qu’il est possible de faire en matière d’encadrement du recours à l’endettement. L’idée générale est de se protéger contre les trop nombreuses dérives observées depuis plusieurs décennies dans la plupart des pays du monde. L’article 290 déclare que l’endettement public est régi par les principes suivants :

1. On ne recourra à l’endettement public que dans les cas où les rentrées fiscales et les ressources issues de la coopération et de la réciprocité internationales sont insuffisantes.

2. On veillera à ce que l’endettement public n’affecte pas la souveraineté nationale, les droits humains, le bien-être et la préservation de l’environnement.

3. L’endettement public financera exclusivement des programmes et projets d’investissement dans le domaine des infrastructures ou des projets qui généreront des ressources permettant le remboursement. On pourra également refinancer une dette publique déjà existante à condition que les nouvelles modalités soient largement bénéfiques à l’Équateur.

4. Les accords de renégociation ne contiendront aucune forme tacite ou écrite d’anatocisme ou d’usure.

5. Dans le cas de dettes déclarées illégitimes par un organisme compétent, on procédera à leur répudiation. En cas d’illégalité, on exercera le droit de restitution.

6. L’emprunt public entraînera des responsabilités administratives, civiles ou pénales imprescriptibles.

7. L’« étatisation » des dettes privées est interdite.

On retiendra particulièrement le point 7 qui affirme qu’il est interdit de transformer une dette privée en dette publique. Au regard de la Constitution équatorienne, les sauvetages bancaires qui ont été réalisés ces dernières années en Europe seraient donc illégaux…

Notes :

[1On pourrait par exemple activer le même genre de mesure qui a été appliquée dans le cadre de la restructuration de la dette allemande en 1953, à savoir que la charge de la dette ne peut pas dépasser 5% des revenus d’exportations. Voir encadré « Restructuration de la dette allemande : quand la géopolitique entre en jeu … »

[2REINHART Carmen M. & ROGOFF Kenneth S., Cette fois, c’est différent : Huit siècles de folie financière, Les temps changent, 2010

[3ZAIAT Alfredo, « Cessation de paiements des Etats, huit siècles d’histoire financière », 9 octobre 2011.

[4RUFFIN François et MOREL Thomas, Vive la banqueroute, Fakir, 2013

[5Journal of Development Economics 94, 2011, p. 95-105.

[6CRAVATTE Jérémie, « Des économistes du FMI analysent les faits : les pays qui ont fait défaut sur leur dette ont vu leur situation s’améliorer », cadtm.org, 15 avril 2015

[7TOUSSAINT Éric, La finance contre les peuples, CADTM/syllepse/Cetim, 2004.

[8Pour plus d’informations sur l’illégitimité de la dette équatorienne, voir http://cadtm.org/Equateur?lang=fr

[9Frédéric Lordon. Emission « Là-bas si j’y suis », 3 avril 2014.

[10La nature dictatoriale d’un régime suffit à qualifier la dette d’odieuse. En effet, soutenir financièrement un pouvoir dictatorial, même si c’est pour soutenir des projets sociaux (hôpitaux ou écoles par exemple), revient à le consolider. Par conséquent, la destination réelle des fonds prêtés n’est pas fondamentale pour qualifier les dettes de ces régimes. Rappelons également que les prêteurs ont une obligation de vigilance : ils ne peuvent pas prêter à n’importe qui. En règle générale, il existe des rapports officiels d’organisations de défense des droits de l’homme ou des Nations Unies qui permettent aux potentiels prêteurs de prendre connaissance de la situation relative aux droits humains dans les différents pays. Ils ne peuvent donc dire qu’ils ne savaient pas. Stiglitz écrit : « quand le FMI et la Banque mondiale prêtaient de l’argent à Mobutu, (…) ils savaient (ou auraient dû savoir) que ces sommes, pour l’essentiel, ne serviraient pas à aider les pauvres de ce pays mais à enrichir Mobutu. On payait ce dirigeant corrompu pour qu’il maintienne son pays fermement aligné sur l’Occident. » Joseph Stiglitz-, « La grande désillusion »

[11Juge Taft, cité dans Patricia Adams, Odious Debts, Probe International, Toronto, 1991, p. 168 in Eric Toussaint, La finance contre les peuples. La bourse ou la vie, CADTM/ CETIM Syllepse/ Liège/Genève/Paris, 2004).

[12Sur le cas de l’Irak, voir : Éric Toussaint, « Irak : la dette odieuse », in La finance contre les peuples, pp. 435-451, éditions Syllepse/CETIM/CADTM, 2004. Voir la version actualisée en 2006 : « La dette odieuse de l’Irak », publié le 16 mai 2006

[13David Ruzié, Droit international public, 17e édition, Dalloz, 2004, page 93.

[14« Que faire de la dette ? Un audit de la dette publique de la France », 27 mai 2014.

[15L’audit peut aussi s’intéresser à d’autres domaines que la dette publique. Dans les pays comme l’Espagne ou l’Irlande, où l’éclatement de la bulle immobilière a plongé des centaines de milliers de familles dans la détresse, il serait utile d’analyser sérieusement les dettes hypothécaires des ménages et les mécanismes de celles-ci. De même, les stratégies financières des entreprises et leur endettement méritent qu’on y regarde de plus près. Ces stratégies, souvent aidées par des subventions publiques, ont-elles servi l’emploi, le développement de la société ou ont-elles alimenté des démarches spéculatives très éloignées de l’investissement productif ?

[16RUFFIN François et MOREL Thomas, Vive la banqueroute, Fakir, 2013

[17Les conclusions de la Comission sont accessibles en espagnol à la page : http://www.cadtm.org/spip.php?article3902

[18L’article 26 de l’Acte sur les dispositions transitoires de la Constitution de 1988 dispose que : « Dans un délai d’un an à compter de la promulgation de la présente Constitution, le Congrès de la Nation promouvra à travers une commission mixte, l’analyse et l’expertise des actes et faits générateurs de l’endettement ». Il précise que cette commission aura le caractère légal de commission d’enquête parlementaire associée à la Cour des comptes, et qu’en « cas d’irrégularité le Congrès émettra une déclaration de nullité et transmettra au Ministère public ».

[19DE ROMANET Virginie, « Brésil : la commission d’enquête parlementaire sur la dette. Vers un audit officiel ? », 6 juin 2009, sur www.cadtm.org

[20FATTORELLI Maria Lucia, « Le problème de la dette au Brésil n’a pas été réglé sous Lula, il s’est même aggravé », 5 janvier 2011

[21Le commerce triangulaire désigne le système de la traite négrière menée entre le 16éme et le 18e siècle au moyen d’échanges entre l’Europe, l’Afrique et les Amériques, pour assurer la distribution d’esclaves noirs aux colonies du Nouveau Monde (continent américain), pour approvisionner l’Europe en produits de ces colonies et pour fournir à l’Afrique des produits européens et américains.

[22Président du Mexique de 1858 à 1872

[23Lire le rapport préliminaire de la Commission pour la Vérité ; ORANGE Martine, « Grèce : les banques se sauvent, le désastre est toujours là », 9 mars 2012, Médiapart.

[24Tribune du Financial Times du 7 mars 2012.

[25PIKETTY Thomas, « L’Europe gâche sa démocratie », Le Soir, 6 novembre 2014

[26Le Club de Paris est le groupe formé par les 19 pays créanciers les plus riches. Il est chargé de renégocier la dette publique bilatérale des pays du Sud qui ont des difficultés de paiement. Entre les créanciers de ce Club règne en général le « principe de solidarité ».

[27Le Club de Londres réunit les banques privées qui détiennent des créances sur les États et les entreprises des PED.

[28Voir la citation en début d’article

[29VIVIEN Renaud, « Dette odieuse et fonds vautours. Vers une application concrète du concept de dette odieuse » 16 février 2007

Olivier Bonfond

est économiste et conseiller au CEPAG (Centre d’Éducation populaire André Genot). Militant altermondialiste, membre du CADTM, de la plateforme d’audit citoyen de la dette en Belgique (ACiDe) et de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015.
Il est l’auteur du livre Et si on arrêtait de payer ? 10 questions / réponses sur la dette publique belge et les alternatives à l’austérité (Aden, 2012) et Il faut tuer TINA. 200 propositions pour rompre avec le fatalisme et changer le monde (Le Cerisier, fev 2017).

Il est également coordinateur du site Bonnes nouvelles