L’Europe est au bord de l’implosion. C’est le premier constat posé par ce Forum social d’Europe de l’Est et d’Europe centrale, qui s’est tenu à Wroclaw, en Pologne, du 11 au 13 mars 2016. Depuis l’éclatement de la crise bancaire en 2008, devenue rapidement une crise des dettes souveraines à l’échelle mondiale, tout semble aller de mal en pis pour l’Europe. Or, les pays de l’Est sont particulièrement frappés par les conséquences de la gestion de cette crise, cortège de mesures antisociales imposées par une Union européenne et des gouvernements insensibles à la réalité de ces populations. Les guerres impérialistes en cours en Ukraine et en Syrie, et le lot de réfugiés qui les accompagne, sont de véritables bombes à fragmentation que se lancent les gouvernements américain, russe, européens, turc et consorts, pendant que les peuples ne font qu’en subir les conséquences, pour des intérêts soi-disant géostratégiques (mélange subtil d’idéologie politique et de volonté de s’accaparer des ressources naturelles ainsi que les routes nécessaires à leur convoi). Et pendant ce temps, alors que l’Union européenne, un espace de 500 millions d’habitants, est incapable d’organiser collectivement l’accueil d’un million de réfugiés, les partis d’extrême droite montent en puissance et imposent les termes du débat. Dans ce contexte, l’éventualité même d’un Brexit est déjà vue par certains comme la fin de l’Union [1].
Un pied dans le passé...
Entre les années 1950 et les années 1980, le « Socialisme réel » a amené l’industrialisation rapide de nombreux pays de l’Est, amenant le plein emploi (des hommes !), une amélioration des conditions de vie, une meilleure éducation, une couverture santé… Le revers de la médaille fut un lourd prix à payer : la bureaucratie et son élite corrompue, ainsi qu’un système économique loin d’avoir prouvé son efficacité. Sans oublier l’ingérence soviétique, ou plus précisément de ses chars, comme à Budapest, Prague, Gdansk ou Poznan. Et même si des mouvements comme Solidarnosc ont pu voir le jour et accomplir de grandes choses en termes de conscientisation des travailleurs et de création d’alternatives, le bilan global à l’entrée dans les années 1980 était peu reluisant. Puis vint « la transition ». Le passage d’un modèle étatiste, caractérisé par la propriété publique bureaucratique, à un modèle capitaliste libéral : la privatisation des entreprises, l’ouverture des marchés et la dérégulation vont apporter joie, bonheur et prospérité, comme disaient certains. Mais à quel prix, sinon celui d’accepter un modèle basé sur l’endettement et sur l’exploitation de l’être humain et de la nature ?
Autant dire tout de suite que la lune de miel n’a pas duré longtemps. En Slovénie, dans les années 1980, un travailleur sur deux travaillait dans l’industrie, et on comptait moins de 10.000 personnes sans emploi. Aujourd’hui, on en recense 200.000 (sur une population de 2 millions d’habitants), une personne sur quatre est proche du seuil de pauvreté, et la dette publique ne fait qu’augmenter : de 5 milliards d’euros en 2005 à 45 milliards aujourd’hui – merci l’euro. En Pologne, où la thérapie de choc s’est concentrée sur les années 1989 à 1991, la part de la population vivant sous le seuil minimum requis pour participer à la vie sociale [2] est passée de 15 % avant 1989 à 37 % en 1996 et à plus de 40 % aujourd’hui, 2 millions de personnes ont perdu leur emploi, les salaires ont baissé en moyenne de 25 % - jusqu’à 50 % pour les agriculteurs - et la production du pays a chuté de 38 %.
Bien entendu, tout cela s’est accompagné d’une injustice sociale des plus flagrantes. Soyons clairs : la privatisation des moyens de production et des logements ne s’est pas faite dans la transparence, sous contrôle d’institutions indépendantes, des citoyens et des syndicats. Bien que les privatisations ont largement profité à une classe locale déjà privilégiée, beaucoup d’entreprises ont été achetées pour une fraction de leur valeur réelle par des compagnies étrangères, souvent d’Europe de l’Ouest, mais aussi des États-Unis et du Japon. En Allemagne de l’Est, le gouvernement fédéral est allé jusqu’à offrir de l’argent avec ses entreprises aux investisseurs étrangers qui s’engageraient à maintenir l’emploi ! Les biens de la république populaire d’Allemagne étaient estimés, en 1989, à 600 milliards de deutschemarks. C’est ce que leur vente aurait dû rapporter. Mais au final, une fois tous les actifs bradés, le bilan de l’opération pour le gouvernement allemand fut une dette de 260 milliards de deutschemarks. Et il n’a pas fallu attendre bien longtemps pour assister à des vagues de licenciements massifs, malgré les engagements pris par les repreneurs. Quant aux logements, ils furent vendus dans une logique assez similaire, sans tenir compte des familles qui y vivaient. Des dizaines de milliers de familles furent tout simplement expulsées d’un logement qu’elles occupaient depuis des années, sans qu’on ne leur propose la moindre alternative.
L’application du « remède » capitaliste aux économies d’Europe centrale et d’Europe de l’Est a mis leurs économies à genoux. L’Ouest, dans l’esprit de collaboration qui le représente si finement, a « investi » plus de 120 milliards d’euros dans les économies de l’ancien bloc de l’Est, prétendument pour aider et pour soutenir leur reconstruction et leur développement. Il s’agissait en réalité bien plus de s’aider soi-même, pour maintenir des privilèges qui, dans un système capitaliste, ne peuvent reposer que sur l’exploitation de la périphérie. Le Sud étant déjà soumis à une pression maximale, la transition des économies de l’Est tombait parfaitement à point. Rapidement, les dettes se sont accumulées et les moyens de leur remboursement se sont dissous dans les poches des classes rapaces. L’impossibilité de payer n’est pas loin. Arrive alors le FMI et ses prêts soumis à l’application d’ajustements structurels – pour ceux qui ne sont pas familiers avec la logique, entendre licenciements, baisse des salaires, augmentation de la TVA, vente des biens publics, coupes dans les systèmes de pensions, etc. Et toujours plus de misère et d’inégalité.
...et un pied dans la lutte ici et maintenant
Une fois ce constat posé – et il peut s’appliquer à tous les pays de l’ancien bloc de l’Est et des Balkans – que fait-on ? C’est bien pour parler de cela que nous étions réunis ce week-end à Wroclaw, avec une centaine de militant-e-s de Hongrie, de Bosnie-Herzégovine, d’Ukraine, de Serbie, de Slovaquie, de Croatie, du Monténégro, de Slovénie, de Roumanie, de la République Tchèque, de Grèce, de Bulgarie, de Pologne, d’Autriche, de Russie, de Biélorussie, mais aussi de Tunisie, du Cameroun, d’Allemagne, de Belgique, de Chine, des États-Unis, de Suisse, de Palestine, de Colombie (j’espère ne pas en oublier...), représentant un large panorama des situations régionales et des luttes en cours. Et des luttes, il y en a beaucoup à mener. Pourtant, un autre constat s’impose rapidement : l’état des mouvements de gauche en Europe de l’Est, c’est-à-dire des mouvements progressistes organisés, luttant pour une société plus juste, plus égalitaire - que ce soit des mouvements citoyens (syndicats compris) ou des partis politiques - ne fait pas vraiment rêver à première vue, et les gouvernements en place en Hongrie, Pologne ou en Croatie (je ne parle même pas de la Bosnie !) ne font qu’assombrir un peu plus le tableau.
La Grèce est un point focal de la situation globale en Europe. La crise financière a montré le fossé qui existe entre le Nord et le Sud de l’Europe, et désormais la crise des réfugiés montre le fossé qui existe entre l’Est et l’Ouest. La Grèce concentre toutes ces crises et paye le prix de l’incapacité de l’Union européenne à y apporter de véritables réponses. Aujourd’hui, les peuples entrent en résistance, la solidarité pour les migrant-e-s s’organise à l’échelle citoyenne, locale, et les réponses aux traumatismes de la gestion de la crise grecque se matérialisent sous la forme de centres de soins et centres sociaux auto-organisés. Il est de notre responsabilité à tous de les soutenir et de montrer notre solidarité active.
En Pologne, le mouvement de résistance contre les expulsions, et de façon plus large contre des dettes hypothécaires illégitimes et illégales à plus d’un titre [3], prend de l’ampleur et parvient à remporter quelques batailles, tout en amenant ce sujet emblématique sur le devant de l’actualité. En Hongrie, des militant-e-s parviennent à fédérer de plus en plus de personnes autour de rencontres et d’actions citoyennes, créant un mouvement qui a été capable d’influer le cours d’élections locales – et ce n’est qu’un début.
L’année 2011 avait vu le début des soulèvements arabes en Tunisie et en Égypte, ou encore l’émergence du mouvement des indigné-e-s en Espagne et du mouvement Occupy Wall Street aux États-Unis. En 2012, nous avons pu assister à des manifestations énormes en Slovénie. En 2013, les yeux étaient tournés vers la Turquie et le Brésil. En 2014, c’était les soulèvements populaires en Bosnie, la rencontre des revendications ouvrières et étudiantes, et la création des plénums. Quant au niveau politique, on peut considérer que la montée de Syriza en Grèce, Podemos en Espagne, l’IRA en Irlande, ou encore l’émergence de Corbyn au Royaume-Uni et de Sanders aux États-Unis sont des indicateurs d’un changement en cours, qui bouleverse les institutions gouvernementales et reflète les possibilités matérielles d’une révolution sociale.
Les participant-e-s du Forum social ont collectivement réaffirmé l’importance d’une lutte à caractère anticapitaliste, et ont unanimement appelé à la dissolution de l’OTAN et à la fin de la militarisation. La crise des politiques néolibérales provoque la résurgence de forces politiques d’extrême droite et d’idéologies fascisantes. Le capitalisme préfère le fascisme au pouvoir populaire. Les participant-e-s ont donc décidé d’organiser une rencontre sur la question des réfugiés au sud de l’Europe, en Grèce ou en Italie cette année ; de tenir le prochain Forum social d’Europe de l’Est et d’Europe centrale au printemps 2017 en Bulgarie ou en Hongrie ; d’élargir et de renforcer la coopération entre les mouvements de ces pays et des pays d’Afrique du Nord, d’Amérique latine, ainsi qu’avec les mouvements sociaux en Chine.
Un autre monde est non seulement possible, il est aussi nécessaire et il est en construction.
[1] Wolfgang Munchau, Europe enters the age of disintegration, Financial Times, 29 février 2016 (disponible en ligne ici : http://gulfnews.com/opinion/thinkers/europe-enters-the-age-of-disintegration-1.1681643)
[2] Selon le principal syndicat polonais « Août 89 ». Ce seuil minimum requis pour participer à la vie sociale comprend l’accès à un logement décent, de quoi se nourrir, se vêtir, avoir accès à une sortie culturelle par mois…
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