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Les économies dettes des Balkans occidentaux : une histoire de dépendance (II)
par Chiara Filoni
20 avril 2016

Partie I

Au lendemain de la guerre en ex-Yougoslavie, les pays des Balkans occidentaux avaient déjà entamé leur intégration économique au sein de l’UE, à la fois en position périphérique et au cœur de la construction européenne néolibérale. Une construction et une intégration conçues comme alternatives à la domination de l’URSS, qui se sont révélées être la porte d’entrée vers encore plus de dépendance économique et de précarité sociale.

Entre 2000 et 2007, les pays des Balkans occidentaux connaissent une période dite de « rattrapage » économique, justifiée par l’augmentation du produit intérieur brut. Le taux de croissance de l’Albanie en 2001 s’élevait à 7,3% , tandis que dans la même année la Bosnie enregistrait un taux de 5% et la Croatie de 4,4%. [1]
Des taux largement enviables pour la plupart des pays occidentaux : entre 2001 et 2008, la moyenne du taux de croissance pour l’Europe à 15, par exemple, ne dépassait pas 2% (pour descendre autour de 1% après l’éclatement de la crise). [2]
La demande interne était alimentée par cette performance économique positive, mais surtout par une croissance considérable des crédits privés, qui justifiaient ces taux de croissance élevés, mais qui en même temps nourrissaient le déficit de la balance commerciale.
En effet, l’étiquette « rattrapage » obscurcit deux aspects fondamentaux et intrinsèquement liés à cette croissance : la dépendance financière et donc un endettement croissant envers les banques européennes, ainsi que l’accélération de la dépendance économique - déjà commencée pendant les années 1960 (voir partie I) - qui maintenant se réalisait surtout au travers des investissements directs étrangers (IDE). [3]

Une économie dépendante des crédits étrangers et de la dette

Tout au long de cette période, appelée par Andreja Živković deuxième phase de l’économie dette, l’idéologie de la transition continue à jouer sa suprématie sur d’autres modèles économiques. Selon les experts, seule l’ouverture aux IDE et l’élimination de certaines rigidités dans le commerce, via les privatisations des entreprises et la dérégulation du marché du travail, peut libérer la voie pour l’innovation technologique, la croissance et la prospérité. [4] Ou, pour le dire plus simplement, la libéralisation de l’économie permettra de repayer de vieilles dettes avec de nouveaux crédits.
En Albanie, le flux net d’IDE passe de 20 millions de $ en 1992, à 153 millions en 2002. En Croatie, il passe de 13 millions à 970 millions sur la même période, et en Macédoine de 24 millions en 1994 à 70 millions. [5]

Cet environnement favorable aux investissements facilite l’accès des multinationales et des banques aux économies des Balkans. Elles s’emparent des bénéfices immédiats d’une libre circulation des capitaux pour entreprendre des placements immobiliers, acheter des bons de la dette publique et élargir un maximum les crédits à la consommation. [6]
Le revers de la médaille de ce flux d’argent et d’investissements constants vers les Balkans fut la création, puis l’explosion d’une bulle spéculative de la consommation et du crédit, notamment hypothécaire, provoquant une augmentation des prix dans ces secteurs.

D’un autre coté, les privatisations étaient justifiées par la nécessité de mobiliser des ressources financières pour rembourser les dettes publiques, déjà source de préoccupation pour les Balkans à partir des années 1980 (voir partie 1).
À titre d’exemple, on peut citer le secteur bancaire, possédé auparavant par l’État et progressivement vendu à des banques étrangères : aujourd’hui, en Serbie, les banques étrangères possèdent 80% du secteur, tandis qu’en Croatie le niveau s’élève à 90%. [7]

Ces investissements étaient encouragés par la soi-disant « ancre monétaire », un type de taux d’échange fixe décidé par les institutions financières internationales, pour permettre le contrôle de l’offre de monnaie et de l’inflation, dans le but de maintenir la stabilité des prix. La Kuna croate fut, par exemple, indexée à l’euro.
Le vrai but de cette politique est en réalité, selon Andreja Živković, [8] de maintenir le flux du remboursement des dettes en empêchant la dépréciation des monnaies nationales. [9] La baisse des taux d’intérêts dans la zone euro et l’augmentation de ces derniers dans les pays des Balkans, ainsi que le maintien de monnaies relativement fortes, avaient pour but d’attirer des crédits étrangers. Ces crédits privés, libellés pour la plupart en euro, qui gonflaient le budget des banques, étaient ensuite utilisés pour subsidier les importations et furent le principal facteur du boom économique des années 2000.

IDE, crédits étrangers et remises empêchent la croissance interne

La prédilection pour les importations et les crédits étrangers, provoqua différents phénomènes négatifs, en premier lieu la désindustrialisation et la perte de la compétitivité des exportations de ces pays. En Serbie, la production industrielle en 2010 était à 50% par rapport à son niveau de 1990, tandis qu’en Croatie, elle était encore à 90%. Dans ce pays, par contre, les exportations diminuaient de 40% du PIB en 1987 à 19,5%, tandis qu’en Serbie elles passaient de 39,2% à 24,7% pour la même période.

La défense de la parité des monnaies avec l’euro (et l’interdiction de leur dévaluation) imposait une « dévaluation interne », c’est-à-dire une pression au rabais sur les salaires et une austérité permanente dans le but de libérer des ressources pour repayer la dette.
Les économies de cette région se transformaient en économies de travail intensif, où les salaires étaient bas et le chômage, les inégalités et la pauvreté explosaient.
Une autre conséquence de cette croissance intrinsèquement précaire et du chômage, se reflète dans l’intense émigration de travailleurs des Balkans occidentaux, surtout du sud-est, vers le reste de l’ Europe.
Les transferts de revenus de ces migrants sont en effet une autre source de financement externe importante pour la région, surtout après la crise de 2008-2009. Aujourd’hui, ces remises dépassent dans la plupart des cas, sauf en Macédoine, le montant des IDE. Les pays privilégiés de destination pour les émigrés d’Albanie, Bosnie-Herzégovine et Kosovo sont l’Italie, la Suisse, l’Autriche et l’Allemagne. Selon la Banque mondiale, en 2014, les remises constituaient en moyenne 8% du PIB. Au Kosovo et en Bosnie-Herzégovine, elles dépassaient 10 % du PIB. [10]
Voilà ce que le produit intérieur brut d’un pays ne peut pas dire : la perte d’accès à des services autrefois gratuits à cause des privatisations, les effets de l’augmentation de prix dus aux libéralisations, une croissance précaire fondée sur l’endettement, ne peuvent pas être comptabilisés dans un seul indicateur purement économique. [11]

La crise, quelle crise ?

L’introduction de l’euro en Slovénie et en Croatie favorise encore plus l’entrée de l’Union européenne dans la région et l’« euroisation du crédit privé ». Dans un contexte de crise financière, le risque se transfère des banques étrangères aux entreprises et aux ménages.
La crise des « subprimes » fait rapidement tache d’huile : l’utilisation du franc suisse comme monnaie de financement des banques croates (mais aussi autrichiennes et hongroises) a été initialement justifiée par les taux d’intérêts très bas et par la tendance globale à la baisse de la devise helvétique contre l’euro. Près de 90 % des crédits hypothécaires hongrois sont libellés en franc suisse depuis 2006 et l’on estime que 45 % de l’ensemble du marché des crédits immobiliers et 40 % de l’ensemble des crédits à la consommation hongrois sont exprimés en franc suisse plutôt qu’en monnaie nationale. [12]
En Croatie, ce sont plus de 70 000 foyers (soit 10% de la population), qui ont contracté des crédits hypothécaires – à taux variable évidemment- en franc suisse pendant les années 2000. Ces prêts - disaient les banques qui les contractaient - étaient sensés être sûrs et durables !

À partir de 2007, le taux d’intérêt du franc suisse a grimpé de plus de 3 % , et au même moment, la parité entre la monnaie croate et le franc suisse est devenue extrêmement défavorable pour la Croatie, au point qu’une personne qui avait contracté un prêt de 700 000 kunas pouvait avoir remboursé 460 000 kunas 8 ans plus tard, et devoir encore 960 000 kunas à la banque. [13]
L’annonce au début 2015 de la Banque nationale slovène, de mettre fin au système qui liait la valeur du franc suisse et de l’euro, révèle l’insoutenabilité de ce système.

De manière générale, les pays des Balkans occidentaux ont été parmi les pays les plus touchés par l’actuelle crise financière - parole de la Banque mondiale !
Fin 2012, la Banque affirmait qu’aucune autre région en Europe n’avait fait une expérience de choc économique comme les Balkans occidentaux, qui continuaient à combattre contre une récession à double tranchant : d’un côté le déclin de la production (industrielle et agricole) et de l’autre l’augmentation du chômage. Les exportations et les crédits continuent également de diminuer. Toujours en 2012, 4 des 6 régions prises en considération avaient un taux de chômage de plus de 25% (Serbie, Bosnie, Macédoine et Kosovo en tête avec 45% ). [14]

L’éclatement des bulles spéculatives aux États-Unis s’est répandue de manière impressionnante sur tous les Balkans avec de graves répercussions sur leurs dettes publiques. Ces pays n’arrivent plus à se sortir du piège de la dette et de la crise économique en général, notamment au vu de la situation de dépendance vis-à-vis du crédit étranger.

La Banque mondiale, dans son dernier rapport annuel portant sur 6 des pays de l’Europe Sud-orientale (Albanie, Bosnie-Herzégovine, Kosovo, Macédoine, Montenegro et Serbie) explique qu’entre 2009 et 2014, la moyenne du rapport dette/PIB a augmenté de presque 18 %. Les niveaux d’endettement public ont dépassé les 60 % en Albanie, au Monténégro et en Serbie, tandis que la dette publique en Bosnie et Macédoine a atteint les 40% du PIB à la fin 2014. Malheureusement, le rapport ne prend en considération ni la bonne élève slovène (dont on pense que les indicateurs économiques sont toujours meilleurs par rapport aux autres pays), ni la Croatie. Dans le premier cas, la dette publique dépasse 83% du PIB en 2015, principalement à cause des sauvetages bancaires et de politiques fiscales en faveur des entreprises. [15] Dans le second, elle atteint 86% pour la même année.

Les conclusions de ces rapports (qu’on peut trouver normalement en introduction !) sont toujours les mêmes : la solution est à chercher dans l’accélération des privatisations (pour libérer des postes de travail et rembourser la dette), l’ouverture au commerce extérieur et la réforme du marché du travail pour relancer l’économie. Pourtant, l’application de ces mêmes politiques qui étaient censées résoudre le problème de l’endettement et de la croissance, n’ont fait qu’accentuer encore plus ces problèmes et ont largement participé à en créer de nouveaux (chômage, précarité, etc). Ces politiques ne sont donc pas seulement inutiles, elles sont aussi et surtout dangereuses pour les populations.

Derrière ce dogme néolibéral, il y a toujours les mêmes acteurs, principalement le FMI et l’Union européenne. Le premier, en particulier, a été appelé à la rescousse à plusieurs reprises depuis les années 1970 en Serbie et a littéralement prescrit les recettes à suivre pour établir une Serbie indépendante à partir de l’année 2000. Mais la surveillance et les pressions du FMI pour accentuer les réformes en faveur du libre marché, de l’austérité et des coupes budgétaires, on les trouve partout à travers des canaux moins formels, comme c’était le cas en Slovénie il y a quelques jours. [16]

Einstein disait que « les problèmes importants auxquels nous sommes confrontés ne peuvent pas être résolus avec les habitudes de pensée qui sont à l’origine de leur apparition ». Ces prétendus scientifiques de l’économie font exactement le contraire…


Notes :

[1Mollet M., Richet X., Transformations économiques et stratégies de rattrapage en Europe de l’Est. Quelles leçons de l’expérience hongroise pour les économies balkaniques ?, Revue régione et développement n°18-2003, disponible sur http://region-developpement.univ-tln.fr/en/pdf/R18/R18_Mollet_Richet.pdf, pag.89

[2Balcerowicz L., Economic growth in the European Union, Lisbon Council Eu-book, 2012, http://www.lisboncouncil.net/growth/documents/LISBON_COUNCIL_Economic_Growth_in_the_EU%20(1).pdf

[3Samary C., Vers un tsunami bancaire et social Est/Ouest européen, mai-juin 2009, disponible sur http://www.inprecor.fr/article-inprecor?id=728

[4Živković A., « From the market..to the Market : The Debt Economy After Yugoslavia”, in Horvat S., Štiks, Welcome to the Desert of Post-Socialism. Radical Politics after Yougoslavia, CPI Group, (UK) Ltd, Croydon, p.50

[5Idem 1, pag. 105

[6Idem 3

[7Idem 4 pag.54

[8Idem 4, pag. 52-52

[9Si la monnaie nationale se déprecie, donc elle perd de valeur par rapport aux autres, le coût pour emprunter de la monnaie étrangère est plus élévé

[10World Bank groupe, South East Europe Regular Economic Report No.7 , janvier 2015, disponible sur : https://openknowledge.worldbank.org/bitstream/handle/10986/21314/936110REVISED.pdf?sequence=1&isAllowed=y. Les pays pris en considération sont ceux du sud-est ( c’est-à-dire Albanie, Bosnie-Herzégovine, Kosovo, Macedonie, Montenegro et Serbia)

[11Samary C., Albanie, Bosnie-Herzégovine, Kosovo, Macédoine, Monténégro, Serbie, 22 janvier 2015, disponible sur http://cadtm.org/Albanie-Bosnie-Herzegovine-Kosovo

[12Idem 2

[14World Bank group, South East Europe Regular Economic Report No.3, décembre 2012, disponible sur : http://www.worldbank.org/content/dam/Worldbank/document/SEERER_3_Report_FINAL_eng.pdf

Chiara Filoni

CADTM Belgique