En Belgique, comme dans la plupart des pays européens, la « crise » de la dette publique sert de prétexte pour mener une offensive très dure contre les droits économiques et sociaux des citoyen-ne-s en général et des travailleur-se-s en particulier.
Depuis plusieurs années, les mouvements sociaux belges, membres de la plate-forme pour un audit citoyen en Belgique (ACiDe), travaillent pour déconstruire l’idée selon laquelle la dette doit être payée : « un point c’est tout », et pour montrer à la population et aux autorités publiques qu’il existe des solutions crédibles pour alléger radicalement le poids de la dette et rompre avec les politiques d’austérité qui, en plus d’être profondément injustes, sont totalement inefficaces.
Lever le tabou sur la dette
Depuis 5 ans, la Belgique a renforcé ses politiques d’austérité. Les coupes dans la sécurité sociale et les services publics étaient censées réduire le déficit budgétaire et la dette publique et ramener la compétitivité et la croissance. C’est tout le contraire qui s’est passé : la dette a continué d’augmenter (le ratio dette/PIB est passé de 98% en 2011 à 106% en 2015), la croissance économique est restée très faible, de nombreux investissements importants ont été reportés ou supprimés, les services publics se sont dégradés, tandis que des dizaines de milliers de citoyennes et citoyens ont été plongés dans la pauvreté (1,6 million de Belges vivent sous le seuil de pauvreté).
Toutes les catégories sociales ont été touchées (travailleurs, chômeurs, femmes, jeunes, étudiants, fonctionnaires, indépendants, retraités, malades, handicapés…) et tous les postes de dépenses publiques ont été rabotés. Tous, sauf un : le paiement de la dette publique aux créanciers, à savoir quelques grandes banques privées qui, en abusant de pratiques irresponsables, ont provoqué le crash de 2008 et qui, alors qu’une régulation sérieuse du secteur bancaire se fait toujours attendre, pourraient être à l’origine d’une nouvelle crise financière de grande ampleur.
C’est en partant de ces constats qu’une trentaine de mouvements sociaux (dont le CEPAG, le CADTM, ATTAC-Liège, Le réseau pour une justice fiscale, Financité, la FGTB wallonne…
]]) ont décidé de créer en février 2013, la plateforme d’audit citoyen de la dette « ACiDe », afin de questionner le caractère entier et inconditionnel du paiement de cette dette aux banques privées et de trouver des solutions crédibles pour en réduire le poids et, ainsi, ouvrir de nouvelles perspectives pour sortir de la crise et relancer l’économie belge dans une perspective socialement progressiste et écologiquement responsable. Sans prétendre parler au nom de cette plate-forme, voici quelques réflexions et propositions concrètes qui mériteraient d’être analysées et de traverser le débat public.
Éviter trois écueils
1. L’annulation de la dette n’est pas une solution miracle
Il ne s’agit pas de prétendre ici qu’une annulation ou une restructuration de la dette réglera tous les problèmes. Celle-ci doit nécessairement se combiner avec une série d’autres mesures, dont :
2. Un État doit pouvoir s’endetter sous certaines conditions
Il faut éviter de considérer la dette publique comme un mal en soi, une chose à éviter à tout prix. Revendiquer l’annulation des dettes illégales et illégitimes ne signifie pas qu’il faut refuser toute forme d’endettement public. Même s’il est a priori souhaitable de financer le développement d’un pays via des ressources qui ne génèrent pas d’endettement, un État doit pouvoir s’endetter, notamment quand il s’agit d’investir dans les services sociaux (comme l’éducation, la culture, les logements sociaux, l’accueil de l’enfance, etc.) ou d’autres projets d’utilité publique et de grande ampleur comme, par exemple, pour passer du « tout-à-la-voiture » à un développement massif des transports collectifs, ou encore développer largement les énergies renouvelables. Certains de ces projets peuvent être financés par le budget courant grâce à des choix politiques affirmés, mais des emprunts publics peuvent s’avérer nécessaires. De plus, en période de récession, l’endettement peut se révéler crucial pour relancer l’activité économique. Dans tous les cas, il est fondamental que la politique d’emprunt soit transparente et démocratique (sous le contrôle des citoyens) et qu’elle vise à servir les intérêts des 99%.
3. Non, le problème de la dette n’est pas en cours de résolution
Plusieurs mouvements, y compris à gauche, affirment qu’il serait inutile, voire contre-productif, de s’attaquer à la dette publique pour l’instant. La raison ? Les taux d’intérêts, actuellement très bas, permettent à la Belgique de se refinancer sans problème sur les marchés financiers, tout en diminuant petit à petit la charge des intérêts de sa dette, au fur et à mesure du remplacement du capital arrivant à échéance. La dette coûtant de moins en moins cher, la Belgique sortirait du piège de la dette dans quelques années. Cette vision, qui se veut rassurante, nous paraît naïve et dangereuse, car elle ne tient pas compte d’une série d’éléments :
PREMIER NIVEAU : SANS ATTENDRE L’AUDIT, RÉDUIRE LE POIDS DE LA DETTE
Un principe devrait primer dans la gestion actuelle de la crise de la dette : c’est aux responsables de la crise et non aux victimes de celle-ci d’en payer le coût. Jusqu’à présent, les principaux responsables de la crise, non seulement demeurent impunis, mais en sortent renforcés. Cette situation est inacceptable : les créanciers doivent également faire des efforts ! Sans attendre un audit, et sans préjuger des résultats de celui-ci, qui déterminera la part de la dette à remettre en cause, plusieurs solutions immédiates existent pour réduire fortement le poids de la dette, sans que cette réduction soit mise à charge de la majorité de la population.
- Concrétiser une diminution immédiate de minimum 50% des charges d’intérêts
Une telle mesure se justifie au vu de l’inégalité de traitement pratiquée par la Banque Centrale Européenne (BCE) qui prête aux banques privées au taux de 0,05% (0% depuis le 10 mars 2016) tandis que les pouvoirs publics (les Etats, les Régions, mais aussi les villes et communes) sont priés de se financer auprès de ces mêmes banques privées à des taux jusqu’à 100 fois plus élevés ! Cette injustice, sans aucun fondement démocratique, constitue un scandale politique et doit être contestée. Concrétiser cette réduction pourrait se réaliser de différentes manières :
- Organiser un « emprunt obligatoire » pour les patrimoines les plus élevés et les plus grosses entreprises
Cette mesure consiste à contraindre par voie légale les institutions financières, les grandes entreprises privées et les ménages riches à acheter des obligations d’État à 0% d’intérêt et non indexées sur l’inflation, pour un montant proportionnel à leurs patrimoines et à leurs revenus. Le reste de la population pourrait acquérir de manière volontaire des obligations publiques qui garantiraient un rendement réel positif, c’est-à-dire supérieur à l’inflation. Ainsi, par exemple, si l’inflation annuelle s’élève à 2%, le taux d’intérêt payé par l’Etat pour l’année correspondante pourrait être de 3%. Avec une telle mesure de discrimination positive, le recours à l’emprunt public, en plus de dégager des ressources pour avancer vers davantage de justice fiscale, contribuerait également à réduire les inégalités.
- Libérer les investissements des différents niveaux de pouvoir
Il faut absolument « immuniser » certains investissements de la « règle d’or » : toute une série d’investissements considérés comme fondamentaux ou stratégiques ne devraient pas être pris en compte dans le calcul de la trajectoire budgétaire.
En effet, de tous les niveaux de pouvoirs, le communal est celui qui subit le plus rapidement et le plus violemment l’austérité. Or, les pouvoirs locaux sont les premiers investisseurs publics. Les communes organisent : services d’incendie, gestion de l’eau et des déchets, espaces publics et cadre de vie, activités culturelles, bibliothèques, enseignement fondamental, petite enfance, logement, état civil, voirie, police, hôpitaux, aide sociale, maisons de repos...
Est-ce possible ? Oui, la volonté politique permettrait la mise en place d’une telle distinction. En effet, à la suite des attentats de Paris et en l’espace de 6 jours, les gouvernements français et belge ont annoncé leur intention d’investir respectivement 600 et 400 millions d’euros dans un ensemble de mesures destinées à lutter contre le terrorisme, en affirmant que ces dépenses ne devraient pas être comptabilisées dans le déficit budgétaire. Si un pacte de sécurité peut primer sur le pacte de stabilité, pourquoi, ne pas mettre en œuvre un pacte social et économique et le faire également primer sur le pacte de stabilité ?
- Alléger le poids de la dette via une réforme fiscale plus juste
La mise en place d’une fiscalité plus juste devrait se concrétiser, en commençant par globaliser les revenus, augmenter les tranches d’imposition, taxer les transactions financières au niveau européen, et lutter contre la fraude fiscale et l’évasion fiscale. Après les scandales des offshoreleaks, swissleaks, luxleaks, et plus récemment les Panama Papers, ne serait-il pas temps de passer de la dénonciation à une politique active et ferme pour mettre fin à ces mécanismes qui vident littéralement les caisses des États européens ?
Bien que la majorité des ressources tirées de ces mesures devraient servir en priorité à renforcer les services publics et à investir dans des projets productifs et créateurs d’emplois de qualité, une partie de celles-ci pourraient servir à alléger le poids de la dette.
- Réguler strictement les banques
Il faudra le répéter autant de fois que nécessaire : ce ne sont pas les dépenses excessives des pouvoirs publics mais bien le comportement spéculatif du secteur bancaire et la socialisation des dettes bancaires privées qui ont provoqué la crise des dettes publiques en Europe. Or, malgré de nombreux discours sur la nécessité de réguler le capitalisme financier, rien n’a été fait. La manière dont le sauvetage des banques a été effectué en Belgique et ailleurs est tout à fait inacceptable, car très coûteux pour les finances publiques et sans aucune poursuite contre les responsables du désastre de Fortis, de Dexia, de KBC, d’Ethias... ou contre les responsables publics de tutelle ou de contrôle (Banque nationale, Commission bancaire, ministre des Finances...). Par ailleurs, les autorités publiques de tutelle n’ont pas imposé une nouvelle discipline financière aux banquiers qui ont donc continué à prendre des risques importants. Si l’on veut éviter que de nouvelles crises financières se produisent et viennent encore un peu plus asphyxier les finances publiques belges, il est fondamental d’agir de manière forte via les mesures suivantes :
DEUXIÈME NIVEAU : AUDITER LA DETTE ET TENIR COMPTE DES RÉSULTATS
- Réaliser un audit de la dette et tenir compte de ses résultats
Une enquête approfondie, transparente et contrôlée démocratiquement, doit permettre de faire la lumière sur l’endettement de la Belgique (origines de la dette, nature des créanciers, principales causes d’endettement…) et de distinguer, au regard de cette analyse et en vertu des textes légaux établissant les notions de dette illégale, illégitime et odieuse, la part que la population doit réellement rembourser. Un audit se justifie d’autant plus que tous les audits qui ont été réalisés jusqu’à présent, y compris avec des moyens très limités, mènent à un constat récurrent : une partie importante des dettes publiques en Europe (et ailleurs dans le monde) a été contractée de manière illégitime ou illégale.
En s’inspirant des expériences réalisées en Équateur, en Grèce ou en cours de formation dans plusieurs villes d’Espagne, il serait salutaire de mettre en place une commission d’audit avec participation citoyenne, condition impérative pour garantir l’indépendance et la transparence de l’audit.
Les travaux de la commission d’audit de la dette, avec participation citoyenne, devront être pris en compte et aboutir à une annulation totale des dettes illégales, une forte réduction des dettes illégitimes et une restructuration des dettes légitimes.
- Protéger les dépôts des petits épargnants en cas d’annulation
À l’occasion de toute annulation de dettes publiques, il conviendra de protéger les petits épargnants qui ont placé leurs économies dans des titres publics ainsi que les salariés et les retraités qui ont vu une partie de leurs cotisations sociales (retraite, chômage, maladie, famille) placée par les institutions ou les organismes gestionnaires dans ce même type de titres. Pour ce faire, une reprise de contrôle du secteur de la banque et de l’assurance sera certainement nécessaire. L’audit de la dette prend tout son sens : il a pour vocation de détecter les dettes illégales et/ou illégitimes, mais également d’identifier précisément les porteurs afin de pouvoir les traiter différemment selon leur qualité et le montant détenu.
TROISIÈME NIVEAU : SOLIDARITÉ INTERNATIONALE
Nous nous sommes concentrés ici sur les mesures possibles à prendre pour sortir de l’impasse de la dette et relancer le développement économique et social en Belgique. Mais le combat pour l’égalité et la justice sociale ne peut avoir de frontière, et il est impératif de rester conscient qu’il est dans l’intérêt de toutes et tous de trouver une solution globale et coordonnée au problème de la dette, tant au Nord qu’au Sud de la planète. Dans ce cadre, il s’agit de travailler à la concrétisation des mesures suivantes :
est économiste et conseiller au CEPAG (Centre d’Éducation populaire André Genot). Militant altermondialiste, membre du CADTM, de la plateforme d’audit citoyen de la dette en Belgique (ACiDe) et de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015.
Il est l’auteur du livre Et si on arrêtait de payer ? 10 questions / réponses sur la dette publique belge et les alternatives à l’austérité (Aden, 2012) et Il faut tuer TINA. 200 propositions pour rompre avec le fatalisme et changer le monde (Le Cerisier, fev 2017).
Il est également coordinateur du site Bonnes nouvelles