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Retour sur la première Université d’été des mouvements sociaux et de la solidarité internationale
par Anouk Renaud , Nathan Legrand
22 juillet 2016

Du 6 au 9 juillet, se déroulait à Besançon (France) la première université d’été des mouvements sociaux et de la solidarité internationale. Une première, car cette année le CRID (Centre de Recherche et d’Information pour le Développement), ATTAC (Association pour la Taxation des Transactions financière et l’action citoyenne) et RECIDEV (Réseau citoyenneté et développement) ont décidé d’unir leurs forces et de réunir leurs militant-e-s dans une seule université d’été. L’occasion donc pour le CADTM qui y était de profiter des ateliers et des conférences, de rencontrer des acteurs de la solidarité internationale, d’échanger sur nos thématiques de travail, de débattre des questions stratégiques pour les mouvements sociaux à l’heure actuelle…. et de profiter d’un peu de soleil !

Montée des mouvements d’extrême droite, quels enjeux pour les femmes ?

Françoise Kiéfé (ATTAC), Huayra Llanque (ATTAC), Luz Mora (VISA)

Huayra Llanque a dressé un panorama de la montée en puissance et de l’intégration dans le jeu institutionnel des forces d’extrême droite partout en Europe. Ces partis constituent une véritable menace à plusieurs égards. D’abord parce qu’ils parviennent de plus en plus à intégrer les parlements nationaux (en Suède, Finlande, Grèce…). Certains de ces partis (le FN français, le Parti du peuple danois et le Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni) ont également fait une entrée plus que remarquée au Parlement européen en 2014, et sont même parvenus à former un groupe parlementaire « Europe des Nations et des libertés » en s’associant avec d’autres partis politiques, tels que la Ligue du Nord italienne, le Vlaams Belang belge. Un regroupement qui leur permet d’avoir un budget, de proposer des amendements et de renforcer leur légitimité au sein du jeu partisan. Ensuite parce qu’ils ont une influence non négligeable sur les autres formations politique considérées comme mainstream mais aussi sur le reste des sociétés dans lesquelles leurs idées pénètrent et se diffusent dangereusement.

Parmi leurs stratégies pour se normaliser, nombreux sont ces partis qui mettent en avant des figures féminines, y compris aux échelons de pouvoir les plus élevés. [1] Surfant sur les stéréotypes sexistes, ces partis jouent sur l’image de la femme douce, attentive pour casser leur image de parti néo-nazi. D’autant que les femmes y sont présentées comme ancrées dans le concret (les courses, le soin aux enfants…), bref comme proches de la réalité des gens. Au-delà d’alimenter leur entreprise de dédiabolisation, le « populisme au féminin » permet d’une part à ces forces politiques de conquérir un électorat féminin et d’autre part d’utiliser la question des droits des femmes pour justifier leur croisade contre l’islam.

Le « populisme au féminin » permet aux partis d’extrême droite d’alimenter leur entreprise de dédiabolisation, de conquérir un électorat féminin et de justifier leur croisade contre l’islam.

Mais qu’on ne s’y trompe pas, ces partis d’extrême droite n’entendent absolument pas remettre en cause le système patriarcal et d’ailleurs à y regarder de plus près leur vision des droits des femmes reste des plus conservatrices, bien qu’ils essayent de faire croire le contraire…
C’est à cet enfumage « féministe » que s’est attaquée Luz Mora dans son intervention en décortiquant et déconstruisant la rhétorique du Front National sur plusieurs thématiques liées au droit des femmes.

Avec l’arrivée de Marine Le Pen, la position du FN sur le droit à l’avortement est par exemple différente sur la forme mais demeure la même sur le fond. Officiellement, il ne propose plus la suppression de l’IVG depuis 2007, mais soulève les soi-disant abus, dérives « d’avortements de confort », utilisé comme « un moyen de contraception ». De plus, l’emphase n’est pas mise sur le droit à recourir à l’avortement mais sur le libre choix pour les femmes de ne pas avorter, permettant de mettre en avant le recours à l’adoption prénatale. Derrière ces galipettes rhétoriques, le FN propose dans son programme de dérembourser le recours à l’IVG et a suggéré à plusieurs reprises de supprimer les subventions aux plannings familiaux entravant le droit à ne pas avorter…

C’est sur la question des violences faites aux femmes que le cheval de Troie du droit des femmes pour condamner l’immigration s’avère le plus flagrant. A en croire l’analyse du FN, les causes de ces violences seraient la dislocation de la famille et l’arrivée des immigrés, dont la religion et les coutumes différentes mettraient intrinsèquement les femmes dans une situation de domination. Or, les violences faites aux femmes sont transversales à nos sociétés : elles touchent toutes les catégories, toutes les nationalités, les cultures, tous les secteurs de travail (regarde ton patron, qui ne te paie pas des heures sup’, est-ce qu’il est musulman ?). Et bien loin d’être un cocon de protection contre ces violences, la sphère familiale est au contraire bien souvent le lieu où elles émergent et sévissent.

Reprendre la main sur nos vies : stratégies et outils des mouvements sociaux

Florent Marcellesi (Equo), Thomas Coutrot (ancien porte-parole d’ATTAC), Arthur Moreau (Nuit Debout), Antoine Deltour (lanceur d’alerte dans l’affaire Luxleaks), Sihame Assbague (ancienne porte-parole du collectif Stop le contrôle au faciès)

Transformer l’hégémonie culturelle acquise par les Indignés en hégémonie politique

Florent Marcellesi a abordé la question des mouvements sociaux dans l’État espagnol et l’expérience de Podemos. Après l’essoufflement du « mouvement des places » lancé en 2011 et connu sous le nom de « 15M », certaines personnes cherchent à transformer l’hégémonie culturelle acquise par les Indignés en hégémonie politique. Deux choix s’opèrent. Le premier est l’expérience de Podemos, organisation qui peut être caractérisée par son choix assumé d’un populisme contenant des signifiants vides ou « fourre-tout », et une communication importante, ancrée dans le réel, qui en fait finalement un outil assimilable à une machine de guerre électorale. Le second choix peut être illustré par l’expérience de « Barcelona en Comú » (la plate-forme politique qui a remporté les élections municipales à Barcelone en 2015), qui s’est également appuyée sur une base sociale forte et une figure charismatique (Ada Colau), mais a donné une vision politique positive afin de changer nos vies, autour d’un programme basé sur des revendications pour la justice sociale et l’écologie.
Sans le vouloir, Podemos a participé à l’affaiblissement des mouvements sociaux, puisque son ascension rapide a poussé plusieurs leaders de ces mouvements à en devenir membres puis élus, sans qu’une relève militante ne soit assurée. La gauche dans l’Etat espagnol doit repenser le pouvoir de manière globale, et comprendre que celui-ci ne pourra se conquérir qu’en dialectique avec les mouvements sociaux.

Thomas Coutrot revient tout d’abord sur le mouvement Nuit Debout, lancé durant la mobilisation contre le projet de loi sur le travail en France, dans une période qui a montré que le gouvernement ne prend même plus la peine de négocier. Il faut tirer les leçons de cette impasse démocratique : il ne sert plus à rien d’interpeller nos élus, il s’agit de prendre acte qu’ils ne nous représentent plus, que les systèmes politico-économique et médiatique nous excluent du débat. Il faut donc que l’on s’y réinvite nous-mêmes.
Nous sommes dans un état de nécessité, ce qui signifie juridiquement que l’on a le droit de désobéir à la loi afin d’empêcher qu’un dommage plus grave ne soit réalisé. Il s’agit ainsi de mettre en œuvre des actions de résistance et de désobéissance civile face à toutes les situations d’exploitation et d’oppression.

Nous sommes dans un état de nécessité : nous avons le droit de désobéir à la loi afin d’empêcher un dommage plus grave

Nous sommes justement à la veille d’une élection présidentielle, qui risque de marginaliser encore plus les mouvements sociaux pour se tourner uniquement vers les jeux politiciens. Durant l’élection, nous devons nous emparer du débat public pour y porter notre point de vue et nos exigences. Une « AG citoyenne » s’est mise en place à l’initiative de militant-e-s autour de Nuit Debout et de la pétition en ligne lancée par Caroline de Haas, et avec l’aide de Mediapart, afin de mettre ces idées en pratique en « piratant » l’élection présidentielle.

Arthur Moreau rappelle que l’on est au 100e jour de Nuit Debout et revient sur cette expérience. Le mouvement s’inscrit d’abord dans la lutte contre la loi sur le travail, mais cherche à déborder le mouvement social « traditionnel », avec l’initiative « On ne rentre pas chez nous » qui propose d’occuper les places. Parfois sans le vouloir, les militant-e-s de Nuit Debout ont même créé les conditions de leur propre débordement (chacun et chacune pouvant proposer des actions, revendications, etc.). Cette expérience a permis de créer une histoire commune et de faire des places de nos villes des lieux de rencontre, de se réapproprier l’espace public en allant à l’encontre de la résignation générale.

Nuit Debout a permis de se réapproprier l’espace public en allant à l’encontre de la résignation générale.

La question des perspectives se pose désormais, et plusieurs militant-e-s de Nuit Debout ont affiché leur volonté de « pirater » la présidentielle, comme cela a été abordé par Thomas Coutrot. Ce qui compte avant tout, c’est le processus de ce piratage : l’idée est de mettre des gens en mouvement, et d’aller à la rencontre de celles et ceux qui n’ont pas encore été touchés par Nuit Debout.

Antoine Deltour, connu aujourd’hui en tant que lanceur d’alerte dans l’affaire Luxleaks, est un ancien salarié de PricewaterhouseCoopers (PwC), l’un des quatre grands cabinets d’audit. Au cours de son travail à PwC, il s’est rendu compte que son employeur était spécialisé dans l’évasion fiscale, et que ces pratiques, loin d’être marginales, étaient systémiques et concernaient toutes les multinationales. La veille de sa démission, Antoine Deltour a pu récupérer 28 000 pages de documents confidentiels témoignant de ces pratiques, qu’il a remis à un consortium de journalistes d’investigation, qui ont eux-mêmes épluché puis publié ces documents.

L’affaire Luxleaks a fait un grand bruit et une commission d’enquête a été mise en place au Parlement européen. Mais PwC a porté plainte devant la justice luxembourgeoise. Celle-ci a récemment rendu son verdict et condamné Antoine Deltour et Raphaël Halet (autre lanceur d’alerte dans l’affaire), ainsi qu’un journaliste également inculpé. Le jugement est rempli de contradictions puisqu’il est reconnu qu’il s’agit de lanceurs d’alerte dont l’action a servi au bien public, mais ceux-ci sont tout de même condamnés « au regard d’une insuffisance de la loi ». Ils ont fait appel du jugement.

Antoine Deltour aborde le rôle joué par les lanceurs d’alerte, et la nécessité de les protéger. Il indique que les scandales représentent l’une des meilleures opportunités de pointer les dysfonctionnements de notre société, qu’on le veuille ou non. Il ajoute que, dans un système financier opaque, la souveraineté démocratique ne peut s’exercer que si les citoyen-ne-s ont accès à l’information, que peuvent produire des salarié-e-s lanceurs d’alerte.

Dans un système financier opaque, la souveraineté démocratique ne peut s’exercer que si les citoyen-ne-s ont accès à l’information, que peuvent produire des salarié-e-s lanceurs d’alerte.

Sihame Assbague se revendique d’une nouvelle génération de l’antiracisme politique qui se bat contre le racisme structurel, ce qui n’est pas le cas de la majorité des organisations antiracistes françaises aujourd’hui. Il ne s’agit pas de débusquer les actes de racisme individuel, mais de s’attaquer aux logiques racistes et racialistes imposées par l’État, auxquelles personne ne peut prétendre échapper, et de remettre en cause le pouvoir. Les organisations antiracistes « traditionnelles » sont généralement proches d’institutions, de partis politiques, voire de structures étatiques, et sont souvent dirigées par des Blancs.

Alors que des réponses de gauche à la crise essaient d’apparaître et de converger, les militant-e-s des quartiers populaires se sentent laissé-e-s de côté. La question raciale est absente des organisations politiques et syndicales aujourd’hui, alors que la question sociale irrigue la question raciale, et réciproquement.

Ces deux formes de militantisme n’arrivent pas à se rencontrer. Lors de la mobilisation contre la loi sur le travail, la question des violences policières a été abondamment traitée par nos organisations politiques, syndicales, par les médias, mais en occultant totalement la question des violences policières dans les quartiers populaires, alors que ces zones sont le terrain d’expérimentation de la répression policière depuis des dizaines d’années. Il est donc urgent de créer des ponts pour que se rejoignent le militantisme « traditionnel » et celui des quartiers populaires.

A nous les banques !

Frédéric Lemaire (ATTAC) et Patrick Saurin (Sud PBCE, CADTM France)

Avant que nous ne partions à l’assaut des banques, Frédéric Lemaire a donné quelques éléments de contexte sur les caractéristiques des pratiques et du secteur bancaire aujourd’hui. Acteur économique très ancien, les banques ont en effet connu une importante évolution de leurs pratiques et fonction. Alors qu’initialement elles collectaient les dépôts, octroyaient des crédits et géraient les paiements, elles ont considérablement développé leurs investissements sur les marchés financiers, qui représentent désormais ni plus ni moins de 75 % des actifs des banques en Europe. L’occasion également de rappeler qu’à l’origine, les banques prêtaient l’argent qu’elles avaient dans leur coffre, contrairement à aujourd’hui, puisqu’elles prêtent de l’argent qu’elles n’ont pas, créant de la monnaie ce faisant.

Parmi le long palmarès des agissements néfastes (si ce n’est illégaux) des banques, on trouve leur responsabilité dans la crise financière de 2008 qui a engendré d’importants coûts directs (les sauvetages bancaires qui s’élèvent à 3 400 milliards d’euros au niveau mondial) mais aussi indirects, c’est-à-dire les coûts liés à la crise provoquée. Une crise qu’on nous présentait comme une aubaine pour mettre au pas les banques. Mais force est de constater qu’après 2008, on déplore un nombre limité de réformes inabouties et intrinsèquement insuffisantes. Pour n’en citer que deux : la réglementation prudentielle censée encadrer le montant de fonds propres et les risques pris par les banques. Le problème étant que les banques sont juges et parties dans la mesure où ce sont elles-mêmes qui évaluent les risques qu’elles prennent. De plus, cette disposition ne prend en compte que les risques individuels que chaque banque pourrait prendre sans considérer les tendances globales. Puis, la réforme de séparation des activités bancaires qui se cantonne à de la cosmétique pour le cas français. Des mesures donc largement insuffisantes en plus d’être inefficaces. Preuve en est la concentration grandissante du secteur bancaire et le gonflement des bilans des banques.

Quant à savoir pourquoi une réglementation bancaire digne de ce nom se fait tant attendre, quelques éléments de réponse sont à aller chercher dans le poids énorme qu’occupent les banques leur permettant de brandir ainsi l’étendard du « too big to fail » ou encore la porosité sociologique entre les élites financière et économique. Ironie du calendrier, le jour même de l’atelier, Goldman Sachs annonçait le recrutement de José Manuel Barroso, l’ancien président de la Commission européenne.

Le poids énorme des banques et la porosité sociologique entre les élites financière et économique empêchent une réglementation bancaire digne de ce nom

Penser les alternatives à cet état de fait et plus généralement réfléchir aux modalités de l’activité de dépôt et de crédit nécessite, comme le rappelle Patrick Saurin, de se poser la question suivante : qu’est-ce qui relève de l’intérêt général ou non ? C’est parce que le métier de la banque et donc du financement de l’économie est bien trop important qu’il ne peut être laissé entre les mains d’institutions privées. Les banques doivent être socialisées. A l’instar de la nationalisation, la socialisation permet la création d’un service public, mais à sa différence, ce service bancaire est sous contrôle citoyen. Une banque socialisée c’est une banque au service de l’économie réelle, des entrepreneurs. Une banque qui ne finance pas des projets climaticides, qui ne vend pas des produits financiers pour spolier les gens. Lorsque l’on parle de socialiser les banques, il est aussi question des banques d’affaires, afin que les citoyens contrôlent ce qu’elles financent. Bien entendu, mettre en place cette alternative implique une mise en faillite des banques actuelles, mais une mise en faillite ordonnée, via laquelle on applique volontairement une politique discriminatoire pour protéger les petits épargnants.

C’est parce que le métier de la banque et donc du financement de l’économie est bien trop important qu’il ne peut être laissé entre les mains d’institutions privées. Les banques doivent être socialisées.

Certains proposent la création d’un pôle d’investissement public, qui existerait parallèlement à un pôle mutualiste et un pôle privé. Mais ce système ne pourra pas fonctionner, dans la mesure où le pôle public ne pourra pas exister et se développer face à un pôle privé fondé sur une logique capitaliste.

Quant à l’épineuse et incontournable question de savoir ce que l’on peut faire face à cette omnipotence des banques, quelques pistes ont été lancées : publier des informations, mettre à jour les pratiques néfastes des banques, les faire connaître, informer, entamer des actions en justice (actions contre les prêts toxiques, par exemple), créer et s’affilier à une banque éthique (la Nef, pour ne citer qu’elle), mettre la pression sur les banques via des actions collectives (c’est notamment le sens de la campagne Requins d’ATTAC).

Pour aller plus loin :
- Eric Toussait, Bancocratie, éd. Aden, 2014
- ATTAC et Basta !, Le Livre Noir des Banques, éd. Les liens qui Libèrent, 2015
- Sud BPCE, Au service de quelle banque sommes-nous ?, 2014. Accessible à : http://www.cadtm.org/IMG/pdf/PLAQUETTE_BANQUES_SUD_BPCE.pdf

De quoi la crise est-elle le nom ?

Geneviève Azam, Jean-Marie Harribey, Dominique Plihon (ATTAC)

Trois membres d’Attac sont intervenu-e-s dans cette conférence autour de l’idée que la crise est devenue le fonctionnement normal du capitalisme, et que ce que nous vivons aujourd’hui est un véritable effondrement de civilisation, caractérisé par l’expression forte de contradictions sociales et environnementales qui placent nos sociétés face à des limites non négociables. Il ne faudrait pas croire que cet effondrement signifie la défaite imminente des capitalistes : au contraire, la classe dominante s’adapte, saisit de nouvelles opportunités, aidée en cela par des courants réactionnaires.

La crise est devenue le fonctionnement normal du capitalisme et nous vivons aujourd’hui un véritable effondrement de civilisation. Mais cet effondrement ne signifie pas la défaite imminente des capitalistes, au contraire.

Geneviève Azam a expliqué que le capitalisme cherche à intégrer à son fonctionnement la Nature dans son ensemble, en la transformant en « capital naturel », supprimant ainsi une extériorité. Cette intégration de l’ensemble du vivant au mode de production capitaliste nous amène à ne plus être considérés comme des humains interagissant entre eux, mais simplement comme réagissant aux flux continus d’informations.

Nous vivons aujourd’hui un effondrement car il n’y a plus de moyen de sortir de la crise. Le libre-échange n’a pas permis au capital de profiter d’une nouvelle phase d’accumulation, et n’a créé au contraire que de la destruction : les start-up liées au développement d’Internet se sont écroulées en 2000 par exemple, tandis qu’aujourd’hui on nous vante de belles promesses d’avenir avec le marché des robots... qui ne manquera pas de s’écrouler lui aussi. Nos sociétés font face à des limites non négociables, dont le changement climatique est emblématique. Dès lors, il est nécessaire d’entamer une nouvelle réflexion sur nos rapports aux autres et à la Nature. En cela, notons un aspect positif : ces sujets, tels que le changement climatique, sont aujourd’hui sur la place publique.

Le capitalisme cherche à compenser cet effondrement par une tentative d’accumulation du capital sans précédent. Cette tentative est des plus visibles dans les grands travaux d’infrastructure menés partout sur la planète, qui rappellent la phase extensive du capitalisme au 19e siècle, ou encore dans l’extractivisme des ressources naturelles et du travail. Cet effondrement crée des opportunités réactionnaires pour la classe dominante, comme le montre la montée de l’extrême-droite. Mais aussi pour notre camp social, qui cherche à faire apparaître des alternatives systémiques. Ces alternatives esquissent des réponses à la question de savoir comment nous voulons vivre ensemble, et se construisent dans les résistances à la fuite en avant capitaliste. Il s’agit de faire accepter les limites auxquelles font face nos sociétés, de revendiquer la lenteur, le low tech plutôt que le high tech, les relocalisations, les biens communs, etc. Ces alternatives, elles, ne s’effondrent pas, et commencent à être reconnues comme des alternatives viables (c’est le cas par exemple de l’agriculture locale et biologique).

Des alternatives systémiques se construisent dans les résistances de notre camp social face à la fuite en avant capitaliste.

Pour Jean-Marie Harribey, nous vivons effectivement un effondrement car la spécificité de la crise systémique actuelle est celle d’une conjonction inédite de toutes les contradictions du capitalisme et des limites matérielles auxquelles ce système doit faire face. Les taux de croissance et la productivité du travail s’effondrent (ou, quand cette dernière, remonte, ce n’est que grâce au pari hasardeux des nouvelles technologies). C’est tout le modèle du système qui avait cherché à sortir de la crise post « Trente Glorieuses » qui est en train de s’écrouler. Aujourd’hui, tous les secteurs sont en surproduction ou en capacité de surproduction, ce qui signifie que l’on ne peut pas aller au-delà du taux actuel d’exploitation. Dans le même temps, la financiarisation du capital s’effondre à son tour, ce qui conduit les capitalistes à une fuite en avant visant à intégrer toutes les formes de vie à leur capital, comme cela a été indiqué par Geneviève Azam. Ainsi, la financiarisation touche aujourd’hui tout le domaine du vivant : des banques se spécialisent dans les « investissements catastrophes », et émettent des bonds de compensation face aux risques naturels, titres qui sont évidemment soumis à la spéculation et ne manqueront pas de créer une bulle avant d’exploser. Le risk management confié aux marchés est donc en train de prouver son incapacité à fournir les supports techniques d’une relance de l’accumulation.

Le rapport de forces pour faire émerger des pistes alternatives n’est pas encore en notre faveur, et il s’agit de le renforcer. Nous devons intégrer à question sociale la question écologique, et réciproquement. Pour Jean-Marie Harribey, la critique du capitalisme de Marx n’a pas pris une ride, mais doit intégrer ces nouvelles questions. Il s’agit de mettre l’illusion de l’accumulation infinie du capital face à ses contradictions.

Dominique Plihon a rappelé lui aussi que nous vivons une fuite en avant dans la financiarisation. En témoignent l’explosion de l’endettement privé et public depuis 2007 (ce qui est paradoxal puisque c’est cet endettement qui est à l’origine de la crise financière), l’explosion des liquidités afin d’éviter que le système ne s’effondre, l’accélération des soubresauts de tous les compartiments de la finance, et la mondialisation de la crise. En effet, alors que nous connaissions, avant 2007, des crises successives dans les pays émergents et dans les pays avancés, la crise des subprimes, que l’on avait d’abord annoncée comme étant limitée au cœur du capitalisme mondialisé, s’est étendue à l’ensemble de celui-ci. D’ailleurs, la crise financière est peut-être encore plus grave dans les pays émergents, comme en témoigne l’endettement privé et public de la Chine, multiplié par quatre depuis 2007.

Paradoxalement, ce système qui s’effondre n’a jamais été aussi puissant qu’aujourd’hui et bloque toute réforme envisageable, si bien que la prochaine déflagration risque d’être cataclysmique. Il est indispensable de créer un rapport de forces en faveur de notre camp social pour faire apparaître des alternatives systémiques
Lorsque la crise a éclaté, on a souvent déclaré que c’en était fini du système financier contemporain, et que celui-ci allait s’effondrer. Mais paradoxalement, ce système qui s’effondre n’a jamais été aussi puissant qu’aujourd’hui et bloque toute réforme envisageable, si bien que la prochaine déflagration risque d’être cataclysmique (en raison du surendettement qui a augmenté depuis 2007 et de la concentration de plus en plus forte des banques qui s’est accélérée).

Dès lors, il est indispensable de réfléchir à des alternatives systémiques. Dominique Plihon propose quatre grands volets. Tout d’abord, il faut casser le modèle bancaire dominant, qui est celui des grands conglomérats, et séparer les banques de dépôt des banques d’investissement. Ensuite, il faut imposer un contrôle social sur les banques (et différentes expériences montrent que cela peut exister). Troisièmement, il s’agit de désarmer les marchés, notamment en imposant une taxe sur les transactions financières. Enfin, reprenant la formule de Keynes, Dominique Plihon propose d’euthanasier les créanciers de la dette publique. Pour cela, il propose l’annulation des dettes illégitimes qui asservissent les peuples au Sud comme au Nord.

Dominique Plihon a conclu en insistant sur le fait que le système capitaliste est très résilient, et qu’il a une capacité forte à s’adapter. Il est donc indispensable d’imposer un rapport de forces en faveur de notre camp social face aux capitalistes.

Droits des personnes migrantes et liberté de circulation

Le module « Droits des personnes migrantes et liberté de circulation » s’est finie par une intervention ex cathedra de François Gemenne, chercheur à Sciences Po Paris et à l’Université de Liège, spécialiste des migrations.

Depuis 2015, la « crise des réfugiés » est au cœur de l’actualité européenne. Les réponses politiques à cette « crise » ont été différentes selon les pays : en France par exemple, l’accueil des demandeurs d’asile n’a que très peu augmenté, à l’inverse de pays comme la Suède ou l’Allemagne. En réalité, il s’agit avant tout d’une crise de l’Europe plutôt que d’une « crise des réfugiés » : elle trouve son origine dans l’incapacité de l’Europe à accueillir dignement les personnes migrantes. De manière plus large, nous assistons à une crise du droit d’asile dans tous les pays industrialisés (sauf peut-être au Canada), et même dans certains pays dits en développement. En Europe, nous faisons face à un refus systématique et absolu d’envisager une coopération efficace entre les États, sauf en ce qui concerne le contrôle des frontières. Pourtant, la question des migrations est, par définition, transfrontalière, et sa réponse devrait donc naturellement nécessiter une coopération internationale.

Une crise de l’Europe plutôt qu’une crise des réfugiés

Pourquoi les États membres de l’Union européenne (UE) sont-ils si peu enclins à mettre en œuvre une telle coopération, alors même qu’ils ont accepté une coopération importante dans d’autres domaines, et notamment en matière de politique monétaire qui touche pourtant la totalité de la population, à l’inverse de la politique d’asile ? Selon François Gemenne, c’est la manière d’envisager la souveraineté nationale qui crée des blocages. Nous nous trouvons aujourd’hui dans une phase de reflux dans la coopération internationale, provoquée par des revendications souverainistes tant à gauche qu’à droite. Il rappelle que le concept de souveraineté nationale utilisé aujourd’hui découle encore du traité de Westphalie mettant fin à la guerre de Trente ans en 1648, qui assure au souverain le contrôle sur l’ensemble de son territoire et de sa population, et imagine donc une incidence entre un territoire et sa population, donnant naissance au concept d’État-nation. Dès lors, les migrations sont perçues comme une anomalie pour l’État-nation.

Aujourd’hui, la seule réponse politique apportée aux migrations est réactionnaire et s’illustre par une approche gestionnaire, comme le montre la communication trimestrielle du nombre d’expulsions, que le ministère de l’Intérieur effectue afin de montrer qu’il se place dans la continuité des gouvernements précédents et qu’il n’est pas plus « laxiste » que la droite. À travers cette approche, les personnes migrantes sont déshumanisées puisque considérées comme des marchandises, et la question des migrations est dépolitisée. Cela fait le jeu de l’extrême-droite, qui, sur le sujet, a un programme détestable mais cohérent, quand les autres formations politiques sont mal à l’aise face à la question.

Pour François Gemenne, il est urgent de sortir de la logique découlant du principe de l’État-nation qui crée un « nous » et un « eux ». Afin de dépasser cette logique, il faut envisager l’ouverture des frontières (ce qui ne signifie pas la suppression de celles-ci et la disparition de l’État). L’ouverture des frontières n’est pas posée dans le débat public et est considérée comme une réponse utopique. Pourtant, ce serait une réponse pragmatique et efficace à bien des égards : elle permettrait aux personnes cherchant refuge en Europe d’obtenir des visas, de venir en avion et ainsi de ne pas mourir en Méditerranée (au Canada, de nombreux visas humanitaires sont ainsi délivrés) ; elle serait le meilleur moyen de lutter contre le business des passeurs ; elle permettrait d’organiser efficacement la circulation des travailleurs ; elle ferait par nature disparaître le problème des migrations illégales (décider de la légitimité ou non des migrations est un non-sens, il faut arrêter la catégorisation des personnes migrantes).

Mais les États refusent d’envisager l’ouverture des frontières. Ils font ainsi preuve d’une hypocrisie totale vis-à-vis des travailleurs sans-papiers, puisque les États sont certainement les plus grands employeurs de cette main-d’œuvre (ouvrir les frontières permettrait de placer tous les travailleurs sur un pied d’égalité dans leurs droits, et d’éviter le dumping social). Ils font également fausse route lorsqu’ils disent que l’ouverture des frontières serait une gabegie d’argent public : depuis 2000, l’UE a dépensé plus de 13 milliards d’euros pour sécuriser ses frontières, tandis que les personnes migrantes ont dépensé plus de 15 milliards d’euros pour passer. Les États avancent encore l’argument selon lequel l’ouverture des frontières créerait un « appel d’air ». Or, à chaque fois que l’on a ouvert les frontières, cet appel d’air n’a pas eu lieu (le meilleur exemple est celui de l’ouverture des frontières au sein de l’espace Schengen, qui n’a pas provoqué de flux de migration massif de l’Europe de l’Est vers les pays scandinaves par exemple).

Le droit de quitter son pays est un droit fondamental garanti par l’article 13 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme, mais non mis en œuvre. L’ouverture des frontières est donc avant tout un projet de liberté.

L’ouverture des frontières est avant tout un projet de liberté

L’ouverture des frontières est également un moyen de lutter contre les inégalités, comme cela a été abordé en ce qui concerne le droit du travail. Ce serait un excellent moyen de lutter contres l’inégalité liée au lieu de naissance (une personne née au Nord de la Méditerranée a aujourd’hui beaucoup plus de perspectives d’avenir qu’une personne née au Sud de celle-ci). L’histoire est justement jalonnée de luttes contre les privilèges de naissance. L’ouverture des frontières est donc aussi un projet d’égalité.

Il est urgent de reconnaître le caractère structurel des migrations. Aborder les migrations comme si elles avaient un caractère conjoncturel nous amène à porter des jugements normatifs (même si ceux-ci se focalisent sur les apports positifs des migrations, ils perpétuent la frontière entre un « nous » et un « eux »). L’ouverture des frontières permettrait de reconnaître le caractère structurel des migrations et de ne plus remettre en cause l’existence de celles-ci. Il s’agit ici d’intégrer l’idée qu’il n’y a pas un « nous » et un « eux », mais un seul « nous ». L’ouverture des frontières est donc un projet de fraternité.

Cette première Université d’été des mouvements sociaux et de la solidarité internationale a été une belle réussite puisqu’elle a réuni près de 1000 participant-e-s d’organisations variées. La densité des discussions politiques nous a d’ailleurs presque empêché de profiter du soleil ! Cette expérience a certainement été enrichissante pour tou-te-s les participant-e-s et aura tout intérêt à être renouvelée.


Notes :

[1Anke van Dermeersch (Vlaams Belang, Belgique) ; Pia Kjaersgaard (Parti du Peuple danois) ; Siv Jensen (Parti du progrès, Norvège) ; Krisztina Morvai (Jobbik, Hongrie) et Céline Amaudruz (UDC, Suisse) ; Marine Le Pen et Marion Maréchal-Le Pen (Front National, France) ; Frauke Petry (Alternative pour l’Allemagne, Allemagne), Eleni Zaroulia (Aube Dorée, Grèce), Alessandra Mussolini (Forza Italia, Italie)…

Anouk Renaud

Militante au CADTM Belgique

Nathan Legrand

CADTM Belgique