Entretien avec Éric Toussaint, porte-parole et un des fondateurs du réseau international du Comité pour l’Abolition des Dettes illégiTiMes (CADTM). Propos recueillis par Benjamin Lemoine [1]
Cet entretien fait la généalogie de la lutte anti-dette, des plaidoyers pour son annulation, comme de la création empirique, au service des combats politiques, des concepts d’« illégitimité », « d’illégalité », ou du caractère « odieux » des dettes publiques. Ou comment il apparaît nécessaire au Comité pour l’Abolition des Dettes Illégitimes (CADTM) -connu autrefois comme Comité pour l’annulation de la dette du Tiers monde - de s’allier avec les forces de l’opposition et les mouvements sociaux, dont les idées et les hommes, une fois parvenu(e)s au gouvernement, pourront contester et renverser la dette et son « système ». Néanmoins pour le CADTM, la priorité absolue va au renforcement de l’action de ceux d’en bas plutôt qu’au lobbying.
Dans cette seconde partie de l’entretien est abordée l’expérience acquise par le CADTM au Rwanda et en République démocratique du Congo dans les années 1990 et au début des années 2000.
Nous publions cet entretien en 6 parties :
Quels ont été les premiers terrains d’expérimentation de la méthode CADTM pour combattre les dettes illégitimes ?
Il faut resituer cela dans la convergence entre le CADTM et différents mouvements actifs en France et ailleurs. Le CADTM, par exemple, s’est beaucoup investi dans la solidarité avec le mouvement néozapatiste qui est apparu publiquement le 1er janvier 1994 au Chiapas (Mexique) et s’est rendu à plusieurs reprises au Mexique. Le CADTM a également participé comme coorganisateur à la grande mobilisation d’octobre 1994 en Espagne contre la réunion de la Banque mondiale et du FMI pour fêter leur demi-siècle d’existence. Cette action faisait partie de la campagne mondiale « Fifty years, it’s enough ». En ce qui concerne les contacts en France, j’ai mentionné la LCR, la campagne « Ca suffat comme ci » de 1989, le collectif « Les Autres Voix de la planète » créé en 1996 pour organiser le contre-G7, il faut y ajouter AITEC [2] et le CEDETIM [3] animés par Gus Massiah [4]. Il y a aussi le mouvement Survie, animé à l’époque par François-Xavier Verschave [5], qui lutte contre la Françafrique et a bien perçu l’importance de la thématique de la dette. Survie avait un rapport étroit avec le CADTM, y compris parce que Survie, comme le CADTM, a été très actif pour dénoncer le génocide au Rwanda en 1994, ainsi que « l’opération Turquoise » organisée par Mitterrand. En 1995, une délégation du CADTM s’est rendue au Rwanda et un rassemblement international CADTM a été organisé à Bruxelles avec la question du génocide et les responsabilités des créanciers au cœur du programme. Et à partir de 1996, le CADTM s’est lancé dans l’audit de la dette rwandaise avec, à ce moment-là, le nouveau régime à Kigali dirigé par Paul Kagamé, qui est toujours au pouvoir. Kagamé voulait faire la clarté sur la dette et une équipe de deux personnes qui travaillaient étroitement avec le CADTM s’est mise en place. Michel Chossudovsky, un Canadien, professeur d’université à Ottawa, qui écrivait beaucoup dans le Monde diplomatique, et Pierre Galand, alors secrétaire d’Oxfam en Belgique, se sont rendus à Kigali et ont mené l’enquête en étroite relation avec le CADTM. Je dialoguais beaucoup avec eux et j’ai écrit un article qui s’appelait « Les créanciers du génocide » qui a eu un certain écho [6].
Cette initiative va inspirer la méthodologie CADTM sur l’audit de la dette ?
Effectivement, même si le dénouement a été frustrant. Peu de gens savent qu’une des missions de l’opération Turquoise consistait à mettre la main sur toute la documentation de Banque centrale du Rwanda à Kigali et de transférer tout cela dans un container à Goma en RDC, afin d’empêcher que les nouvelles autorités aient accès aux traces écrites révélant à quel point la France avait soutenu le régime génocidaire de Juvénal Habyarimana. Quand Laurent-Désiré Kabila a lancé son offensive contre Mobutu en 1996, à partir de l’est du Congo, Kagamé a pu mettre la main sur ce container, le rapatrier à Kigali et a ouvert les archives, sur lesquelles ont travaillé Michel Chossudovsky et Pierre Galand [7].
En somme, on retrouve la boîte noire…
Absolument, et on a vu l’implication des banques françaises dans le financement des achats d’armes du général Habyarimana. L’Egypte et la Chine étaient également impliqués en fournissant beaucoup de machettes, tandis que les Français fournissaient du matériel plus sophistiqué pour l’armée génocidaire rwandaise. Alors au départ, et c’est un point commun pour la suite de nos expériences, des mouvements internationalistes rentrent en contact avec un chef d’État, Paul Kagamé, qui veut faire la clarté et qui met à la disposition d’experts une documentation qui d’habitude est secrète. Kagamé, fort de cette ressource, a menacé les USA, la France, la Banque mondiale (BM) et le FMI de mettre sur la place publique le financement du génocide. Washington et Paris tout comme la Banque mondiale et le FMI ont dit en gros : « Ne sors pas ça ! En échange de ton silence, on te propose de réduire la dette rwandaise, en t’ouvrant une ligne de crédit maximale à la BM et au FMI. On réduit ce qu’on te réclame comme remboursement, on te le préfinance par de nouveaux prêts ». Et Kagamé est rentré dans le jeu. Ça a été une expérience tout à fait frustrante, non seulement pour l’énergie et l’éthique, mais aussi par rapport à ce que cela aurait pu constituer comme précédent. En effet, avant le régime d’Habyarimana, le niveau de dette du Rwanda était extrêmement faible, toute la dette réclamée au Rwanda était une dette contractée par un régime despotique, et donc tombait typiquement sous le coup de la doctrine de la dette odieuse, un peu comme la dette réclamée à la RDC.
En République démocratique du Congo, après le renversement du dictateur Mobutu en 1996-1997, Pierre Galand et moi travaillions en relation avec les nouvelles autorités de Kinshasa (c’est Pierre Galand qui entretenait les véritables contacts) et surtout avec les mouvements sociaux. Plusieurs membres et sympathisants congolais du CADTM qui avaient passé 20 ans en exil en Belgique étaient rentrés dans leur pays après la chute de Mobutu et occupaient des postes à Kinshasa [8]. Nous avions aussi des contacts de longue date avec Jean-Baptiste Sondji, ex-militant maoïste congolais, qui était devenu ministre de la santé dans le gouvernement de Kabila.
Dans ces cas-là, quels sont les soutiens ou les alliances que vous recherchez ?
Personnellement je donnais l’absolue priorité aux relations avec les mouvements sociaux (syndicats, organisations paysannes, étudiantes…). Je n’avais pas une grande confiance dans le nouveau gouvernement de RDC sauf en partie en la personne de Jean Baptiste Sondji. Il s’agissait de remettre en cause le paiement de la dette réclamée à la RDC par des régimes et des institutions qui avaient soutenu Mobutu et lui avaient permis de rester au pouvoir pendant plus de 30 ans. Laurent Désiré Kabila avait mis en place un « Office des biens mal acquis » et il y avait un lien évident entre enrichissement lié à la corruption et endettement du pays. Là aussi, d’ailleurs, il y a eu une déconvenue parce que Kabila a négocié avec les banquiers suisses une transaction alors qu’il y avait une possibilité pour la RDC d’obtenir de la justice helvète qu’elle force les banquiers suisses complices des détournements opérés par Mobutu de restituer ce que celui-ci avait déposé dans leurs coffres. Scandaleusement, LD Kabila a accepté une transaction secrète avec les banquiers suisses et a abandonné la procédure juridique en cours.
Je me suis rendu à Kinshasa durant l’été 2000 pour travailler avec les mouvements sociaux et les ONG congolaises sur la question de la dette odieuse réclamée à la RDC. Mon livre La Bourse ou la Vie avait beaucoup de succès dans les milieux universitaires et dans la gauche congolaise [9]. En Belgique, l’ex-métropole coloniale, le CADTM avait développé une forte campagne pour l’annulation de la dette odieuse de la RDC et pour le gel des avoirs du clan Mobutu en Belgique [10]. Nous avions collaboré à la rédaction d’une brochure commune à l’ensemble des ONG et des organisations de solidarité Nord/Sud actives en Belgique afin de réclamer l’annulation des dettes congolaises [11]. Dans la foulée de ces activités menées par le CADTM, des organisations de RDC ont adhéré au réseau international CADTM (à Kinshasa, au Bakongo, à Lubumbashi et à Mbuji-Mayi). La leçon à tirer des tentatives de dénonciation de la dette odieuse au Rwanda et en RDC est qu’il ne faut pas faire confiance aux gouvernements. Il faut donner la priorité absolue au travail avec les organisations citoyennes à la base, avec les mouvements sociaux et avec les individus décidés à agir jusqu’au bout pour que la clarté soit faite et que des décisions soient prises par les gouvernements.
Fin de la 2e partie
[1] Benjamin Lemoine est chercheur en sociologie au CNRS spécialisé sur la question de la dette publique et des liens entre les États et l’ordre financier. Une version abrégée de cet entretien est parue dans le numéro spécial « Capital et dettes publiques », de la revue Savoir / Agir n°35, mars 2016.
[2] Association Internationale de Techniciens, Experts et Chercheurs, http://aitec.reseau-ipam.org/spip.php?rubrique3
[3] Centre d’études et d’initiatives de solidarité internationale, http://www.reseau-ipam.org/spip.php?page=rubrique&id_rubrique=47/
[6] http://cadtm.org/Le-Rwanda-les-creanciers-du,5568 Article publié en 1997 : Eric Toussaint, « Rwanda : Les créanciers du génocide », 5 p., in Politique, La Revue, Paris, avril 1997.
[7] Voir Chossudovsky Michel et Galand Pierre, L’usage de la dette extérieure du Rwanda (1990/1994). La responsabilité des bailleurs de fonds. La responsabilité des bailleurs de fond, Analyse et recommandations. Rapport préliminaire. Bruxelles - Ottawa, novembre 1996. http://www.cadtm.org/L-usage-de-la-dette-exterieure-du Voir aussi : CHOSSUDOVSKY, Michel et autres. 1995. « Rwanda, Somalie, ex Yougoslavie : conflits armés, génocide économique et responsabilités des institutions de Bretton Woods », 12 p., in Banque, FMI, OMC : ça suffit !, CADTM, Bruxelles, 1995, 182 p.
[8] C’était notamment le cas de Genero Ollela du FLNC lumumbiste qui à son retour à Kinshasa a été intégré à l’Office des biens mal acquis (OBMA). Après un an, il s’est retrouvé en prison pour des raisons parfaitement injustes et, en tant que CADTM, on a fait pression pour obtenir sa libération.
[9] Voir https://www.monde-diplomatique.fr/1998/09/CASSEN/4039 et http://cadtm.org/La-Bourse-ou-la-vie-La-finance
[10] Voir notamment http://cadtm.org/La-Republique-democratique-du
[11] CNCD-OPERATION 11.11.11, Pour une annulation des créances belges sur le République Démocratique du Congo, Bruxelles, 2002, 34 p.
Docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France.
Il est l’auteur des livres, Banque mondiale - Une histoire critique, Syllepse, 2022, Capitulation entre adultes : Grèce 2015, une alternative était possible, Syllepse, 2020, Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent, 2017 ; Bancocratie, ADEN, Bruxelles, 2014 ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet des livres AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège.
Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015 par la présidente du Parlement grec. Cette commission a fonctionné sous les auspices du parlement entre avril et octobre 2015.
est chercheur en sociologie au CNRS spécialisé sur la question de la dette publique et des liens entre les États et l’ordre financier.
Il est l’auteur de L’ordre de la dette, Enquête sur les infortunes de l’État et la prospérité du marché (La Découverte, 2016)