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Quel avenir pour les droits sociaux au sein de l’architecture économique de l’UE ?
par Raphael Goncalves Alves
15 février 2017

Nous présentons ci-dessous un résumé de l’article d’Olivier de Schutter et Paul Dermine intitulé « Les deux constitutions de l’Europe : intégrer les droits sociaux dans la nouvelle architecture économique de l’Union » [1]. Ce texte, qui ne reflète pas la position du CADTM sur les moyens de faire respecter les droits sociaux dans les pays de l’UE, critique sévèrement la nouvelle architecture socio-économique de l’UE qui a émergé dans le sillage des politiques d’austérité et des plans d’ « aide » mis en place par l’UE pour faire face aux crises de la dette publique que traversent de nombreux Etats européens, en particulier la Grèce. Il apporte dans le même temps un éclairage utile sur la mise en place d’un futur pilier européen des droits sociaux qui, pour le moment, démontre plus une volonté de redorer l’image des institutions qu’un véritable engagement vers une harmonisation sociale européenne. Les auteurs apportent des pistes qui permettront de véritablement entrer dans l’ère d’une harmonisation sociale, fondamentale pour le devenir de l’UE. Ils soulignent à cet égard un arrêt récent de la CJUE (Cour de Justice de l’Union Européenne)) qui ouvre une brèche juridique importante pour les millions de citoyens européens victimes des politiques d’austérité imposées via les plans « d’aide ».

Le processus d’intégration européen s’est développé autour d’une logique imparable, le social allait nécessairement suivre l’économique. Il convenait d’intégrer économiquement l’Union pour entrainer croissance économique et financement corrélatif des programmes sociaux. Force, aujourd’hui, est de constater l’échec d’un tel dogme. Les droits sociaux sont perçus avant tout comme des freins aux libertés économiques et fondamentalement considérés comme inabordables. Dans le même temps, la crise de la dette a illustré l’impossibilité inhérente de l’Union à entreprendre une convergence économique sans assurer parallèlement une véritable intégration sociale.

Ce constat pousse les auteurs à étudier le rôle des droits sociaux dans le cadre de la nouvelle architecture socio-économique de l’UE, d’en définir les contours actuels et de mener une réflexion sur la manière de les intégrer à l’avenir.

Contexte

Cette nouvelle architecture résulte d’abord d’un contexte particulier, celui de la crise de la dette souveraine au sein de l’UE, et plus particulièrement des plans mis en œuvre pour y remédier. Les plans d’ « aide » furent mis en place dans le cadre des politique d’urgence qui ont vu la naissance de plusieurs mécanismes assurant la traduction concrète de ces « aides » : mise en place du Fonds Européen de Stabilité Financière (FESF), du Mécanisme Européen de Stabilité Financière (MESF) et du Mécanisme Européen de Stabilité (MES).

Deux constats doivent en résulter. D’abord, la mise en œuvre de ses plans d’ « aide » s’est faite sans aucune considération pour les droits économiques et sociaux. Ces derniers se concevaient comme des prêts auxquels se rattachaient des conditionnalités strictes que les Etats sous programme d’aide devaient impérativement mettre en œuvre. Ces mesures eurent un impact désastreux sur la jouissance des droits économiques et sociaux des citoyens de ses pays. La Grèce en est l’exemple le plus frappant, la crise de la dette s’est mutée en une crise sociale sans précédent sous la coupe des mesures dictées par les créanciers.

Pour les décideurs européens, un autre constat s’imposait. La crise était surtout le fait d’un manque de discipline budgétaire et de la faiblesse des outils permettant d’assurer la convergence macroéconomique de l’Union. Le pacte de stabilité et de croissance n’ayant pas été respecté, une première réponse était donc de repenser l’architecture socio-économique afin de donner corps à la gouvernance budgétaire.


Une nouvelle architecture socio-économique toujours aussi peu soucieuse des droits sociaux

La première innovation a été la mise en place du « semestre européen ». Il s’agit d’un cycle de coordination des politiques économiques qui s’articule autour d’un dialogue permanent entre la Commission et les Etats. Ce cycle complexe suit un processus bien défini au sein duquel la Commission joue un rôle central, analysant en détail les plans de réformes budgétaires macro-économiques et structurelles des États (rapport par pays). Elle adresse ensuite des recommandations par pays qui seront discutées et devront être mise en œuvre. La Commission dispose également d’un premier levier de coercition à travers le rapport sur les mécanismes d’alerte, levier accentué par les fameux « 6 packs » et « 2 packs » qui viennent s’ajouter au semestre. Issue du « 6 pack » le Traité sur la stabilité, la gouvernance et la coopération (le TSCG) imposent aux Etats la tenue de budgets équilibrés, leur demandant de transposer cette obligation au niveau constitutionnel. Une particularité du TSCG est sa référence aux « circonstances exceptionnelles » qui permettent de s’écarter temporaire d’une discipline budgétaire stricte. Toutefois, cette notion semble s’entendre strictement, et une violation des droits sociaux ne saurait à elle seule suffire pour déclencher cette exception.

Le cadre établissant une surveillance renforcée en matière économique et budgétaire (issue du 2 packs) a été mis en place pour encadrer les plans d’assistance financière demandés par les Etats en difficulté. Ce mécanisme s’articule autour d’une surveillance budgétaire stricte visant à s’assurer de la bonne mise en œuvre des mesures d’ajustement structurel issues du programme d’aide financière. S’il est fait référence aux droits sociaux, comme le droit de négociation collective ou à l’obligation d’inclure les partenaires sociaux et la société civile dans l’élaboration et la mise en œuvre du programme, force est de constater que ces aspects demeurent théoriques. Les deux exemples récents que sont le 3e plan de sauvetage pour la Grèce et le programme d’aide pour Chypre de 2013 ont démontré, sous couvert d’une volonté d’afficher un intérêt pour les conséquences sociales, une absence totale de prise en compte effective des droits sociaux dans l’élaboration et la mise en œuvre des plans.

Enfin, le mécanisme européen de stabilité (MES) qui est en réalité une organisation internationale distincte de l’UE devient le bras armé des plans de sauvetage et de financement. Très proche dans sa nature d’une institution comme le FMI, il permet d’octroyer à un Etat de la zone euro en difficulté une aide financière qui sera strictement conditionnée à la bonne mise en œuvre de mesures d’ajustement socio-économique négociées et prévues dans un MoU. Au regard de la prise en compte des droits sociaux, et contrairement aux autres mécanismes pour lesquels une tentative de faire bonne figure reste présente, le MES ne fait tout simplement pas référence à ces droits.
De manière plus générale, ces nouveautés tendent toutes à renforcer la supervision et le pouvoir de gouvernance des institutions européennes sur les Etats, et en particulier celui de la Commission.

Au-delà de sa technicité et d’une certaine opacité dans sa mise en œuvre, cette nouvelle architecture n’accorde que très peu de place aux droits sociaux. Bien que certaines améliorations soient théoriquement inscrites dans les textes, celles-ci ne résistent pas à l’épreuve de la mise en œuvre qui s’avère en réalité insensible aux droits sociaux. Le social n’est toujours pas au centre ni même véritablement pris en compte dans la mise en œuvre des politiques publiques et de gouvernance européenne.


Le rôle des juridictions dans l’avancement des droits sociaux

Face au drame social traversé par certains pays européens, existe et se développe tout de même un certain nombre de pressions périphériques. Parmi celles-ci se trouvent celles exercées par les juridictions et organes internationaux en matière de droits de l’homme. Ils ont peu à peu resserré l’étau social autour des politiques européennes. D’abord réticente à étudier la responsabilité des institutions de l’UE dans le cadre de la mise en œuvre des plans d’assistance aux Etats, la CJUE s’est finalement, et très récemment, ralliée à une position plus progressiste. Dans une série de jugements de septembre 2016 (voir en particulier Ledra advertising), la Cour a pour la première fois considéré que la Commission avait un devoir de s’assurer que les droits garantis par la Charte des droits fondamentaux de l’UE étaient bien respectés lors de l’élaboration et la mise en œuvre du MoU. En d’autres termes, la CJUE a jugé que n’importe quel citoyen dont les droits sociaux ont été violés par la mise en œuvre d’une politique d’aide financière pouvait engager une action en responsabilité contre les institutions européennes.

Ce jugement suit la logique entamée par d’autres organes juridictionnels, en particulier le Comité européen des droits sociaux qui a condamné à plusieurs reprises la Grèce pour des politiques menées dans le cadre des plans d’ajustement. Ce dernier a clairement mis en exergue le fait que les mesures mettant en œuvre les plans d’ « aide » ne pouvaient pas faire l’économie des obligations prévues par la Charte sociale européenne. Bien qu’intéressante, cette approche laissait une question en suspens. Celle de savoir si les Etats ou institutions prêteurs pouvaient également être tenu pour responsable, et plus particulièrement s’ils avaient imposé à la Grèce la mise en place de mesures violant les droits de l’homme.

Répondant à la question de manière décontextualisée et théorique, le comité des droits économiques sociaux et culturels de l’ONU a pris une position nette au sujet de la responsabilité des Etats prêteurs et/ou membres d’Organisations internationales prêteuses. Le comité, ayant le cas grec en ligne de mire, a précisé que les Etats prêteurs et membres d’une organisation prêteuse se doivent de ne pas imposer aux Etats débiteurs des mesures qui serait contraire aux droits économiques sociaux et culturels protégés par PIDESC.


La promesse du pilier européen des droits sociaux

Infléchissant légèrement sa position et certainement en réaction à ces pressions, la Commission européenne a présenté en septembre 2015 l’établissement d’un pilier social européen. Ce pilier s’articulerait autour de deux axes, un axe juridique et un axe économique qui viserait à développer des références (benchmark) en matière d’emploi et de politique sociale.

Il est vrai que cette proposition reste arrimée à une logique ordo-libérale où les mesures sociales sont vues comme complémentaires au marché et à la liberté économique. L’objectif premier est bien de renforcer ce marché en luttant contre le dumping social qui tend à fausser la concurrence et donc à impacter son fonctionnement.

Toutefois, selon les auteurs, tout n’est certainement pas à jeter. Le projet de pilier européen des droits sociaux apporte une avancée majeure, celle d’investir des champs de compétence sociale initialement dévolus aux Etats afin de travailler à une convergence sociale. La question de la convergence des politiques en matière de salaires est un exemple intéressant, elle serait une réponse à certains Etats membres comme l’Allemagne qui n’ont pas aligné le niveau des salaires sur la productivité, sapant par la même les équilibres macroéconomiques au sein de l’UE.

L’expérience montre que les politiques des Etats membres en matière social n’ont pas convergé malgré l’intégration économique et budgétaire. Ce pilier ne doit pas être vu comme une panacée, mais pourrait contribuer à un rééquilibre entre le social et l’économique au sein de l’UE. L’article présente 3 voies dans lesquelles le pilier social pourrait s’engouffrer.

D’abord, ce pilier pourrait poser les fondements d’un cadre permettant d’évaluer les programmes de stabilité et convergence économique à la lumière des droits sociaux. Cadre qui serait également applicable à une évaluation des programmes d’ajustements économiques mis en œuvre via les plans de financement. Il semble évident aujourd’hui que les études d’impact en matière de droits de l’homme, pourtant mis en avant par la Commission, ne sont pas efficaces, d’abord peu mises en œuvre, et lorsqu’elles le sont, les droits sociaux ne sont pas au centre de l’évaluation.

Ensuite ce pilier permettrait d’évaluer les pistes pour de nouvelles initiatives législatives au niveau de l’Union, et de mettre en place des mécanismes, pareil à ceux prévus dans le cadre des objectifs macroéconomiques, qui viseront à assurer le respect d’objectifs en matière de pauvreté et d’inégalité.
Au-delà de ces constats, les auteurs poussent la réflexion plus loin, et définissent, à travers deux cadres, celui du court terme et celui du temps long, les moyens de tendre vers cet équilibre socio-économique.

À court terme, les études d’impact en matière de droits sociaux pourraient jouer un rôle de premier plan. La mise en place de telles études a été fortement soutenue par le Comité sur des droits économiques et sociaux et se retrouve au sein des principes directeurs sur l’endettement et les droits de l’homme. Ces études sont suffisamment consensuelles pour être effectivement mises en place mais recèlent dans le même temps un potentiel certain pour la défense de ces droits. Un des rôles mis en exergue est celui qu’elles pourraient jouer dans la lutte contre les discriminations, qui, dans un cadre social, impliquent une attention forte à l’égard de choix budgétaires qui diminueraient l’accès des groupes les plus vulnérables aux services publics essentiels.

Ces études d’impact doivent, pour être efficace, surmonter un certain nombre d’obstacles. L’un des principaux étant qu’il reste, en pratique, peu aisé de définir ce qu’implique la notion d’atteinte disproportionnée à un droit social. Cette question peut s’analyser à la lumière d’une notion fondamentale celle de compromis entre plusieurs droits (tradeoffs). À savoir dans quelle mesure un budget dévolu à un type de droit particuliers (prenons l’éducation par exemple) pourrait se voir limiter afin de garantir une meilleure protection d’un autre droit (la santé par exemple). La réponse à cette problématique doit s’articuler autour de 3 axes. D’abord le fait qu’un compromis entre des droits ne doit pas exacerber des inégalités et discriminations, ensuite il convient de prendre en compte le niveau d’utilité marginal de certaines dépenses. Il s’avère en effet que passé un certain niveau de protection l’accroissement des dépenses afin d’assurer la jouissance d’un droit social s’avère n’être plus aussi efficace. À cet égard, il est alors plus utile de réserver cette part des dépenses à des domaines pour lesquels l’utilité marginale n’est pas atteinte. Enfin il est important de garder à l’esprit que les études d’impact ne remplacent pas le processus démocratique. Elles permettent seulement d’éclairer le choix démocratique, et ainsi d’intégrer au processus démocratique des acteurs qui en étaient initialement écartés, notamment les groupes les plus vulnérables.

Ces études d’impacts restent des outils réactifs, elles ne permettent pas d’imposer en amont les droits sociaux parmi les lignes directrices des politiques publiques européennes. Aussi, dans la perspective d’un temps plus long, il est important de travailler à un rééquilibre profond entre les dimensions sociales et économiques au sein de la nouvelle gouvernance européenne. Ce changement se heurte à trois écueils qu’il convient de contourner. D’abord le semestre européen doit intégrer des indicateurs alternatifs fondés sur les droits sociaux. Ensuite, le semestre doit effectivement donner corps à une logique d’inclusion. La participation au semestre doit être ouverte réellement et effectivement aux acteurs sociaux, à la société civile et au Parlement européen. Enfin, il est fondamental qu’un contrôle effectif de la conformité des mesures prises dans le cadre du semestre européen avec les droits sociaux garantis par la Charte puisse être assuré par les juridictions, et en particulier la CJUE. Ces conclusions s’appliquent également au mécanisme de surveillance renforcée. Quant au MES, il est fondamental que les juridictions remplissent maintenant le rôle auquel elles se sont ouvert l’accès, et faire en sorte que les institutions européennes perçoivent la charte comme un outil opérationnel devant les guider dans l’élaboration et la mise en œuvre de leur politique.

En conclusion, l’UE a perdu du crédit auprès des citoyens européens. En favorisant l’économique sur le social, elle n’a pas su remplir le rôle attendu, celui de garantir des politiques sociales capable de combattre les inégalités. Il est aujourd’hui établi que les mesures d’austérité comme réponse à la crise furent fondées sur une vision économique surannée, largement discréditée. Même en suivant une vision purement économique de la société, il s’avère que la lutte contre les inégalités et la préservation des droits sociaux est une nécessité qui joue un rôle dans la création de richesse.

Les droits sociaux ne sont pas les droits du riche, ils ne sont certainement pas des droits auxquels une attention ne doit être donnée qu’en période de bonne santé économique. Ils sont un ingrédient indispensable aux politiques économiques, ils sont un garde-fou d’autant plus nécessaire en période de disette afin d’éviter que les plus pauvres payent pour le reste.


Notes :

[1La version intégrale de cet article est consultable sur ce lien : http://cridho.uclouvain.be/documents/Working.Papers/CRIDHO-WP-2016-2-ODS-PD-22.12.2016-C.pdf

Raphael Goncalves Alves