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Des moyens pour une effectivité universelle
par Virginie de Romanet
4 mai 2017

Des obstacles et des moyens

La dette publique externe des pays du Sud, se montant - hors Afrique du Sud, Brésil, Chine et Inde - à 1 350 milliards de dollars fait partie des obstacles à la généralisation d’une véritable protection sociale.

La hausse unilatérale des taux d’intérêts par la Réserve fédérale des États-Unis en 1979, qui a débouché sur la crise de la dette à partir de 1982 et l’imposition des plans d’ajustement structurel par les institutions financières internationales, a mis un frein pour plusieurs décennies au développement et l’extension de la protection sociale. Au Sud, celle-ci avait commencé dans les années 1930-1940 en Amérique latine et, après les indépendances, en Afrique et Asie bien que de manière totalement incomplète et inégale. Il ne s’est même pas agi d’un statu quo mais bien d’un véritable démantèlement de ce qui avait été mis en place précédemment.

Actuellement, à peine plus du quart (27 % exactement) de la population mondiale a accès à une protection sociale complète. Pour permettre l’accès de tous les êtres humains sur la planète à celle-ci, il faudrait selon le calcul de l’Organisation internationale du travail y consacrer 6 % du produit mondial brut [1] soit aux alentours de 4 500 milliards de dollars/an [2] en plus des sommes actuellement déjà dépensées.

À côté du service de la dette externe, qui représente environ 6-7 % (en y intégrant les remboursements de l’Afrique du Sud, du Brésil et de l’Inde) de ce montant, il faut mentionner la dette interne dont le service grève lourdement les budgets de nombreux pays à revenus intermédiaires comme le Brésil, la Colombie, le Mexique, le Maroc, la Tunisie, etc.

Comme on l’a toujours dit au CADTM, l’annulation de la dette des pays en développement (PED) représente un pas décisif mais non suffisant dans laconstruction d’un autre monde permettant la consécration universelle des droits humains fondamentaux et l’émancipation sociale. À côté de cela, bien d’autres moyens doivent être mobilisés pour la répartition de la richesse et de la justice sociale. La dette représentant avant tout un levier qui permet aux créanciers de prendre le contrôle sur les ressources des PED.

L’annulation de la dette représente un pas décisif mais non suffisant dans la construction d’un autre monde permettant la consécration universelle des droits humains fondamentaux et l’émancipation sociale

Les fuites de capitaux représentent, elles, une hémorragie de plus de 1 000 dollars par an pour les pays en développement [3]. On sait par ailleurs, d’après l’organisation Tax Justice Network (TJN), qu’il y aurait entre 21 000 et 30 000 milliards de dollars dans les paradis fiscaux. Étant donné les montants considérables en jeu qui devraient soit faire l’objet d’une taxation [4] soit d’une expropriation pure et simple, en tant que sanction qui pourrait être prise à l’encontre de toute personne ou toute entreprise délocalisant des fonds dans des paradis fiscaux pour échapper à leur imposition. Bien sûr, pour avancer vers un tel résultat cela supposerait que les États se dotent d’une législation interdisant de telles pratiques et prévoient des sanctions très élevées à l’encontre des contrevenants.

Le CADTM plaide également pour que l’aide publique au développement, à laquelle les pays riches s’étaient engagés à consacrer 0,7 % de leur PIB en 1970 mais qui n’en représente même pas la moitié, soit portée effectivement à ce montant uniquement sous forme de dons - aujourd’hui une partie est composée de prêts à des taux inférieurs au marché - et soit renommée Réparations. Cela permettrait de réunir annuellement plus de 200 milliards de dollars.

Le présent article présente deux réformes sociales d’envergure avec un impact direct dans le champ de la protection sociale. Le partage du travail et un renforcement de l’accessibilité aux médicaments sont toutes deux susceptibles d’améliorer les conditions de vie. Bien que les références portent plus sur les pays du Nord, la généralisation de leurs acquis dans les pays du Sud y serait bien évidemment synonyme d’avancées majeures.


La réduction du temps de travail sans perte de salaire avec embauche compensatoire

Au Nord, le temps de travail hebdomadaire légal équivaut à environ 38-40 heures. Au Sud, les différences sont beaucoup plus sensibles en fonction des pays et il n’y a parfois même pas de durée légale. Sur une population active de 202 millions, les 28 pays membres de l’Union européenne (y compris donc le Royaume-Uni) comptaient 21 millions de chômeurs soit plus de 10 % de la population active. En dehors des chômeurs, on compte 41 millions de personnes employées à temps partiel. On le constate partout, les politiques de baisses de cotisations sociales mises en œuvre largement dans la plupart des pays n’ont nullement permis de résorber le chômage.


La réduction radicale du temps de travail : un enjeu majeur pour le financement de la protection sociale

En France, le passage aux 35 heures a permis, selon l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) et le ministère du Travail, de créer entre 1998 et 2002 environ 350 000 emplois durables faisant ainsi baisser le taux de chômage de 10 à 7 ou 8 % jusqu’à la crise de 2008.

Un autre effet bénéfique de la réduction du temps de travail est l’élargissement de l’assiette de cotisations, l’augmentation du nombre de cotisants allant de pair avec l’augmentation du nombre de salariés. Dans le cas des 35 heures, le montant cotisé n’a pas été proportionnel à la création d’emplois car nombre d’employeurs ont bénéficié d’une diminution des cotisations. Autant un tel coup de pouce est concevable pour des petites et moyennes entreprises, le secteur public et le non-marchand, autant il semble indu pour des entreprises importantes ou même moyennes avec un taux de marge important par rapport au chiffre d’affaire.


La situation actuelle : une réduction du temps global travaillé au bénéfice des employeurs

Avec la multiplication des contrats à temps partiel, qui est souvent du temps partiel contraint, actuellement le temps moyen travaillé (temps plein et temps partiel mélangés) est de 36 heures/semaine. D’où, avec des durées légales du temps de travail autour de 38-40 heures dans l’Union européenne ou même dans le cadre des 35 heures françaises, un taux de chômage important.

Selon une enquête d’Eurostat de 2010, 41 millions d’Européens travaillaient à temps partiel et plus de 20 % d’entre eux aimeraient travailler plus et il s’agit pour ceux-là de temps partiels contraints. Ceux-ci ne permettent pas aux femmes - car ce sont principalement des femmes - et aux hommes concernés de vivre bien.

Parallèlement à ce taux de chômage, il y a une pression importante sur les travailleurs qui ont un emploi pour qu’ils travaillent plus, ce qui se traduit par un recours très important à des heures supplémentaires ainsi qu’à une multiplication des burnouts [5].

Un changement radical dans la durée du temps de travail est nécessaire pour créer des millions d’emplois publics ou associatifs socialement et écologiquement utiles

Tout cela est parfaitement illogique et injuste pour la majorité de la population dans tous les pays. Si cette situation perdure c’est bien évidemment qu’elle bénéficie aux dirigeants aux rémunérations élevées, actionnaires et autres proches du monde de l’entreprise, raison pour laquelle les 35 heures françaises font l’objet d’autant d’attaques. En dépit de cette durée du travail légale de 35 heures, le temps de travail effectif à temps plein était en France en 2010, selon les statistiques d’Eurostat, de 38 heures en raison du recours récurrent aux heures supplémentaires.

Avec une population active européenne [6] de 202 millions comprenant 21 millions de chômeurs, il faudrait pour résorber ce chômage, diminuer le temps de travail de 10 % soit passer de 39 à 35 heures effectives [7]. Il serait cependant souhaitable d’aller beaucoup plus loin, à commencer par les personnes qui occupent des emplois dont la pénibilité est reconnue.


On n’a jamais été aussi proche du plein emploi !

Le propos peut sembler paradoxal/provocateur avec un chômage structurel qui dure depuis des décennies dans les pays du Nord. Pourtant, comme le montre l’économiste français Bernard Friot, avec la généralisation du travail féminin, la part des 20-60 ans qui ont un emploi est aujourd’hui en France de 76 % alors qu’elle n’était que de 67 % en 1962. Alors qu’en 1950, les femmes ne représentaient qu’environ un tiers des emplois, avant la crise de 2008 c’était plus de 45 %. Cela montre bien la nécessité d’un changement radical dans la durée du travail pour créer des millions d’emplois publics ou associatifs socialement et écologiquement utiles, en particulier pour assurer le gigantesque chantier de la transition énergétique.


Pour la semaine de 28h

À la une du quotidien gratuit Metro, le titre « Avenir rime avec ralentir », qui rendait compte d’une étude internationale consacrée aux modes de vie futurs et à la mobilité auprès d’un échantillon de 12 000 personnes dans 6 pays au mode de vie occidental, montre une forte aspiration à ralentir son rythme de vie (en moyenne à 78 %). Moins travailler étant au centre de ce constat (à 51 %).

Si la généralisation au niveau européen des 35 heures effectives serait déjà une avancée notable, on pourrait cependant vouloir être plus ambitieux et revendiquer la semaine de 28 h ou de 4 jours. Il est important d’en montrer la faisabilité d’un point de vue financier. Ce n’est cependant que lorsque les syndicats se décideront à prendre cette revendication à bras-le-corps - 4 jours de travail, 3 jours pour soi, cela ne semble vraiment pas exagéré - et avec de puissantes mobilisations sociales, qu’il sera envisageable de l’imposer.


Le financement de la réduction collective du temps de travail

Pour pallier au coût engendré pour les PME avec un chiffre d’affaire inférieur à un certain montant (à déterminer), ainsi que pour le secteur public et le secteur non-marchand, il faudrait mettre en place un fonds de financement de la réduction collective du temps de travail. Ce fonds devrait être alimenté par divers biais.


a) Des taux différentiés

Comme il existe deux taux en matière d’impôt sur les sociétés, il pourrait en être de même pour les cotisations sociales. On pourrait bien sûr prévoir trois taux au lieu de deux. À partir d’un certain chiffre d’affaire et bénéfice, le taux de cotisation sociale payé par l’entreprise augmenterait pour alimenter le fonds. Cela concernerait principalement les grandes entreprises et dans certains cas des moyennes. Il faudrait prévoir un contrôle pour empêcher qu’elles ne s’organisent en entités plus petites.


b) Une contribution fiscale accrue de l’impôt sur les sociétés

Il s’agirait de faire en sorte que les entreprises s’acquittent de l’impôt selon le taux d’imposition nominal prévu, ce qui n’est pas le cas de la majorité des plus grosses d’entre elles ; une partie de cet impôt allant au financement de la protection sociale.


c) L’adoption d’un revenu maximum autorisé

Pour diminuer les asymétries de revenus, il conviendrait d’adopter un revenu maximum autorisé. La partie supérieure à un certain montant - à déterminer (par exemple 200 000 euros/an) devrait servir, en tout ou en partie, à alimenter un fonds européen destiné à l’augmentation des plus bas salaires.


d) Des impôts sur le patrimoine

Enfin, il faudrait prévoir une contribution sur le patrimoine - à partir d’un certain niveau. Un impôt exceptionnel pourrait permettre de collecter des montants considérables pour alimenter ce fonds et un impôt annuel sur le modèle français de l’impôt de solidarité sur la fortune permettrait de continuer à le faire fonctionner.

La projection ici porte sur le territoire de l’Union européenne mais il s’agit bien d’une mesure qui a tout son sens au niveau mondial. Si on met de côté d’autres régions du Nord, dans les pays du Sud seul un pourcentage réduit de la population bénéficie d’un emploi lui permettant d’accéder à des prestations sociales complètes. Dans certains cas, elles ne sont que partielles, mais bien souvent elles sont totalement inexistantes.

Comme il a été signalé en introduction, près des 3/4 de la population mondiale ne bénéficient pas d’une sécurité sociale complète et près de la moitié n’en bénéficie d’aucune.


Pour des dépenses de santé plus justes : prévention et soins en concurrence avec les profits des firmes pharmaceutiques

Si la réduction du temps de travail représente également un atout pour une meilleure santé, tant au niveau individuel que collectif, en diminuant la portée, attestée par de nombreuses études, du stress au travail, et se situe du côté préventif, un meilleur accès aux médicaments fait partie du volet curatif.


Le business de la santé

Le secteur de l’industrie pharmaceutique est un de ceux dont les bénéfices par rapport au chiffre d’affaire sont les plus élevés, atteignant en moyenne 17 % et dépassant dans certains cas les 20 %. Le rendement annuel sur actions des actionnaires des multinationales du secteur se montait lui à 27 % [8]. Quant aux dirigeants les mieux rémunérés du secteur, leurs rémunérations annuelles s’échelonnaient en 2002 entre 9 et 74 millions de dollars, cela sans compter le versement de stock-options qui représentent des sommes plus élevées encore [9].

Depuis la généralisation du modèle néolibéral au cours de la moitié des années 1980, on a assisté, comme pour d’autres secteurs, à une concentration des acteurs. Selon le docteur Van Duppen, auteur d’un ouvrage sur le secteur du médicament, en 2004, trois ou quatre fabricants concentrent 80 % des ventes de cinq grands groupes de médicaments (réducteurs de cholestérol, inhibiteurs de la sécrétion gastrique, antidépresseurs, hypotenseurs, médicaments pour l’appareil respiratoire) destinés à traiter les pathologies occidentales les plus fréquentes. Ces cinq grands groupes liés aux pathologies représentant à eux seuls près de la moitié du chiffre d’affaire total du secteur [10]. D’après l’ouvrage en question les principes actifs qui sont le véritable médicament représentent environ 10 % du total des 10 000 produits, comprimés, pommades etc. L’immense majorité de ce qui est mis en vente sur le marché pourrait donc se résumer à du marketing et être, au moins en partie, supprimé.

Pour arriver à faire de tels bénéfices, ce secteur déploie des stratégies bien rodées. L’une d’entre elle consiste à empêcher l’émergence de médicaments génériques bien moins chers [11].


Les conséquences au Sud d’une production soumise à un impératif de rentabilité hors normes

Bien sûr pour atteindre sa rentabilité actuelle, ce secteur fait des choix financiers au détriment de la santé publique au Nord mais plus encore au Sud.

C’est ainsi que de nombreux médicaments ne sont pas développés ou sont abandonnés car leur rentabilité est considérée trop faible. C’est particulièrement le cas de molécules destinées à soigner des pathologies prédominantes dans les pays du Sud. On peut ainsi trouver sur place des médicaments que l’évolution de la recherche médicale ont rendu « obsolètes » en raison d’une efficacité insuffisante ou d’effets secondaires lourds.


Alternatives en matière d’accès aux médicaments

Les brevets/droits de propriété intellectuelle (Adpic) de l’OMC sont le principal obstacle à l’accès des populations des pays en développement aux traitements médicaux adéquats. L’Inde, second pays le plus peuplé du monde bien que membre de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) est leader dans la production de médicaments génériques qui n’obéissent pas à ces règles. Grâce à cela, l’Inde se donne les moyens (au moins en partie) de permettre à sa population de se soigner. Par ailleurs, elle exporte la moitié de sa production vers les pays en développement. Le poids de l’industrie pharmaceutique indienne qui représentait 11 milliards de dollars en 2009 et qui pourrait atteindre 30 milliards en 2020 [12] attise les convoitises des transnationales pharmaceutiques.

Les sommes énormes économisées par une industrie pharmaceutique publique permettent ainsi à des populations qui n’en auraient pas eu la possibilité de se soigner. L’exemple de l’Inde - avec toutes ses limites (entre autres racisme institutionnel à l’égard des musulmans par le parti d’extrême droite au pouvoir BJP) - en témoigne. Par la vente à d’autres pays en développement, elle témoigne d’une pratique solidaire concrète d’envergure.

Pour permettre le droit à la santé pour tous, il faudrait en finir avec les brevets et mettre en place une institution de recherche et développement mondiale financée par des impôts et taxes mondiales, concentrée sur les médicaments véritablement utiles pour la santé publique en fonction des besoins réels établis au niveau des grandes régions du monde.


Cet article est tiré du dernier numéro des Autres Voix de la Planète, le magazine du CADTM.


Notes :

[1OIT, Can low income countries afford basic social security ? Social Security Police Briefings, Genève 2008, p.10 cité dans le dossier de campagne 2015-2016 Protection sociale pour tous.

[2Somme calculée sur base du Produit mondial brut de 2014 ; l’étude de l’OIT datant de 2008 avait été calculée sur base de celui de 2006.

[3Ces mille milliards de dollars qui manquent au développement, Virginie de Romanet, 23 septembre 2014, http://www.cadtm.org/Les-mille-milliards-de-dollars-qui

[4TJN en propose le calcul suivant : sur base d’un taux de profit annuel de 3 % soit un profit global d’entre 630 et 900 milliards par an, imposable à du 30 %, cela représenterait grosso modo entre 189
et 300 milliards par an de recettes annuelles.

[5Ce syndrome d’épuisement professionnel concernerait 20 % de la population active en Allemagne, 12,6 % en France. En Belgique le nombre d’actifs concernés aurait plus que doublé, presque triplé entre 2007 et 2014.

[6Pour l’UE à 28

[7« Réduction du temps de travail et chômage, un scénario européen », Michel Husson, 27 avril 2016, http://www.econospheres.be/Reduction-du-temps-de-travail-et

[8Dirk Van Duppen, La guerre des médicaments. Pourquoi sont-ils si chers ? Aden, Bruxelles, 2005.

[9Il s’agit des actions données à ces dirigeants dont ils récoltent les bénéfices lors de la hausse des cours.

[10Dirk Van Duppen, op cit.

[11Un médicament générique contient exactement le même principe actif que le produit de marque dont le brevet a expiré. L’ingestion par le corps humain se fait de la même manière que pour le produit de marque.

[12Médicaments, le casse-tête indien », Le Monde Diplomatique, décembre 2012, p12 et 13.

Virginie de Romanet

est membre du CADTM Belgique