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Pourquoi lire le livre Bancocratie ?
par Collin G. Matton
8 mai 2017

Experts financiers, commentateurs politiques, journalistes de la presse populaire, et même cinéastes hollywoodiens ont disséqué la crise financière de 2008 [1]. Hélas, les choses n’ont guère changé depuis pour empêcher qu’une telle crise ne se reproduise. Dès lors, à quoi bon lire un énième rapport d’autopsie, fût-il aussi solidement documenté que celui d’Éric Toussaint, Bancocratie ? Ici, tant le lecteur peu au fait de l’ingénierie financière et des entourloupes politiques ayant conduit à la crise que l’étudiant le plus averti de toutes ces machinations pourront trouver des éclaircissements sur les causes et sur les solutions à apporter à la catastrophe financière qui a marqué le début du XXIe siècle.

Ce livre examine la crise bancaire à la fois du point de vue européen et du point de vue nord-américain. Il aborde principalement deux thèmes : les causes immédiates de l’effondrement et des recommandations pour prévenir une nouvelle crise. Éric Toussaint met en garde contre une éventuelle répétition de la crise car les banques n’ont aucunement modifié leur logique destructrice depuis la crise – et il apporte des preuves à l’appui de sa thèse. Comme on pouvait s’y attendre, vu les précédents travaux de l’auteur sur les effets déstabilisateurs d’un endettement massif, le livre commence par faire le lien entre la crise financière de 2008 et une utilisation excessive de l’effet de levier. « À l’origine, écrit-il, on trouve l’endettement, qui a eu des retombées sur la sur-valorisation des biens immobiliers, le secteur financier en général, la déréglementation, les dettes privées et la spéculation. La crise financière a été causée par l’effondrement des dettes privées ». Même le lecteur le plus endurci blêmira à la lecture des statistiques présentées par Éric Toussaint pour étayer son point de vue, notamment lorsqu’il affirme que « les 20 % de ménages les plus pauvres ont augmenté leur endettement de 90 % entre 2000 et 2008 ». C’est devenu un fondement bien connu des analyses de la cause immédiate de la crise.

Mais c’est lorsque Toussaint cesse d’étudier le caractère destructeur de la dette au début du XXIe siècle pour s’intéresser à la transformation d’économies fondées sur le travail en systèmes dominés par la financiarisation du capital que l’éclairage qu’il nous propose sur la crise prend un tour nouveau. Toussaint reprend la critique de l’économie capitaliste avancée par Jean-Marie Harribey, en 2013, dans le livre La Richesse, la valeur et l’inestimable. Harribey prétend que le rôle que le capital joue dans la vie économique et la manière dont ce rôle est compris ont tous deux subi des transformations. Il fut un temps où le capital avait pour principale fonction la production dans l’économie réelle ; il y a quelques dizaines d’années, ce système a été remplacé par un autre, fondé sur « le mythe de la fécondité du capital » - c’est-à-dire l’idée que le capital peut s’accroître par lui-même. La croyance dans le fait que le capital pouvait fructifier sans aucune activité productive réelle concomitante nous a fait rapidement entrer à nouveau dans une ère de comportements destructeurs de la part des banques : augmentation excessive de l’endettement, prolifération de transactions hors bilan extrêmement risquées, banque de l’ombre (shadow banking) fonctionnant hors de tout contrôle réglementaire, ainsi que des services bancaires offshore qui ne sont là que pour protéger un petit nombre tout en privant tous les autres de transparence.

La fécondité du capital, rendue possible par ces pratiques, était orientée vers la recherche d’un rendement sur fonds propres (Return on Equity, ROE) maximal pour les détenteurs réels ou potentiels d’actions bancaires. On aurait dit que le système bancaire avait décidé de surpasser la prise de risque excessive des start-up de la Silicon Valley qui attiraient les capitaux par la promesse de retours sur investissements disproportionnés. Pour le dire autrement, les banques découvraient l’argent facile, la monnaie illusoire d’avant le krach. Puisque les banques étaient rarement à même d’obtenir de hauts rendements sur fonds propres en restant dans le cadre de leur modèle économique traditionnel, elles se sont tournées vers l’ingénierie financière pour engranger des ROE les plus élevés possibles et qui n’étaient pas viables. Chez Goldman Sachs et Morgan Stanley, le ROE atteignait 30 % au plus fort de la bulle internet financée par l’endettement, et il n’est retombé respectivement à 12 % et à 16 % qu’après la faillite d’Enron en 2001. Ces établissements, et d’autres avec eux, ont ensuite été encouragés par les politiques de la FED (Réserve fédérale) et du département du Trésor de l’administration Bush à recommencer à charger leur bilan par l’emprunt et elles ont joué à fond l’effet de levier. En conséquence, leur ROE a remonté à 30 % juste avant la crise de 2007-2008.

Un bon moyen de continuer cette mascarade a été de gonfler les bilans par l’octroi massif de crédits aux ménages et aux entreprises (les encours de prêts font partie des actifs de la banque) pour soutenir la bulle immobilière. Lorsque cette dernière a commencé à éclater, les banques ont continué à enfler leurs bilans grâce aux opérations de trading. L’abrogation de la loi Glass-Steagall en 1999 a transformé le modèle bancaire, d’un modèle de création de bénéfices (avec risque) par l’écart entre le coût du capital et l’intérêt produit par le prêt de ces capitaux, à un modèle où l’on génère du profit sur la titrisation. Grâce au trading algorithmique à haute fréquence, les banques ont découvert une source nouvelle de profits, beaucoup plus juteuse que les petites marges contrariantes. Grâce à cette évolution, le secteur bancaire est devenu beaucoup plus attractif pour les investisseurs. Les banques se sont alors engagées de manière très agressive dans le nouveau monde de la spéculation à effet de levier, ouvrant ainsi la voie au désastre.

Toussaint condamne l’ingénierie financière des banques ainsi que leurs pratiques commerciales peu scrupuleuses et illégales. Il mentionne la dissimulation par la Deutsche Bank de 12 milliards de dollars de pertes, le système de blanchiment de l’argent de la drogue mis en place par la banque HSBC à hauteur de 881 millions de dollars (qui a poussé les autorités des États-Unis à engager des poursuites pénales) et la facilitation de la fraude et de l’évasion fiscales à grande échelle par le Crédit suisse et la banque UBS. On aurait aimé que le livre s’attarde davantage sur ces affaires. Éric Toussaint part du principe que les États ont été complices de ces activités, car « alors que le gouvernement des États-Unis a laissé Lehman Brothers faire faillite en septembre 2008, aucune banque n’a été fermée ou démantelée par décision de justice, aucun dirigeant de banque n’a été condamné à une peine de prison ».

Le catalogue des transgressions bancaires dressé par Toussaint ne peut que susciter la colère. D’après lui, même si la crise financière a commencé à préparer le terrain pour des politiques publiques plus progressistes, l’indignation légitime de citoyens ayant perdu leur logement, leur emploi et leur sécurité financière n’a pas encore provoqué de changement substantiel. Il affirme qu’il est nécessaire de punir les responsables de la crise, mais il prévient que les mesures prises jusqu’à maintenant n’ont qu’un semblant de justice illusoire : « ces amendes présentées au public comme exceptionnellement lourdes n’empêchent pas les banquiers de sabrer le champagne pendant que des millions de familles sont victimes de leurs abus ».

Le lecteur cynique pourrait se mettre à bâiller et faire remarquer que tout cela a déjà été dit. Mais ce qui différencie Bancocratie de nombreux autres ouvrages sur le sujet, c’est que l’auteur ne se contente pas de ressasser le passé ; il propose aussi des solutions. Toussaint affirme très clairement que le système financier n’a guère évolué par rapport aux circonstances qui ont conduit à la catastrophe. « Les banques n’ont pas réellement assaini leur bilan et elles n’ont pas diminué de manière significative l’effet de levier », écrit-il, avant de recenser un certain nombre de « bulles en développement », dont celles des obligations d’entreprises non financières (corporate bonds), celle des matières de base (commodities) et une nouvelle bulle immobilière.

Dans le dernier chapitre, Toussaint propose une longue liste de mesures capables d’éliminer le risque de crises à l’avenir, à commencer par les appels bien connus à démanteler les grandes banques, à réinstaurer la loi Glass-Steagall permettant de séparer les banques de dépôt et les banques d’affaires, à interdire les produits dérivés et la spéculation hasardeuse, à imposer des contrôles d’un niveau élevé. On ne peut pas dire qu’il s’agisse là de solutions radicales (l’auteur lui-même les qualifie d’insuffisantes) mais le simple fait qu’elles n’aient toujours pas été mises en place indique que les banques sont tellement loin d’œuvrer à l’intérêt général que l’idée de Toussaint d’aller beaucoup plus loin et de socialiser « le secteur bancaire et le secteur de l’assurance pour les placer sous contrôle citoyen » pourrait bien être la solution la plus efficace de toutes.

Collin G. Matton est professeur au Baruch College et à Pace University à New York

Traduction de l’anglais vers le français : CADTM


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Notes :

[1Ce texte est paru sous forme de recension de l’édition anglaise de Bancocratie dans la revue Review of Political Economy, Volume 28, 2016 http://www.tandfonline.com/toc/crpe20/28/4?nav=tocList
Voir l’édition anglaise de Bancocratie disponible gratuitement : http://www.cadtm.org/Bankocracy

Collin G. Matton

est professeur au Baruch College et à Pace University à New York.