printer printer Cliquer sur l'icône verte à droite
Dette et extractivisme : Chapitre 4
L’extractivisme dans l’agriculture et l’alimentation industrielles
par Nicolas Sersiron
8 août 2017

Chapitre 4 du livre Dette et extractivisme écrit par Nicolas Sersiron, ancien président du CADTM France.
Ce livre est sorti sur papier aux éditions Utopia en octobre 2014. Il est possible de se le procurer soit en librairie soit de le commander sur ce site au prix de 8 euros.

Les 5 chapitres sont publiés séparément au courant de l’été 2017.

Le système dette, que la majorité des lecteurs du site commence à bien connaître, est mis en lien avec l’extractivisme. Il est en effet un des plus puissant leviers du pillage des ressources naturelles qui enrichit un petit nombre d’actionnaires, appauvri et désespère la grande majorité de l’humanité et détruit notre biotope. Au fil de la publication des chapitres, nous verrons comment le réchauffement climatique et l’extinction des espèces vivantes en forte accélération, l’acidification des océans, la destruction des grands massifs forestiers, sont des conséquences directes des deux systèmes dette et extractivisme.

Les questions de l’accaparement des terres, des monocultures d’exportation qui détruisent la fertilité des sols, de la privatisation-pollution de l’eau, de la très forte consommation de pétrole, de potasse et phosphates par l’agriculture conventionnelle, ne relèvent-elles pas du pillage extractiviste des biens communs ?

Alors que plus de deux milliards d’humains souffrent encore de faim et/ou de malnutrition, il est particulièrement cynique d’utiliser la « nécessité » de nourrir la planète pour justifier l’appropriation privative de la terre et de l’eau. Il serait certes moins avouable d’annoncer que ce qui motive cette appropriation est la recherche du profit ! Que dire par ailleurs des performances tant vantées du productivisme agricole, alors qu’il se montre incapable de mettre à disposition de chaque terrien nourriture et eau en quantité suffisante comme en qualité ? Tout simplement que ses promesses sont mensongères. Et ce système agro-extractiviste, ne prenant pas en compte les besoins des générations futures en terres fertiles et eaux douces, ni la finitude des minerais et énergies fossiles, n’est pas pérenne. Il est aussi responsable de 25 à 40 % du stock de GES [1], de la disparition de la MOS, de la perte de biodiversité animale et végétale. De plus, les pesticides sont la cause d’une grande part des désordres sanitaires actuels. « Les organosphosphorés et les pyrethrinoïdes sont suspectés d’être des perturbateurs endocriniens » selon l’enquête EXPPERT 1. Enfin elle génère des désastres sociaux, voire des ethnocides, en dépossédant les paysans de leurs territoires. Pourtant, en dehors des pertes de biodiversité, tous ces dommages pourraient être réparés par des décisions politiques courageuses aboutissant à une généralisation de l’agriculture biologique, l’AB.

  • Une étude menée en Suisse depuis 1978 sur des parcelles conduites en conventionnel, en bio et en biodynamie montre que sur trente ans les rendements bio sont de plus de 80 % de ceux du conventionnel. Mais c’est dans les pays du tiers-monde (premiers concernés par la problématique alimentaire) que les résultats des techniques biologiques sont les plus impressionnants. En effet, les paysanneries et les sols asiatiques, africains ou sud-américains sont bien mieux adaptés aux cultures associées, à l’utilisation de nombreuses variétés et à des rotations complexes qu’à des monocultures de variétés standardisées et une mécanisation souvent impossible [2].

1. Dans les PED, libre-échange et exportations agricoles forcées

Pour imposer le libre-échange des denrées agricoles, la grande crise de la dette des années 1980 au Sud a été une opportunité pour les pays industrialisés, relevant de la « Stratégie du choc ».

Au nom du remboursement de la dette, les aides publiques aux agriculteurs (pour acquisition de terres, achat de matériels et semences paysannes, formation continue, stockage de sécurité) ont disparu. De la même manière, les banques publiques dédiées à l’agriculture ont été privatisées au profit des banques internationales, signant la fin des crédits longs à taux bonifiés permettant de véritables investissements agricoles.

Il n’existe plus au Sud que des crédits privés difficiles d’accès et de la microfinance, annoncée comme une solution miracle. Mais face à un dramatique problème de pauvreté, les microcrédits sont surtout des prêts de survie à court terme. Avec des taux usuriers de 30 % à 50 % voire plus encore, ils ne sont même pas un système de secours pour les paysan-nes pauvres. La caravane des femmes de Ouarzazate en avril 2014, poussées dans la misère par la microfinance et réprimées par le pouvoir, en apporte une nouvelle preuve. [3]

Les formations agricoles dans des collèges, lycées et universités comme celles des agriculteurs dans les campagnes par des techniciens bien formés n’ont pas été financées. L’entretien des routes, ponts, écoles, mairies et hôpitaux a été abandonné. Le complexe agriculture-alimentation d’un pays repose sur un ensemble de transmission de savoirs et l’acquisition de nouvelles connaissances issues de la recherche publique. La BM a-t-elle financé par des dons ou des prêts à taux bas l’agriculture dans les pays où des centaines de millions d’humains sont sous alimentés ? Très peu. L’agriculture paysanne et avec elle des centaines de millions de paysans ont été abandonnés par leurs gouvernements endettés illégitimement.


La réforme agraire oubliée

Répartir la terre entre les agriculteurs ne serait-il pas le meilleur moyen pour lutter contre la faim ? En Équateur ou en Bolivie, des lois pour la réforme agraire ont été votées. Mais partout les puissances financières qui accaparent les terres s’y opposent frontalement. L’absence de réelle démocratie et/ou la corruption réussissent ainsi à étouffer les demandes des peuples sans terre. Selon la Via Campesina : « la « souveraineté alimentaire », c’est d’abord la régulation du commerce pour protéger les droits des peuples et des paysans à définir leur politique agricole et alimentaire sans dumping. »

Dans le système ultralibéral, les grands exportateurs de soja OGM, de viande et d’éthanol d’Amérique du Sud, grands fournisseurs de devises, ont plus de poids que le mouvement des paysans sans terre (MST). Au Brésil, le gouvernement préfère donner à manger aux pauvres avec la Bolsa familia [4] que de répartir les terres équitablement entre tous. Il est pourtant bien connu que c’est le filet qu’il faut donner et l’art de s’en servir qu’il faut enseigner, plutôt qu’offrir les poissons, ici des bons de nourriture. Le Brésil, l’Indonésie et la RDC sont trois pays lourdement endettés par les dictatures du passé. Possédant les plus grands massifs forestiers et donc les plus forts potentiels de terres exploitables, ils sont des proies idéales pour les requins aux grandes dents spéculatives, amateurs de terres arables. Au final ce sont les consommateurs de viande et les utilisateurs d’agrocarburants - encore majoritairement occidentaux - qui entretiennent un système reposant sur le pillage des ressources végétales par importation et donc l’appauvrissement des peuples du Sud.


Pourquoi un milliard d’agriculteurs travaillent-ils encore à la main ?

Dans la majorité des PED, le paysan ne possède pour travailler la terre qu’une simple houe et sa force physique ! Marc Dufumier écrit :

  • « Elles [les familles les plus pauvres] sont trop souvent privées du minimum nécessaire (fourches, râteaux, pelles, bêtes de somme, charrettes) et sont dans l’incapacité d’exploiter pleinement les possibilités de l’agroécologie. L’urgence est donc de leur permettre d’acquérir enfin ces équipements en provoquant une nouvelle réforme agraire. La mise en œuvre de pratiques agricoles hautement productives à l’hectare et respectueuses de l’environnement suppose que les familles paysannes puissent avoir accès à des terrains de taille suffisante et assez longtemps afin d’être assurées sur le long terme de pouvoir bénéficier du fruit de leurs efforts. » [5]

La traction animale est réservée à une minorité de paysans, ceux possédant un tracteur sont encore moins nombreux…

  • La population agricole active s’élève à 1 milliard 300 millions de personnes, elle ne dispose que de 250 millions d’animaux de travail, soit environ 20 % du nombre des actifs agricoles, et de 28 millions de tracteurs, soit 2 % d’entre eux. La très grande majorité des agriculteurs du monde continue donc de travailler à la main, en particulier en Afrique subsaharienne. [6]

Parmi le milliard de personnes fortement sous-nutries, 70-80 % vivent dans les campagnes et 70-80 % d’entre elles sont des femmes. Le paysan-ne sans machine ni animaux de trait produit en moyenne une tonne/hectare équivalent-céréales par an. Pourtant, avec une formation aux techniques de l’agroécologie, il-elle pourrait facilement doubler ou tripler sa production. [7] Ce que Pierre Rahbi a bien démontré en Afrique subsaharienne.

À Madagascar, une technique agroécologique a été mise au point. Le SRI (système de riziculture intensif) [8] permet d’augmenter fortement les rendements sans intrants extérieurs ni mécanisation. L’Asie utilise le SRI, mais paradoxalement, le gouvernement malgache ne finançant pas de formation, peu de paysans le pratiquent. Des solutions simples et peu onéreuses pour s’attaquer à la faim et à la pauvreté ne sont pas mises en œuvre ! [9] Pourquoi ?

La BM, le FMI et des organisations comme la Fondation Bill Gates font la promotion de l’agriculture industrialisée à coup de centaines de millions de dollars, aidant ainsi les multinationales comme Monsanto, Syngenta, Pioneer, Cargill et bien d’autres à vendre des plantes brevetées ou OGM, des pesticides et des engrais. D’ailleurs le créateur du monopole Microsoft, première fortune et premier « humanitaire » mondial, est aussi le premier actionnaire de Monsanto. Les plus de deux milliards de personnes insuffisamment nourris pour avoir une vie active, selon la FAO, apportent pourtant la preuve que le système productiviste est incapable d’alimenter le monde. Un véritable scandale puisque, selon cet organisme, la production agricole actuelle est suffisante pour nourrir 12 milliards de personnes, chiffre constamment repris par Jean Ziegler dans ses livres et discours [10] ainsi que par son successeur à l’ONU, Olivier de Schutter. La logique du profit, et donc de la faim, est préférée à celle du partage.

Pour les mêmes raisons, l’agrobusiness continue inlassablement son travail de sape de l’agriculture familiale et vivrière, en grande partie autoconsommée, parce qu’elle représente pour lui un énorme manque à gagner. Elle ne nécessite aucune importation d’intrants, fournit très peu de denrées agricoles exportables et supprime une grande partie de l’import-export alimentaire. Les gouvernements corrompus préfèrent les accaparements de terres par des étrangers qui pratiqueront une agriculture productiviste et exportatrice, ayant un très grand potentiel de profits, pour eux et leurs amis investisseurs, au détriment des populations. Les PFJ permettent de masquer ce scandale planétaire.

  • Depuis plusieurs années au Cambodge, les industriels du sucre, encouragés par l’initiative européenne « Tout sauf les armes », se voient accorder des concessions économiques à grande échelle au détriment des populations locales. Privées de leurs terres, des milliers de familles luttent aujourd’hui pour survivre. [11]

Le financement de l’agriculture productiviste au détriment de l’agriculture vivrière est, avec le système dette, une des causes majeures de la faim dans le monde. A l’exact opposé de ce qui est claironné, les tenants de ce modèle productiviste voulant encore nous faire croire qu’il est le seul capable de nourrir les neuf ou dix milliards d’humains à venir. Même l’INRA pousse l’exercice jusqu’à « bidonner » ses rapports scientifiques pour démontrer l’avantage productif de ce modèle sur le biologique. [12]


Dette, libre échange et agriculture

En privilégiant les cultures d’exportation, dites de rente, à la place de l’agriculture vivrière, de nombreux PED, se sont retrouvés en déficit alimentaire. Pire, le libre-échange leur ayant été imposé, les produits étrangers sont venus concurrencer de façon déloyale les paysans locaux, souvent par importation en dumping [13]. Quantité de décideurs du Sud ont trouvé dans ces denrées peu chères un intérêt électoral immédiat, au prix de la perte de la sécurité alimentaire de leur pays. Pour avoir refusé ce système et parce qu’il recherchait l’autonomie agricole et industrielle de son pays, en s’opposant au remboursement de la dette illégitime, Thomas Sankara a été assassiné. Le responsable présumé de ce crime, Blaise Compaoré, est depuis au pouvoir. Il est aujourd’hui considéré par la France comme un sage de l’Afrique à qui sont confiées les missions de paix en Afrique !

Si les surplus du Nord sont vendus parfois à la moitié du prix des productions locales en Afrique subsaharienne ce n’est pas parce que les coûts de production sont plus faibles, mais bien grâce aux subventions versées aux agriculteurs. C’est ainsi que l’autonomie alimentaire et l’organisation solidaire des villages sont volontairement cassées. Karl Polanyi l’explique dans La grande transformation :

  • « La catastrophe que subit la communauté indigène est une conséquence directe du démembrement rapide et violent des institutions fondamentales disloquées par le fait même qu’une économie de marché est imposée à une communauté organisée de manière complètement différente. Le travail et la terre deviennent des marchandises. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, les masses indiennes ne sont pas mortes de faim parce qu’elles étaient exploitées par le Lancashire (Angleterre), elles ont péri en grand nombre parce que les communautés villageoises avaient été détruites. »

Au nom des thèses de Ricardo sur les avantages comparatifs, les décideurs du Nord, BM en tête lorsque Larry Summers était son économiste en chef (1991-93), ont expliqué qu’il était plus intéressant pour les PED d’importer des céréales des pays industrialisés et d’exporter des bananes, arachide, huile de palme, café, cacao, etc. Ainsi donc le libre échange serait gagnant-gagnant ? Cette glorification de l’extractivisme et du commerce international omet pourtant de dire que les pays du centre dominent toujours les pays de la périphérie dans un système du libre échange et qu’en plus, ce sont seulement les entreprises étrangères et les bourgeoisies locales qui en profitent et non les populations. Alors que l’agriculture familiale nourrit encore aujourd’hui 70 % des humains, l’exportation de denrées agricoles subventionnées est un moyen de conquête de la guerre économique et en plus une forme cachée de protectionnisme pour les pays qui imposent le libre-échange. Le nouvel accord de partenariat économique, APE, signé en 2014, entre l’UE et les pays ACP (Afrique, Caraïbes, Pacifique) va encore renforcer cet échange inégal, ainsi que le pouvoir des multinationales en leur accordant la possibilité de recourir à des tribunaux arbitraux pour régler leurs différents avec les gouvernements de ces pays.

Pourquoi ne voit-on jamais du poulet sénégalais ou camerounais sur les étals européens alors que les salaires y sont cinquante ou cent fois plus bas qu’ici ? Parce que, nourri avec du mil local, il ne peut concurrencer celui produit en Europe avec du blé et du maïs arrosés par les aides de la PAC.

Par ailleurs, la spécialisation de la production par pays a augmenté avec celle des remboursements de dettes. Mais cet accroissement de l’offre de produits tropicaux a créé une baisse générale des cours face à une demande en berne à cause de la crise au nord des années 1973-1980. Dans un cercle vicieux infernal, la baisse des prix à l’export a poussé les PED à compenser ce manque de revenus par une augmentation de leurs productions exportables, ce qui a encore accentué la baisse des cours, fixés dans les bourses de Chicago, Londres, etc, donc au Nord, chez les acheteurs. Pendant près de trente ans, jusqu’aux années 2004-2005, la baisse des prix a été de près de 3 % par an, rendant impossible la sortie du piège du surendettement et de la pauvreté des populations.

Une autre conditionnalité liée aux prêts du FMI et de la BM a été la privatisation des grandes entreprises publiques des PED. Le cas de la CMDT, Compagnie malienne des textiles, illustre bien les dégâts causés par de telles politiques. La CMDT faisait un travail d’alphabétisation, de conseiller technique auprès des agriculteurs, d’entretien des infrastructures routières et scolaires. La compagnie garantissait un prix d’achat plancher aux cotonculteurs, ce qui leur permettait d’investir dans la production sans crainte. Elle a été déstabilisée par la baisse du prix du coton due aux subventions de plusieurs milliards de dollars versées chaque année aux cotonculteurs étasuniens.

  • « Comment admettre […] que les producteurs américains et européens dont les coûts de production sont très supérieurs à leurs concurrents africains puissent inonder le marché mondial grâce à d’énormes aides gouvernementales ? Comment l’admettre quand au même moment les paysans africains ont de plus en plus de mal à survivre, privés de toute subvention publique, leurs gouvernements n’en ayant pas les moyens ? » [14]


Désastres de l’importation de denrées alimentaires par les PED

En imposant la disparition des protections douanières aux frontières, le néolibéralisme a mis en concurrence ouverte de petits agriculteurs travaillant à la main, sur de très petites parcelles - ne détenant ni les nouveaux savoirs de l’agroécologie, ni les bons outils - avec les agricultures industrialisées et subventionnées. Les producteurs de mil du Sénégal sont concurrencés par le blé débarqué dans le port de Dakar pour un prix au kilo très inférieur. La baguette de farine blanche de blé, à la mode mais de très mauvaise qualité nutritionnelle, a ainsi remplacé la bouillie de mil quotidienne. Des associations et des boulangers luttent aujourd’hui pour incorporer 10 à 50 % de mil produit localement dans la baguette dakaroise.

Les éleveurs africains ne peuvent pas rivaliser avec les bas morceaux de poulets congelés importés, alimentés aux céréales subventionnées. Selon Julien Duriez, reporter au Cameroun pour Terra Eco : « l’Afrique aurait importé 1,3 million de tonnes de cette volaille en 2012, soit 11 % des importations mondiales, contre 260 000 tonnes en 2000. » [15] Ne pouvant plus vendre, les éleveurs arrêtent leur production et beaucoup terminent dans les bidonvilles de Dakar, Yaoundé ou d’autres grandes villes à la recherche de moyen de subsistance pour leur famille. Ils finiront par vendre leur terre, quand ils en sont propriétaires, pour une « bouchée de pain blanc » en provenance de la Beauce !

Depuis quelques années, sous l’influence de campagnes comme « L’Europe plume l’Afrique », des pays comme le Cameroun et le Sénégal commencent à réagir en fermant progressivement leurs ports à ces importations de volailles congelées, destructrices de l’agriculture locale [16].

Alors qu’aujourd’hui la moitié des habitants de la planète vit en zone rurale, beaucoup n’ont pas accès à un morceau de terre cultivable. Le MST, au Brésil, lutte contre les grands propriétaires cultivant du soja OGM pour l’Europe et la Chine, de la canne à sucre pour l’éthanol et élevant des animaux pour l’exportation vers les pays industrialisés. En Afrique, en Asie, en Amérique, chez les peuples autochtones, la terre a longtemps été un bien commun, son utilisation reposait sur le droit d’usage. Les accaparements des terres renouent avec les premières enclosures du XVIe siècle en Angleterre. Le roi transformait la terre commune en propriété privée pour certaines personnes dans le but qu’elles fassent des profits avec la production de denrées agricoles commercialisables. Certains osent appeler progrès ou développement ce retour en arrière confiscatoire, qui affame et asservit le paysan autosuffisant et libre d’hier.

2. Le productivisme agricole, un extractivisme déguisé

La « révolution verte » de l’après seconde guerre mondiale est certainement la forme d’extractivisme la pire par son impact environnemental et social. Elle a supprimé des centaines de millions de travailleurs agricoles de par le monde et a créé le modèle alimentaire consuméro-gaspilleur d’aujourd’hui. À l’époque, il fallait oublier le modèle de production locale avec peu d’intrants extérieurs, offrant la sécurité alimentaire à chaque pays européen, avec une partie importante de la population dans les champs. Totalement dépassé ? Pas si sûr. Une agriculture biologique améliorée grâce aux recherches scientifiques et à l’utilisation des savoirs acquis par les paysans, est sur un nouveau départ. Selon l’agronome Jacques Caplat

  • « Le rendement moyen des céréales en France était de 12 quintaux à l’hectare en 1900 alors qu’il est de 60 quintaux à l’hectare aujourd’hui dans une ferme biologique de polyculture-élevage. Autrement dit, même dans les conditions tempérées occidentales, la bio permet des rendements inférieurs en moyenne de 15 % à ceux de l’agriculture conventionnelle chimique … mais supérieurs de 500 % à ceux de l’agriculture du début du XXe siècle. » [17]

D’un système respectant les sols et les ressources en eau, on est passé à un système industriel extractiviste ne prenant en compte ni la défertilisation des sols, ni les pollutions des eaux et de l’air, ni le réchauffement climatique lié à la perte de la MOS. Cette agriculture oublie également la finitude des ressources fossiles que sont le pétrole et le gaz qui servent à fabriquer des engrais azotés et des pesticides, à travailler les sols et transporter intrants et productions. Elle oublie qu’elle dépend aussi de l’extraction des phosphates et de la potasse dont les quantités sont limitées et dont les prix augmentent rapidement. Or sans ces intrants dont les NPK (azote, phosphore, potassium) pas d’agriculture industrialisée.

Alors qu’un Africain, Indien ou Chinois, seul avec quelques outils rudimentaires et ses bras, ne peut produire en moyenne qu’une tonne par an équivalent/céréale, un céréalier du Nord, seul, exploite plus de 200 ha et produit près de 1 500 tonnes par an. Seul, mais équipé de robots mécaniques abreuvés de pétrole et d’électroniques (GPS, etc), disposant de financements bancaires et de subventions publiques par centaines de milliers d’euros/dollars, des inventions de l’agro-pétro-chimie, des semences hybridées et brevetées adaptées à cette agriculture industrialisée sur laquelle des centres de recherche publique travaillent depuis près d’un siècle, et d’énormes quantités d’engrais NPK.

À ceux qui prétendent que ces productions industrielles permettent de « nourrir l’humanité », sans impacts environnementaux majeurs, Wen Tiejun, doyen de l’école d’agriculture et du développement rural à l’Université Renmin, explique :

  • « Pour la quasi-totalité des 5 000 ans d’histoire de la Chine, l’agriculture avait donné à notre pays une économie qui absorbait le carbone, mais au cours des quarante dernières années, l’agriculture est devenue l’une des causes principales des pollutions. L’expérience montre que nous n’aurions pas dû nous appuyer sur l’agriculture chimique pour résoudre le problème de la sécurité alimentaire des populations. » [18]

En effet, les paysans chinois pratiquaient une agriculture qui a permis, sans utilisation d’engrais de synthèse ni de pesticides, de supporter dix-sept personnes par hectare. A l’éco-centre du Bec Hellouin en France, site de recherche et d’expérimentation de la permaculture, les rendements sont si élevés qu’un maraîcher peut dégager un salaire sur 1 000 m2, un dixième d’hectare. Un article de Bastamag [19] résume les incroyables possibilités de cette agroécologie. L’Europe pourrait cesser d’utiliser 50 % de terres dans des pays étrangers au détriment des populations du Sud ou de l’est de l’Europe, créer des millions d’emplois et stopper l’utilisation des pesticides et des engrais azotés si néfastes.


L’invention de l’agro-extractivisme

- Au Nord, de la disette à la surproduction

Si la Seconde Guerre mondiale a fortement aidé les États-Unis à sortir de la crise de 1929, l’après-guerre le confirmera. Du matériel de guerre, l’industrie passe à la production de machines agricoles, d’engrais et de pesticides. Les Européens, ayant bénéficié des dons du plan Marshall pour leur reconstruction, seront fermement encouragés à passer à la « révolution verte ». Il était bien difficile aux alliés qui avaient tant « reçu » de l’ami américain - lequel avait tant « donné » en s’engageant dans la guerre puis dans le plan Marshall - de ne pas « rendre » en lui achetant tracteurs, engrais et pesticides.

De plus, comme il fallait produire de grandes quantités d’aliments pour effacer les disettes de la guerre, on a volontairement oublié que l’agriculture de la première moitié du XXe siècle était capable de nourrir très correctement, avec du fumier, des bœufs, des chevaux, quelques rares tracteurs et de nombreux emplois, les peuples européens. Ces derniers n’ayant pas encore adopté le système consumo-gaspilleur de l’économie libéralo-capitaliste, il aurait été possible de mécaniser en douceur, d’utiliser peu d’engrais, de ne pas spécialiser fermes et régions dans un monotype d’agriculture ou d’élevage impliquant perte d’autonomie et de nombreux transports.

Mais après 1945, il n’était pas dans l’intérêt des dirigeants de maintenir une population nombreuse à la campagne, fière de ses traditions et surtout auto-consommatrice de ses produits. En vidant les campagnes, on effaçait les savoirs traditionnels. Et en subventionnant de jeunes exploitants formés aux nouvelles techniques agrochimiques dans les lycées agricoles, on assurait le triomphe de la « révolution verte » et les profits de la nouvelle filière agro-industrielle. Les tracteurs et surtout les moissonneuse-batteuses, débarqués par bateaux entiers, en rendant les petits agriculteurs inutiles (faillite) créaient des ouvriers pour faire tourner les nouvelles usines et ainsi engager la consommation de masse.


- Deux options existaient pour nos décideurs d’après guerre

Il n’était pas obligatoire de se jeter dans toutes les nouvelles techniques proposées par les Etats-Unis à l’Europe, le dramatique exode paysan de l’après-guerre aurait pu être en partie évité. Utiliser peu d’engrais, de pesticides et de machinisme n’aurait pas entraîné les surproductions des années 1960 et surtout les exportations catastrophiques dans les PED. Le maintien d’une agriculture paysanne modernisée et agroécologique, pourvoyeuse d’emplois, aurait évité les désastres environnementaux et sociaux actuels. Le chômage de masse a débuté il y a trente ans sous l’effet des gains de productivité [20] considérables, entre autres dans l’agriculture.

Une grande exploitation, en agriculture conventionnelle, produisant de grandes quantités de matières premières à bas prix grâce aux subventions des contribuables et par l’externalisation de ses coûts négatifs [21], fera croître les profits des nombreux industriels, en amont et en aval : machinisme, engrais, pesticides, semences brevetées, dépollution des eaux, finance, commerce, grande distribution, etc.

Cette logique du profit conduit à l’agrandissement des « fermes », avec à la clé toujours moins de travailleurs à surface égale, plus de chimie destructrice, des machines toujours plus grosses, plus de pétrole et de CO2 émis et moins de biodiversité. Attention, il n’y a pas ici de généralisation critique contre les agriculteurs productivistes en tant qu’individus, même si certains ont une part de responsabilité. Il faut comprendre qu’ils ont été et sont encore instrumentalisés par l’endettement, la PAC et les aides diverses pour produire à très bas prix des matières première à l’état brut. Cela, bien sûr, pour les profits de la chaîne des transformateurs, distributeurs et bien d’autres. Quand les champs et les fermes sont utilisés par les multinationales de l’agroalimentaire comme le sont les puits de pétrole ou les mines par d’autres, on peut dire que les terres arables sont devenues des mines à ciel ouvert dont les agriculteurs sont les extractivistes : exploitants souvent exploités. On peut même dire que beaucoup sont victimes de ce système, surtout quand on pense aux nombreux suicides et aux maladies causées par les pesticides dans cette profession.

Du côté du consommateur, c’est au cours des années 1960 que sont apparus les premiers supermarchés remplaçant les commerces de proximité, faisant diminuer les emplois [22], augmenter les déplacements pétrolivores et la consommation alimentaire. La nouveauté a été les alignements de produits et le self-service avec les chariots pour empiler la malbouffe emballée, blindée aux protéines animales, au sucre, au sel, aux pesticides et autres additifs chimiques. Remplir le grand frigo jusqu’à la gueule et pouvoir manger et boire sans limites : un rêve américain qui n’a cessé de gagner du terrain. Pourtant des milliards de pauvres n’auront jamais accès à ce « paradis consumériste », car la croissance de ce conso-gaspillage n’est possible que par la faim, la pauvreté et les pertes de territoire que d’autres subissent ailleurs. Les terres, les productions végétales et animales ne sont pas extensibles à l’infini.

Choisir l’industrialisation de l’agriculture et le consumérisme de masse a entraîné la perte des savoir-faire traditionnels et le non-respect du vivant. En devenant des exploitants, les paysans ont été contraints d’abandonner les soins qu’ils prodiguaient à la nature, protection de la biodiversité, de la fertilité des sols et des paysages. Aujourd’hui l’agro-extractivisme est synonyme de réchauffement climatique, pollution des eaux, de la terre, de l’air, de maladies, de perte de biodiversité...

  • « Nous assistons à une menace pour la productivité de notre environnement agricole et naturel. Loin de sécuriser la production alimentaire, l’utilisation des néonicotinoïdes met en péril les pollinisateurs qui la rendent possible… Le déclin des insectes, c’est aussi le déclin des oiseaux, dont plus de la moitié sont insectivores et pire encore. » [23]

En France, Edgar Pisani, ministre progressiste de l’agriculture sous De Gaulle et promoteur de la « révolution verte » avec ses remembrements sauvages a engagé la destruction des haies et la suppression des chemins creux pour permettre l’évolution des grosses machines. A plus de quatre-vingt-dix ans, il confesse les erreurs commises [24]. L’agroforesterie et les haies sont maintenant reconnues comme étant des éléments essentiels de l’agroécologie. En associant arbres et cultures de plein champ les résultats sont très concluants aussi bien en termes de rendements que de recréation de la fertilité, de lutte contre l’érosion et de conservation de l’eau dans les sous-sols. Les découvertes sur la symbiose racinaire, les mycorhizes, et le développement de la microbiologie des sols sont décisives pour l’invention d’une autre agriculture.

Mais la puissance des groupes de pression, qui, profitant de l’agriculture conventionnelle, s’oppose au développement de l’AB, est énorme. Celle-ci ne se développe en Europe que grâce aux efforts de nombreux citoyens et paysans résistants, aux lanceurs d’alerte qui dénoncent depuis des dizaines d’années les catastrophes environnementales et sanitaires causées par les OGM, les nitrates et les pesticides [25].


- Subventions et financement

Les subventions agricoles ont permis de soutenir le revenu des agriculteurs et de recréer une sécurité alimentaire après la seconde guerre mondiale en Europe. Mais elles sont aussi devenues une forme de protectionnisme désastreux et un moyen de conquête des marchés des PED. Nous avons vu que le FMI et la BM imposent par le levier de la dette et des prêts de secours une quasi-disparition de l’aide à l’agriculture dans les PED. De plus, ces pays étouffés économiquement et politiquement par le remboursement des intérêts ont été contraints d’ouvrir leurs frontières. De là leur impuissance à garantir au minimum la sécurité alimentaire, voire mieux la souveraineté alimentaire, soutenue par des subventions publiques à l’agriculture, des aides aux produits de première nécessité, des financements, de la formation, de la recherche en agroécologie, des maisons de semences paysannes, des stocks de sécurité, etc…

En revanche, les pays de la Triade [26] ont versé près d’un milliard de dollars par jour à leurs agriculteurs pendant les dernières décennies. Ces subventions sont enfin en baisse, les Etats-Unis ont en même supprimé certaines en 2014 comme l’Europe qui n’accorde plus les dramatiques aides à l’exportation, très destructrices de l’agriculture du Sud.


- Techniques agricoles

Les engrais de synthèse à base de pétrole et de gaz ont fait disparaître les fermes où élevages et cultures de céréales étaient associés. Les prairies et les champs de céréales nourrissaient les élevages, les fumiers et les lisiers favorisaient le renouvellement de l’humus des champs et maintenaient leur fertilité. Une ferme en polyculture-élevage exige plus de bras, donc plus d’emplois mais moins de transports, peu d’intrants extérieurs et produit beaucoup moins de GES, l’inverse de la spécialisation actuelle des exploitations engendrée par l’alignement des prix sur le moins disant mondial résultant du libre-échange.

Aujourd’hui dans les exploitations céréalières, une moissonneuse-batteuse et quelques gros tracteurs et remorques permettent à deux personnes de récolter et transporter jusqu’au silo près de 3 000 tonnes d’équivalent céréales en quelques semaines.

La PAC favorise les zones spécialisées. Dans la Beauce, ce sont les céréales et en Bretagne l’élevage. Tant pis si les céréaliers sont contraints d’utiliser les engrais chimiques à la place des fumiers et les Bretons, par manque de paille, d’élever leurs cochons sur des claies en béton. D’un côté les quantités d’engrais utilisées par les céréaliers augmentent car la fertilité des sols se détériore, de l’autre les éleveurs n’ayant pas de paille déversent-inondent les champs de leurs lisiers. Ceux-là mêmes qui se retrouvent dans les rivières et les eaux sous forme de nitrates en quantités ingérables, et sont à l’origine des fameuses algues vertes qui polluent lourdement le littoral breton.

Que l’on raisonne en termes de coûts financiers pour les agriculteurs, de coûts écologiques ou en termes d’emplois, le résultat est mauvais. Ce système ne peut survivre qu’en restant sous perfusion des subventions de la PAC et avec le soutien constant du ministère de l’agriculture, lui-même sous l’influence du « ministère bis » (on désigne ainsi en France le syndicat FNSEA), et des lobbies de l’agroalimentaire.

La montée inexorable du prix du pétrole, les émissions de GES qu’il va falloir faire baisser de gré ou de force, la perte progressive de rendement, les pollutions ingérables et la montée continue du chômage imposeront de revenir à un équilibre écologique et social. L’agrobusiness et l’Europe ne pourront indéfiniment contrecarrer les demandes de la population réclamant une nourriture sans pesticides, des eaux douces non polluées, des plages sans algues vertes, des abeilles pour polliniser les fleurs, un arrêt du réchauffement climatique et une activité pour tous.

Tout ceci ouvre logiquement un boulevard à l’agriculture biologique. Elle pollue peu, n’externalise pas ses coûts et, généralisée, serait capable en quelques décennies de faire baisser les températures moyennes de la terre [27]. Son retard n’est dû qu’aux mensonges et au bio-scepticisme instillés par les firmes de l’agrobusiness, comme l’on fait avant eux les industriels du tabac ou ceux de l’amiante niant les problèmes de santé dont ils étaient responsables, et comme le font les lobbies du pétrole en inventant le climato-scepticisme à coup de centaines de millions de dollars.


- Exportation agricole et protéines animales

Les surproductions de la révolution verte ont été utilisées comme aliment du bétail, ce qui a conduit à l’augmentation du cheptel et de la consommation de viande. La Russie dans les années 1970 et d’autres pays furent les exutoires des millions de tonnes de blé, montagnes de beurre à prix cassé, stocks de viandes congelées ou lait en poudre, mais c’était encore insuffisant. Grâce aux aides financières à l’exportation, ces surplus ont alors envahi les PED.

Par cette double stratégie le productivisme a non seulement résorbé ces surplus, mais a même augmenté ses productions céréalières et animales. Comment ? En important des protéines de soja à bas prix, provenant en majorité du Brésil et d’Argentine, issues à 80 % de cultures OGM. Sans ces énormes apports de l’extractivisme agricole étranger, nul doute que le prix des viandes et produits laitiers serait beaucoup plus élevé et la production quantitativement très inférieure. Pourquoi ? Vendre des steaks et des produits laitiers rapporte infiniment plus que vendre des patates, du blé, des légumes secs et des épis de maïs. Carnivore ou végétarien sont des choix qui dépassent la question du goût, car ils ont des conséquences géopolitiques considérables.

3. Le cocktail qui fait augmenter le prix des denrées alimentaires, la spéculation qui l’amplifie

Si la montée et la volatilité du prix des denrées agricoles est multifactorielle, ce sont des choix politiques qui font augmenter la demande de végétaux et créent depuis quelques années une nouvelle rareté. Alors que durant des décennies les prix ont été bas, depuis 2005-2008, on assiste à un retournement. Bien que les quantités produites soient au plus haut, elles restent insuffisantes pour répondre à la demande. Comment est-ce possible ?

Les causes de fond de cette croissance des prix - doublement du prix des trois principales céréales, blé, maïs, riz et d’autres denrées alimentaires comme les oléoprotéagineux depuis les années 2005-2008 - sont multiples. Les deux principales sont la transformation d’une grande part du maïs étatsunien en éthanol et la spéculation sur les denrées alimentaires. Les autres, la croissance de la consommation de viande plus celle de la démographie mondiale, la perte de surfaces agricoles et les perturbations climatiques liées au réchauffement, n’ont eu que des impacts ponctuels. Dans les décennies à venir, leurs conséquences seront préoccupantes, voire catastrophiques.


Libre-échange

Le commerce international des céréales concerne 12 % de la production mondiale. Le reste est vendu sur les marchés locaux ou autoconsommé. Pourtant, les cours mondiaux, cotés dans les bourses du Nord, seront pour le blé, le maïs, le soja, le riz, etc, celui du producteur le plus important. Ainsi pour le maïs, c’est le prix étatsunien qui sera la référence. Etant fortement subventionné, ce prix trop bas mettra les producteurs sans aide dans de grandes difficultés. Ce système de concurrence déloyale est clairement un moyen de conquête des marchés agricoles des pays qui ne peuvent subventionner leur agriculture. Particulièrement les PED contraints de baisser leurs barrières douanières sous les « ordres » du FMI comme conditionnalités des prêts de secours. De plus, l’OMC poussant à la libre circulation des biens et denrées agricoles sur le plan mondial, ces pays se retrouvent sans défense face à des exportations de denrées en dumping. Les accords de libre échange de Doha, patronnés par l’OMC depuis 2001, n’ont jamais abouti à cause du refus des pays émergents d’ouvrir leurs frontières à ces produits subventionnés. Le GMT, le grand marché transatlantique, en cours de discussion dans la plus grande opacité entre l’Europe et les Etats-Unis, vise entre autre à contourner cet obstacle. Pire que le projet de Doha, il vise à supprimer les règlements sanitaires ou écologiques permettant de défendre l’agriculture européenne contre le poulet lavé au chlore, le porc élevé à la ractopamine, le bœuf aux hormones ou la culture des OGM.

Ce libre-échange faussé est mortifère pour l’agriculture familiale en concurrence directe avec les productions industrielles et subventionnées des grands pays exportateurs. Ruinés et contraints à l’exil vers les villes, les agriculteurs n’approvisionnent plus les marchés locaux. La place est alors libre pour les productions importées en dumping, ce qui est pourtant illégal ! Cela est d’autant plus injuste et dommageable que le productivisme a de moins bons rendements que l’agriculture vivrière biologique réalisée avec le bon matériel et les bonnes semences paysannes, particulièrement au Sud [28].

L’exemple du Mexique est emblématique. La signature de l’Accord de Libre-échange de l’Amérique du Nord, l’Alena [29], en 1994, a fait disparaître les taxes douanières qui protégeaient les petits producteurs. Le maïs étatsunien, moins cher grâce aux aides publiques, est alors entré massivement, ruinant de nombreux paysans mexicains contraints d’abandonner leurs champs. Originaire du Mexique, le maïs est la base de l’alimentation et de la culture de ce pays, comme le riz en Asie. Or, le prix du maïs a quasiment triplé en 2008, atteignant 240 € la tonne. Le prix de la tortilla, le plat national, a flambé, produisant faim et misère, la production mexicaine étant devenue insuffisante pour contrecarrer cette hausse et la population trop pauvre pour y faire face.


Agrocarburants

Dans un redoutable effet cocktail, libre-échange, agrocarburant et spéculation ont amplifié la montée des prix. La part du maïs étatsunien transformé en éthanol atteint près de 40 %. L’agroéconomiste Jacques Berthelot [30] fait un lien direct entre diminution des stocks de céréales, liée à ce maïs converti en agrocarburant, et augmentation des prix mondiaux.

En France, l’équivalent de l’ensemble de la production des oléoprotéagineux, colza et tournesol, est utilisé comme substitut du pétrole pour les agrocarburants et la chimie « verte ». Des subventions publiques sont données aux producteurs de colza-tournesol ainsi que des aides publiques aux industries de transformation de ce pétrole « vert ». Est-il acceptable que Sofiprotéol, le premier groupe français de la filière des huiles et protéines végétales, soit dirigé par Xavier Beulin, président de la FNSEA, syndicat agricole majoritaire et « ministère bis » de l’agriculture ? Un tel conflit d’intérêt n’émeut quasiment personne alors que la France est devenue importatrice pour sa propre consommation d’huile de palme et de soja, produits qui détruisent les forêts primaires en Asie, Amérique du Sud et Afrique.

  • Ces carburants censés être « verts » affichent en réalité, pour certains, un bilan environnemental calamiteux, lorsque les plantations destinées aux agrocarburants entraînent la destruction de forêts ou de prairies en Amazonie ou en Indonésie, et donc une perte d’écosystèmes captant le CO2. [31]

En Afrique, alors que près de la moitié de la population est en état de sous-alimentation, l’énorme mouvement d’accaparement de terres est en partie dédié à la production d’agrocarburants : palmier à huile, jatropha, etc. En Amérique du Sud, une part importante des terres est affectée à la canne à sucre pour l’éthanol, au soja pour le biodiesel, en Asie à l’huile de palme, aussi pour le biodiesel !

En transformant des végétaux cultivés en énergie liquide on transforme virtuellement les terres arables en champs de derricks. Aucun geyser de liquide noir et visqueux ne jaillira de ces terres, mais le prix des agrocarburants produits sera indexé sur celui du pétrole. Selon l’AIE, « La production de pétrole conventionnel a atteint son pic historique en 2006, elle n’augmentera plus jamais » [32], le pic général ne devrait pas tarder à se produire. Selon Matthieu Auzanneau, « Le boom des pétroles de schiste ne pourra pas se poursuivre au-delà de 2020, d’après le scénario de référence avancé par Washington. » [33] La production ne pouvant plus suivre la consommation, le prix des énergies augmentera fortement au cours des années à venir. Ainsi, le prix des terres comme celui des denrées alimentaires continueront à augmenter tant que les agrocarburants et la chimie « verte » absorberont une part importante de la production agricole mondiale. Ce qui ne pourra qu’exacerber la spéculation sur les terres et provoquer d’autres accaparements si rien n’est fait au niveau mondial pour les contrecarrer.

Si les gouvernements s’accordaient enfin pour sortir les denrées alimentaires des marchés financiers, il leur faudrait aussi en retirer les terres. Ce qui impliquerait de leur redonner le statut de biens communs, et ainsi de faire primer le droit d’usage sur celui de propriété. Ce que nous défendons vivement. Le paysan agriculteur doit redevenir locataire temporaire de la terre de ses enfants si nous ne voulons pas que le monde se transforme en une gigantesque barbarie dans laquelle ceux qui meurent de faim regardent ceux qui conso-gaspillent et réciproquement. Avec la télévision et internet n’est-ce pas déjà commencé ?


Viandes et protéines animales

Le productivisme a transformé « les animaux d’élevage en ressources naturelles au même titre que le charbon ou la forêt. » [34] Or l’augmentation de la consommation de viande sur la planète sera bientôt un paramètre important dans la montée des prix des denrées alimentaires. Chaque Européen consomme en moyenne 70 kg de viande par an, les Etatsuniens plus de 120 kg. La Chine a accru sa consommation de 55 % en dix ans [35], l’Inde traditionnellement végétarienne et d’autres pays veulent atteindre le standard de vie des occidentaux. Sachant qu’il faut environ 6,5 protéines végétales (PV) pour produire une protéine animale (PA), que se passera-t-il si cette tendance se maintient ?

En suivant la croissance actuelle, une augmentation de 15 % de la consommation mondiale de viandes et sous-produits animaux pour les décennies à venir entraînerait le doublement de la production de protéines végétales : 6,5 PV x 15 % = 97,5 % PV. Sans raser les forêts ni pomper toutes les eaux douces disponibles, il est impossible de doubler cette production. L’accroissement de la demande en aliment du bétail sera un facteur supplémentaire de dégradations environnementales et de famines dans un contexte de montée des prix des céréales, de guerre pour l’eau et d’inégalités croissantes.


Spéculation sur les denrées alimentaires

Un rapport d’Oxfam, « Banques, la faim leur profite bien » [36], explique que la finance occupe 65 % du marché des dérivés agricoles en 2013 contre 35 % pour les commerçants et les producteurs. BNP Parisbas, Crédit Agricole, Société Générale et BPCE y sont très présentes, Jean Ziegler parle de « banditisme bancaire » [37]. Les mastodontes du commerce agroalimentaire, comme Glencore, Cargill, Louis Dreyfus, Mitsubishi, etc. [38], profitant de leurs positions monopolistiques, sont souvent les premiers à spéculer.

  • Si l’on regarde les trois aliments de base (le maïs, le riz et le blé), qui couvrent 75 % de la consommation mondiale, leurs prix ont explosé. En dix-huit mois, le prix du maïs a augmenté de 93 %, la tonne de riz est passée de 105 à 1 010 dollars et la tonne de blé meunier a doublé depuis septembre 2010, passant à 271 euros. Cette explosion des prix dégage des profits astronomiques pour les spéculateurs, mais tue dans les bidonvilles des centaines de milliers de femmes, d’hommes et d’enfants. [39]

Il est important de comprendre que « loin de flamber, les prix mondiaux se seraient effondrés » [40], comme l’explique J.Berthelot, sans la transformation du maïs étatsunien en éthanol et la réduction des stocks qui en découle. Entre 2006 et 2013, la production mondiale aurait en effet été largement supérieure à la demande. Régulation publique et stockages de sécurité restent indispensables pour stabiliser les prix et pouvoir répondre à la demande en cas de baisse de la production, si l’on ne veut plus voir les prix flamber et les populations fragiles subir de nouvelles famines.

Imaginons qu’une stratégie spéculative - la mise sur le marché d’un très gros stock virtuel (achat à terme) ou réel - amplifie la baisse du prix du riz au moment de la récolte, car elle semble être mondialement abondante, c’est bien le producteur qui verra son investissement et son travail sous-rémunéré. Et si, plus tard, les investisseurs font monter les prix par des achats de masse, le spéculateur ayant fait des achats virtuels ou stockés réellement gagnera encore beaucoup d’argent une deuxième fois au détriment du producteur qui aura déjà vendu sa récolte à bas prix. Les spéculateurs ne font pas de l’argent avec de l’argent, comme ils le font croire avec leurs algorithmes, produits dérivés ou trading de haute fréquence, mais bien avec la sueur des autres, généralement celle des pauvres qu’ils transforment alors en misérables.

La volatilité des prix est catastrophique pour les populations des villes comme pour celles des campagnes. N’ayant que de très faibles revenus, elles subissent frontalement les désastres du renchérissement. Celles qui sont loin des villes, et donc loin des médias, souffrent ou meurent dans un silence criminel. Quant au paysan il ne peut emprunter pour des achats de semences, de terres ou de matériels sans risquer de tout perdre, s’il n’a pas quelques certitudes sur les prix des denrées produites durant la période de son remboursement. Les gouvernements des PED doivent recréer des stocks publics et instaurer des prélèvements douaniers variables aux frontières sur les importations de denrées alimentaires subventionnées vendues en dumping.


Impacts des transformations du climat sur l’agriculture

Nouvelles sécheresses, saisons des pluies transformées en cyclones dévastateurs, températures des régions chaudes en hausse, l’agriculture n’est pas à la fête. En 2013, la saison des pluies, au Nord de Madagascar, s’est arrêtée avant que les grains de riz n’aient pu se former. Imaginez la Beauce, cette immense et riche plaine agricole, couverte de blés sans épis ni grain ! Les citoyens seront certainement mis à contribution alors que la responsabilité de l’agrobusiness dans le chaos climatique est déterminante. De plus en Beauce, la couche de terre fertile est passée de un mètre à vingt-cinq/trente-cinq centimètres en cinquante ans : érosions éoliennes et hydriques sont favorisées par le productivisme. Combien d’années faudra-t-il pour qu’il ne reste plus que la roche mère stérile si les lobbies réussissent à maintenir encore quelques décennies cette agriculture dévastatrice ?

Les décalages de saison affectent lourdement les agricultures paysannes et l’alimentation de nombreux humains. Quand ce sont des pays continents qui sont affectés, comme l’Australie qui manque d’eau ou la Russie qui s’enflamme sur d’immenses surfaces, les prix mondiaux s’en ressentent. Si les énormes inondations en Thaïlande en 2011, le premier exportateur de riz, n’ont pas vraiment affecté l’approvisionnement mondial, combien de temps cela durera-t-il ? Le pic de la production mondiale de denrées alimentaires ne va-t-il pas être lui aussi atteint rapidement ?

Bien que New York, avec l’ouragan Sandy, et d’autres régions des Etats-Unis aient été gravement touchés par les événements météorologiques exceptionnels en 2012-2013, la population étatsunienne ne connaît pas encore de problèmes d’approvisionnement alimentaire. Arrogance et absence de clairvoyance, Bush avait dit que le niveau de vie des Américains n’était pas négociable en refusant toute limitation des GES au sommet de la terre en 1992. Barack Obama, seize ans après, a fait une déclaration fort différente :

  • « Nous ne pouvons pas conduire des 4x4, manger autant que nous le désirons, garder nos maisons à 20°C par tous les temps et espérer tout simplement que les autres pays vont être d’accord. Ce n’est pas ça, le leadership. » [41]

En effet, dans une décennie ou deux, la raréfaction de l’eau douce et les transformations du climat poseront de gravissimes problèmes d’accès à l’alimentation dans de nombreux pays. Selon Luc Gnacadja, responsable de la lutte contre la désertification à l’ONU : « Ce n’est qu’en prévenant cette dégradation que nous pourrons faire face aux défis des changements climatiques, de la croissance démographique, de la réduction de la pauvreté et de la sécurité alimentaire, » précisant que « 12 millions d’hectares de terres productives étaient perdus chaque année. » [42]

La fonte rapide des grands glaciers d’Amérique et d’Asie risque d’être insurmontable pour l’approvisionnement alimentaire. Ce sont plusieurs milliards d’humains qui vivent dans les régions irriguées par les grands fleuves. Et ces phénomènes risquent d’être renforcés par des sécheresses de plus en plus fréquentes. Le Pakistan, l’Inde et la Chine ont déjà commencé une guerre de basse intensité pour les ressources en eau.

  • Le réchauffement climatique et son impact sur la fonte des glaciers himalayens, qui accroît les risques d’inondation à court terme, ajoutent aux inquiétudes ambiantes. L’Inde se situe au cœur de ce puzzle ‘hydropolitique’. Dès que l’on décortique les contentieux avec ses voisins, le partage de l’eau de l’Himalaya s’impose comme une source majeure de frictions. Avec la Chine, la controverse n’a cessé de s’aiguiser ces dernières années. Elle se focalise sur les projets chinois le long du Brahmapoutre, lequel prend sa source au Tibet, ainsi que sur la plupart des grands fleuves d’Asie. [43]

Ce ne sont pas les OGM, ou les cultivars tous terrains - incapables de pousser sans irrigation, ni « béquilles » chimiques ni pétrole - produits par les grands monopoles semenciers internationaux [44] qui pourront fournir des solutions adaptées à la sécheresse ou à la surabondance de pluies. D’autant plus que les graines brevetées issues de la biotechnologie ne sont pas reproductibles localement. A l’inverse, les semences de terroirs que les paysans sélectionnent et échangent entre eux, comme ils l’ont fait depuis des millénaires, sont adaptatives et résilientes. C’est bien le maintien et l’abondance de la biodiversité qui fournira une réponse adaptée au défit du changement climatique. Il serait temps que les centres de recherche publique se consacrent enfin à l’agroécologie, plutôt qu’à l’agriculture conventionnelle.

Les grands monopoles semenciers ont obtenu que les agriculteurs ne puissent plus utiliser leurs propres semences sans leur payer une redevance. Profondément injuste, cette interdiction est surtout un non-sens écologique. En faisant disparaître à terme la diversité des semences paysannes et locales, elle nous expose collectivement à d’immenses famines comme la planète n’en a jamais connu. Pierre Henri Gouyon [45], spécialiste de la génétique des plantes, explique dans une courte vidéo « Les OGM et la panne de la biodiversité agricole », qu’une maladie, incurable rapidement, pourrait toucher une des variétés planétaires et provoquer une famine mondiale. Ce n’est donc pas une vue de l’esprit des opposants aux OGM et au productivisme agricole. Quand on voit les images de l’armée colombienne [46] éventrer des sacs de semences paysannes, au nom d’un accord de libre-échange avec les Etats-Unis, il est plus que temps de réagir, par exemple en soutenant les « Faucheurs volontaires. »

4. L’indispensable dépérissement de l’agro-extractivisme et du conso-gaspillage alimentaire

L’agro-extractivisme profite-t-il aux populations ? Dans les PED la réponse est non. La faim, la sous-alimentation et la carence en nutriments de milliards de personnes montrent que le productivisme agricole, malgré ses « succès », ne nourrit toujours pas les populations des pays à faible revenu. Quant aux populations des pays industrialisés, si elles profitent des prix, en apparence peu élevés, et de quantités abondantes, c’est d’abord à cause des subventions publiques tirées de leurs impôts, ensuite à l’externalisation négative des coûts cachés, enfin au détriment de la qualité nutritionnelle. Les prix des maladies engendrées par les pollutions agricoles (air, terre, eau et aliments) ne sont pas chiffrés alors qu’ils sont considérables. Le coût environnemental et social des extractions diverses à l’étranger, nécessaires au productivisme agricole, est lui aussi rarement comptabilisé.


L’agriculture conventionnelle est-elle rentable et offre-t-elle un prix modéré pour les populations ?

Non ! La majorité des exploitations des pays occidentaux feraient rapidement faillite sans les subventions publiques, sachant que les agriculteurs sont pour la plupart très endettés. Si nous appliquions la loi du pollueur-payeur, une évidence que comprend un enfant de dix ans, l’Europe deviendrait rapidement un désert agricole, à moins de rejoindre à marche forcée les 5 % de surfaces en AB. Aucun obstacle naturel, technique ou touchant à l’approvisionnement n’empêchent que toute l’agriculture européenne passe progressivement au bio. Hormis les industriels des pesticides comme ceux des engrais et des semences mutées qui pratiquent le pollueur-payé par nous tous. Les 500 millions d’européens seraient ultra gagnants aussi bien sur le plan de la santé publique et de l’environnement que sur le plan financier : démonstration plus bas.

Quant aux agriculteurs du Sud, non seulement ils subissent la concurrence déloyale des produits subventionnés de l’agriculture industrielle à cause du système du libre-échange imposé, mais en plus ils perdent leurs terres et le travail qui les nourrit aux profits des accapareurs productivistes. Ceux d’entre eux qui pratiquent l’agriculture conventionnelle, issue de la « révolution verte », voient leurs terres perdre leur fertilité, voire se saliniser ou s’éroder, et ainsi devenir incultes. Dans les pays chauds la couche d’humus est plus fragile et les terres se salinisent avec les engrais chimiques et l’irrigation. Seules les grandes entités, exploitant des terres spoliées sans payer le prix de la destruction de la fertilité des sols ni de la pollution des eaux, ont un bilan financier positif. N’oublions pas que 284 000 paysans indiens se sont suicidés pour surendettement après être tombés dans les dettes de la « révolution verte » et de la biotechnologie, comme l’explique Vandana Shiva.

Selon l’agronome Jacques Caplat, la dépollution des eaux (nitrates et pesticides) coûte en France entre 800 et 2 400 euros par hectare cultivé en mode conventionnel (engrais et pesticides) [47]. Ce qui peut parfois être plus élevé que la valeur brute des récoltes par hectare. Le fait que la dépollution soit payée par les consommateurs d’eau est un détournement qui profite aux compagnies privées qui distribuent et épurent la ressource, mais surtout aux fabricants d’engrais et de pesticides qui en sont responsables et en tirent de grands profits sans payer la dépollution. Les droits des utilisateurs d’eau comme ceux de la nature sont bafoués.


L’agroécologie véritable n’est pas extractiviste

L’impact de l’agriculture biologique, AB, sur la destruction de la biodiversité, la pollution de l’air, des terres et des eaux est faible. Mais une monoculture clonale de céréales menée en biologie ne peut être classée comme agroécologique. Remplacer les intrants chimiques par des organiques est excellent mais non suffisant. De nombreux impacts négatifs comme l’érosion des sols ou la perte de fertilité perdureront si cette agriculture n’est qu’un autre productivisme agricole avec la chimie en moins.

Actuellement, les rendements céréaliers de l’agriculture biologique se rapprochent du conventionnel. Quant au bilan comptable, il est d’ores et déjà meilleur pour l’AB. « Il y a beaucoup de preuves montrant que les agriculteurs biologiques gagnent plus que les agriculteurs conventionnels à travers le monde. » [48]

Quand on intègre les externalités négatives du conventionnel, la comparaison des bilans devient catastrophique pour ce dernier. Si la dépollution des eaux coûte en moyenne dans le conventionnel près de 1 600 euros par hectare cultivé et par an, la perte de biodiversité comme la disparition des abeilles ou le coût de la pollution des terres, de l’air et des aliments ne sont pas évalués. Les impacts des pesticides sur la santé créent beaucoup de souffrance. Selon François Veillerette de Générations futures, « Moult études ont désormais établi le lien entre pesticides et cancers, maladies neurodégénératives (Alzheimer et Parkinson…), difficultés de reproduction, malformations génitales, autisme…Et les premières victimes sont les agriculteurs eux-mêmes. » [49]

Quant à la part du réchauffement climatique due à ce type de pratique agricole, elle coûte déjà très cher, et entraîne au Sud les premières migrations climatiques. C’est pourquoi il est légitime d’affirmer que les produits issus de l’AB ont des coûts financiers, humains, écologiques et sanitaires incomparablement plus bas.

Pourtant on ne cesse d’entendre que le bio est trop cher. En apparence, c’est vrai puisque les coûts cachés du conventionnel sont externalisés. Multinationales des semences brevetées, producteurs de pesticides et d’engrais, grands transformateurs et distributeurs alimentaires, compagnies d’eau et de publicité, médias et banques, lobby médico-pharmaceutique, tous soumis à une recherche effrénée de dividendes, mentent. Tant qu’ils réussiront à cacher et faire prendre en charge les externalités négatives de l’agriculture productiviste par la population, ils parviendront à ralentir le développement de l’AB. Alors le futur, santé des peuples et biotope naturel, continuera de s’assombrir.

Le consommateur paie sa nourriture six fois. Après l’avoir achetée, il la paie une deuxième fois avec les subventions versées à l’agriculture, ensuite une troisième en ouvrant le robinet avec les taxes pour la dépollution de l’eau (pesticides et nitrates), qui seraient inutiles avec l’AB. Il paie une quatrième fois en allant chez le médecin, bien souvent pour des ALD (diabète, cancer, obésité, etc…) dont l’origine est alimentaire et environnementale [50]. Il paie une cinquième fois en subissant les conséquences de la perte accélérée de la biodiversité (pollinisateurs, végétaux, animaux) et enfin une sixième en supportant les premiers dégâts du réchauffement-dérèglement climatique dus à cette agriculture. Carotte, yaourt, blé, poulet, etc, coûteraient en réalité aux citoyens cinq à dix fois moins cher si l’AB était universalisée. Une méta-analyse de l’université de Newcastle « montre que l’alimentation biologique, outre qu’elle ne contient pas de résidus de pesticides et qu’elle protège l’environnement, produit des aliments aux qualités nutritionnelles intrinsèques très favorables à la santé. » [51] « Les fruits et légumes bio, plus riches en antioxydants » titre Le Monde [52].

L’association Grain démontre que le système agroalimentaire occidental, du champ à la bouche, est responsable de 50 % des émissions de GES, sa persistance est donc un crime contre le climat, les peuples et les générations futures.

  • « 25 à 40 % du CO2 actuellement en excès dans l’atmosphère provient de la destruction des sols et de leur matière organique, la MOS. Or il est possible de réincorporer dans le sol le CO2 relâché par l’épuisement des sols, la qualité de la MOS pourrait être restaurée à des niveaux préindustriels en moins de cinquante ans, le temps qu’il a fallu à l’agriculture industrielle pour la réduire. » [53]

Quand les intérêts privés priment de façon aussi évidente sur l’intérêt général, que les gouvernements et les administrations publiques ne défendent plus les citoyens mais une agriculture productiviste mettant notre avenir en danger, il est possible d’affirmer qu’un système de type maffieux a pris le pouvoir sur nos champs, notre alimentation, notre santé et notre biotope. Cet agrobusiness est condamné, mais il peut encore durer si nous ne l’empêchons de continuer à nuire par notre résistance active. En 1906 on savait déjà que l’amiante était cancérigène … il a fallu attendre un siècle pour qu’il soit interdit. Combien de degrés, de souffrances, et de morts avant que cesse le crime de malnutrition globalisée ?

5. Malnutritions au Sud et au Nord

  • Selon la FAO, « alors même que près de 870 millions de personnes souffrent de la faim, le monde est de plus en plus confronté à un double fardeau lié à l’alimentation : d’une part, la sous-alimentation chronique et les carences en micronutriments et, d’autre part, l’obésité, le surpoids et les maladies non transmissibles qui en dérivent. » [54]

Il est paradoxal de constater que les deux tiers des personnes souffrant de la faim sont des populations rurales vivant dans le Sud ! « La croissance agricole impliquant les petits exploitants, notamment les femmes, sera d’autant plus efficace dans la réduction de l’extrême pauvreté et de la faim qu’elle permettra de créer des emplois pour les pauvres. [55] » Ainsi les montagnes de céréales et de viandes produites dans les pays industrialisés n’améliorent en rien l’alimentation de ceux qui n’ont pas les moyens financiers de se les procurer : les 98 % d’affamés vivant dans les PED. Par ailleurs selon l’association Solidarités internationales, « 50 % de la population mondiale n’a pas accès à une eau potable, dont 1,9 milliard de personnes qui n’ont pas d’autre choix que de boire une eau dangereuse. » [56]


Suralimentation au nord : malnutrition partout

La première conséquence de la consommation alimentaire débridée - modèle auquel tous aimeraient accéder - est l’immense ponction extractiviste faite sur les ressources végétales de la planète par les populations des pays conso-gaspilleurs. Selon l’analyse des Amis de la terre,

  • « les hauts niveaux de consommation en Europe, et notre forte consommation de viande, de produits laitiers et autres denrées dont la production laitière, requièrent de larges surfaces, gonflent de façon insoutenable notre besoin en terres. L’Europe mobilise ainsi 640 millions d’hectares par an pour sa consommation, soit 1,5 fois sa propre superficie. » [57]

Dans les pays industrialisés, 3 600 calories sont absorbées par personne en moyenne chaque jour, alors que 2 500 suffisent largement pour bien vivre.

  • « 65 % de la population mondiale habitent dans des pays où le surpoids et l’obésité tuent plus de gens que l’insuffisance pondérale [58]. En arrivant en ville, les habitants des villages enrichissent leur régime alimentaire en aliments à forte quantité énergétique mais faible qualité nutritionnelle. Ce qui explique que les populations de ces pays sont à la fois touchées par le surpoids et la dénutrition. » [59]

De nombreux obèses se trouvent dans les classes les moins favorisées des pays industrialisés. Leur dénominateur commun est la consommation de junk food. En 2013, 120 millions de jeunes Chinois étaient concernés par l’obésité. Selon une étude de l’université de Washington de 2014, 2,1 milliards d’humains sont en surpoids et selon la FAO plus de deux milliards d’humains ne mangent pas assez. Il n’y aurait donc qu’un tiers des humains à n’être pas sous-nutris, ni suralimentés ou malnutris !


De la sobriété au gaspillage ou comment le modèle occidental d’alimentation a été artificiellement construit

La grande majorité de nos ancêtres, jusqu’avant la dernière guerre mondiale, mangeait peu de protéines animales. Dans les villes et les bourgs, il fallait faire avec ce que l’on trouvait dans le voisinage, les fermes de proximité, les petits commerçants et les marchés locaux. Plusieurs milliards de personnes vivent encore ainsi.

Parler de frugalité, même heureuse comme Pierre Rabhi ou joyeuse comme Paul Ariès, est insupportable pour les habitants des pays industrialisés - les 20 % qui consomment 80 % des richesses de notre terre. Et pourtant l’équilibre alimentaire en protéines se situait souvent bien au-delà de 70 % de protéines végétales et 30 % de protéines animales au début du XXe siècle. Ce ratio a été complètement inversé dans les pays industrialisés en moins d’un siècle. La décolonisation de notre imaginaire, pas facile à faire, nous permettrait de trier entre les pseudo-désirs, les faux besoins et les messages de santé mensongers qu’instillent en permanence la propagande consumériste. Pour cela il faudra instituer la tolérance zéro à l’égard des mystifications ou réels mensonges de la publicité. On en rêve ! Une fois de plus c’est à nous tous de résister, avec le RAP [60] par exemple, car les gouvernements ne font rien.

Alors que la tradition paysanne valorisait la sobriété alimentaire depuis des millénaires, il n’a fallu que quelques décennies pour fabriquer des mangeurs capables d’absorber les surproductions chroniques issues de la « révolution verte ». Du simple usage des aliments on est passé au conso-gaspillage. Obsolescence programmée des biens matériels, mode de la viande et gâchis alimentaire relèvent de la croissance du PIB, pas d’un chemin vers le BNB, l’indice du bonheur national brut du Bhoutan.

Nous mangeons trop et trop riche, car tout nous y pousse, de la publicité à la mode du tout prêt, et même jusqu’aux conseils des nutritionnistes et diététiciens, dont la formation a été corrompue par le système agroalimentaire [61]. L’exemple des laitages recommandés pour contrecarrer l’ostéoporose est emblématique de ces mensonges orchestrés par l’agrobusiness [62]. Cette folle consommation de protéines animales fait des nantis, les occidentaux en particulier, des pilleurs extractivistes et des réchauffeurs du climat qui s’ignorent … plus ou moins !


Le mythe du modèle carné

  • Un jour viendra où l’idée que, pour se nourrir, les hommes du passé élevaient et massacraient des êtres vivants et exposaient complaisamment leur chair en lambeaux dans des vitrines inspirera sans doute la même répulsion qu’aux voyageurs du XVIe ou du XVIIe siècle les repas cannibales des sauvages... Claude Lévi-Strauss

Depuis quelques décennies les affections de longue durée, les ALD, sont en augmentation constante précisément dans tous les pays où la consommation de protéines animales s’accroît. De longues études scientifiques faites par T. Campbell démontrent très clairement le lien entre augmentation des maladies chroniques ou ALD et consommation débridée de produits animaux.

Si l’ensemble des humains ne consommaient que des viandes d’élevages entièrement nourris localement ou mieux, devenaient végétariens, la moitié des terres utilisées par l’agriculture mondiale, voire moins, suffirait pour alimenter 10 milliards d’humains. Aujourd’hui, selon Agnès Stienne, « les pâturages recouvrent 60 % des terres agricoles, le fourrage quant à lui occupe 35 % des terres arables. Au total, 78 % des terres agricoles sont ainsi dédiées au bétail et à son alimentation. [63] » Ainsi la faim aurait disparu et les accaparements de terres seraient devenus inutiles. Nous pourrions retrouver de grandes forêts pour réguler le climat : régime des pluies et température.

La filière de la viande a tout fait pour démontrer, sans preuve, que la croissance de cette consommation était bénéfique pour la santé. Devenue indissociable du progrès social elle est aussi une consommation ostentatoire - mise en évidence par Veblen [64] - ou une rivalité mimétique, concept développé par René Girard [65]. Chacun désire ce que l’autre possède ou consomme. Dans le système de valeurs matérialistes, l’inégalité sociale vécue à travers le différentiel du niveau de richesses, alimentaires ici, conduira chacun à utiliser les codes de reconnaissance sociale des classes supérieures, même s’il n’en a pas les moyens financiers.

En 2011, la France a imposé de servir des protéines animales dans les écoles, « chaque repas doit comporter un plat protidique… à base de viandes, poissons, œufs, abats ou fromages ». La Sodexho a voulu faire une journée sans viande dans ses 700 cantines en France. En expliquant qu’un kilogramme de viande de veau pollue autant qu’un trajet auto de 220 km et que le carnivore européen moyen aura mangé dans sa vie 760 poulets, 20 porcs, 29 moutons et 5 bœufs. Elle a été contrainte de faire marche arrière par le lobby de la viande [66].


Surpoids, expansion des affections de longue durée (ALD) et diminution de l’espérance de vie sans incapacité (EVSI)

- Mal-mangeurs et sur-mangeurs

À Dakar, selon la militante Penda, sept femmes sur dix sont atteintes de diabète. Elles ignorent que les causes sont principalement d’origine alimentaire, en particulier la surabondance de sucre et graisses. Mais il y a plus, le « yassa poulet » traditionnel est constitué de brisures de riz thaïlandais chargées de pesticides pour le transport, d’oignons subventionnés d’Europe avec pesticides de conservation, de sauce tomate d’Italie en conserve, de bas morceaux de poulets industriels européens congelés - décongelés et recongelés - issus de bêtes vivant en détention et nourries au maïs subventionné européen, au soja OGM d’Amérique du Sud et abreuvé d’antibiotiques. Le sucre blanc issu de betteraves européennes subventionnées, cultivées aux engrais et aux pesticides, remplace dans le thé traditionnel le sucre de canne local ! D’après les estimations mondiales de l’OMS, il est prévu que 2,3 milliards de personnes seront en surpoids, dont 700 millions d’obèses, en 2015.

Selon la FAO, dans les pays à faible revenu,

  • « Alors que les maladies infectieuses et la dénutrition continuent de sévir, les facteurs de risque de maladies non transmissibles comme l’obésité et le surpoids augmentent rapidement, surtout en milieu urbain. Il n’est pas rare de constater à la fois dénutrition et obésité dans un même pays, dans une même communauté voire dans un même ménage. » [67]

La très grande majorité des aliments transformés par l’agro-industrie ont non seulement perdu par raffinage, cuisson, congélation, stockage long ou irradiations, etc, une grande partie de leurs nutriments, mais contiennent en plus des résidus de la chimie agricole et alimentaire. Les Chinois et les Indiens en augmentant leur consommation de viande sont maintenant atteints par les mêmes ALD dont ils étaient indemnes auparavant : obésité, maladies cardio-vasculaires, diabète, cancers, problèmes d’articulations ou neurologiques, etc.

  • « La population chinoise (prise dans son ensemble) consomme deux fois plus de viande que les Américains, selon l’USDA, et le quart de la production mondiale. Pourtant la consommation chinoise de viande par tête d’habitant correspond à la moitié de celle d’un Américain. » [68]

Cette surabondance alimentaire profite en amont aux fournisseurs d’intrants et en aval aux transformateurs, aux secteurs du déchet et de la santé en passant par les banques et les assurances jusqu’aux maisons de fin de vie. Face au conso-gaspillage alimentaire, qui n’enrichit réellement que les 1 % de l’oligarchie, la sobriété, bien que non financièrement profitable, s’imposera comme seule capable d’assurer le bien-vivre au plus grand nombre.

  • « Avec Yoplait dans sa gamme - un gros succès, dont les yaourts contiennent deux fois plus de sucre que des marshmallows - il est l’un des plus concernés. Et il (Stephen Sanger) va droit au but : « Ne me parlez pas de nutrition. Parlez-moi de goût et, si un produit a meilleur goût, n’essayez pas de me faire vendre autre chose qui a moins bon goût. » En clair, ils nous disaient : « Vous ne croyez pas qu’on va gâcher les bijoux de famille et changer nos formules parce qu’une bande de gars en blouse blanche se soucie de l’obésité." Nous sommes en 1999. Aujourd’hui, aux Etats-Unis, un adulte sur trois est considéré cliniquement obèse, un enfant sur cinq ; 24 millions d’Américains sont atteints de diabète de type 2, près de 79 millions de pré-diabète et 7 millions souffrent de goutte, la « maladie des riches » associée à la gloutonnerie. Le sucre, le sel et les matières grasses les en remercient. » [69]

L’obésité est un problème majeur de santé publique, contre laquelle les Etats ne font quasiment rien. Certains régimes alimentaires pour maigrir, à base quasi exclusive de protéines d’origine animale, ont un immense succès. Ces régimes hypoglucidiques type Dukan ou Atkins vont dans le sens du lobby agroalimentaire. Au-delà de la réussite immédiate dans la perte de poids, la santé future de ceux qui suivent un tel régime sera mise en péril. Le rapport Campbell, déjà cité, qualifie ces régimes à faible teneur en hydrates de carbone de bombe à retardement. « La plupart des gens seront totalement incapables de suivre ce régime pour le reste de leur vie, et même si quelqu’un réussit à le faire, ce sera au prix de sérieux problèmes de santé. » Et, avec l’impact catastrophique de la consommation de viande sur la planète, on est abasourdi par l’ignorance générale et le silence des autorités publiques de santé. On accentue le développement de l’agro-extractivisme destructeur de notre biotope par une amplification de l’alimentation à base de protéines animales pour perdre du poids ! Génial !

Les causes de l’obésité peuvent être génétiques, psychologiques, environnementales (perturbateurs endocriniens). Une dose infinitésimale, quelques molécules de Bisphénol A [70], de phtalates, de perfluorés ou de certains pesticides, peuvent être dramatiques pour le fœtus, son avenir d’adulte et même celui de ses descendants. Mais elles sont surtout d’origine industrielle et publicitaire, notamment pour les moins favorisés. « Le tour de taille des individus augmente avec les difficultés financières déclarées ». [71]

Les obèses emmagasinent les graisses et les sucres rapides, ainsi que les molécules chimiques ajoutées par l’industrie alimentaire. Devant les messages répétés de la télécratie, les enfants dont l’esprit critique n’a pas été suffisamment développé, que ce soit par leurs parents ou par l’école, seront les premiers touchés. Ils auront d’autant plus de difficultés, devenus adultes, à résister aux tentations du conso-gaspi alimentaire qu’ils y auront été accrochés, de façon addictive, dans la période de structuration de leur cerveau, au moment de la création de leur environnement affectif et culturel. Bernard Stiegler explique que les enfants, pris en otage par les messages publicitaires et l’effet de mode qu’ils induisent, en devenant prescripteurs des achats de leurs parents, se transforment en « mineurs-adultes ». Et que plus tard, leurs désirs pulsionnels, en dominant leur comportement avec cette immédiateté propre aux enfants, viendront s’opposer à la structuration de leurs désirs d’adultes nécessitant un temps plus long. Ce qui en fera des « adultes-mineurs » [72]. Rien n’étant sérieusement engagé pour faire baisser l’intensité des mensonges et les ajouts de molécules chimiques dans l’alimentation, les obèses, victimes du système libéralo-consumériste dérégulé, sont instrumentalisés pour faire augmenter les profits du secteur.

Un tiers des terriens sont en surpoids ou obèses, avec un indice de masse corporelle, IMC, dépassant 25. On peut admettre qu’ils mangent beaucoup plus que ceux ayant un IMC normal, des aliments souvent de mauvaise qualité mais très profitables, tels ceux avec des ajouts : de sucre ou d’aspartame dans les yaourts et les sodas, ailleurs de sel, exhausteur de goût retenant l’eau et augmentant le poids des viandes par exemple, qu’ils achètent en quantité. Pari réussi pour l’agrobusiness ! Il est parvenu à augmenter la consommation mondiale alimentaire, donc ses profits, dans des proportions considérables au détriment de la biodiversité, des eaux, du climat et de la santé humaine.

Un obèse aura sans doute dix fois plus recours aux services de santé (médecins, analyses, soins, hospitalisations, chirurgie, médicaments) qu’une personne avec un IMC inférieur à 25. Selon Karine Clément « L’obésité est une maladie complexe, avec de nombreuses répercussions sur la santé. Et notamment une série de maladies métaboliques, comme le diabète, les maladies cardiovasculaires et certains cancers (du sein, de l’utérus, du colon, du foie) » [73]. Ainsi aux Etats-Unis les 100 millions d’obèses auront des dépenses de santé qui pourraient être équivalentes à un milliard de personnes en bonne santé.

  • De 36 % d’obèses en 2012, l’Amérique passerait à 42 % d’obèses en 2030. Ces 6 % d’augmentation du taux d’obésité entraîneraient un surplus en dépenses de santé de 550 milliards de dollars sur les deux prochaines décennies. [74]

Si le service de santé est public, il sera d’autant plus vite en déficit que l’obésité augmentera. Alors la solution de la privatisation s’imposera, sans résoudre la cause. Dans le cas où il est privé, comme aux États-Unis, le multiplicateur des profits est considérable. Ce raisonnement peut être étendu à toutes les ALD, tels les problèmes cardio-vasculaires, diabètes, cancers, maladies neurologiques comme Parkinson, Alzheimer, etc. « Le coût de l’exposition aux perturbateurs endocriniens se chiffre en milliards. » [75]

Il est difficile d’accepter qu’être atteint d’une ALD nous transforme en un extraordinaire filon d’or pour le lobby de la santé. La malbouffe, indissociable des pollutions environnementales, est un levier efficace de l’extractivisme entendu comme pillage des ressources humaines et financières. La progression de l’agriculture et de l’alimentation industrielle, la bio qui stagne, les supermarchés et les restaurants fastfood toujours plus nombreux ne nous contraignent-ils pas tous, si nous ne résistons pas, à emprunter ce parcours alimentaire dégradé-dégradant voire mortifère, mais si profitable pour le 1 % ?

Introduction
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 5


Notes :

[1GRAIN, Hold up sur l’alimentation humaine, Cetim-Grain, 2012.

[2Jacques Caplat, interview 16.07.2010 dans Ecorev, http://ecorev.org/spip.php?article948

[3Multiples articles sur www.cadtm.org, dont deux de l’auteur.

[4Aide financière aux familles instituée par Lula, conditionnée à l’éducation des enfants.

[5Marc Dufumier, Famine au sud, malbouffe au nord, Nil, 2012.

[9Le terme agroécologie regroupe des techniques biologiques comme la biodynamie, la permaculture , l’agroforesterie, les cultures associées, etc, toutes plus productives à surface égale que l’agriculture conventionnelle. Cela avec une plus grande intensité de main d’œuvre, peu de matériels lourds et d’intrants, et très peu d’émissions de GES, voire à l’inverse une captation du CO2 par la biomasse produite.

[10Jean Ziegler, Destruction massive, Seuil, 2011.

[12Plus de cent chercheurs en agronomie vilipendent le parti pris non scientifique d’une étude de l’INRA critique de l’agriculture biologique. http://www.reporterre.net/spip.php?article5402

[13Vendre un produit en dessous des coûts de production.

[14J.-P. Boris, Commerce inéquitable, le roman noir des matières premières, Hachette, 2005.

[15Chiffres confirmés par Faostat.

[17Jacques Caplat, interview 16.07.2010 dans Ecorev http://ecorev.org/spip.php?article948

[20La croissance de la quantité de biens ou services réalisés par une personne dans une journée ou une année, grâce aux machines, à l’informatique, à la robotisation…

[21L’externalisation consiste a reporter à l’extérieur, sur d’autres ou/ et la nature, les conséquences négatives de ses productions : pollutions des eaux, de la terre et de l’air, déchets, réchauffement climatique, destruction de la MOS…

[22Selon Christian Jacquiau, (Les coulisses de la grande distribution, Albin Michel, 2000) un emploi créé dans un super marché fait disparaître quatre emplois dans le petit commerce.

[25Christian Velot, André Cicolella, Gilles-Eric Séralini, Dominique Belpomme et bien d’autres.

[26Europe, Amérique du Nord, Japon.

[27GRAIN, Hold up sur l’alimentation, GRAIN-Cetim, 2012.

[28GRAIN, Hold-up sur l’alimentation, GRAIN-Cetim, 2012.

[29Etats-Unis, Canada, Mexique.

[30Jacques Berthelot, Réguler les prix agricoles, L’Harmattan, 2013.

[34Jocelyne Porcher, Les Z’Indignés N° 15, mai 2014.

[37Journal Libération, 12.02.2013.

[39Jean Ziegler cité par Eric Toussaint, http://cadtm.org/Les-banques-speculent-sur-les

[40J. Berthelot, Réguler les prix agricoles, éd L’Harmattan, 2013.

[44Monsanto, Syngenta, DuPont, Limagrain sont les plus importants.

[469.70 Documentary » de Victoria Solano.

[47Jacques Caplat, agronome, conférence à Clamecy, mai 2013, à St Julien du Sault en juin 2014 ; Jacques Caplat, L’agriculture biologique pour nourrir la planète, Actes Sud, 2012.

[49Journal Libération, 17 juillet 2014.

[50André Cicolella, Toxique planète, Seuil, 2014.

[53GRAIN, Hold up sur l’alimentation, GRAIN-Cetim, 2012. Par la photosynthèse, les plantes avec l’énergie du soleil captent du CO2 et piègent ce gaz dans la biomasse du sol.

[60Résistance à l’agression publicitaire.

[61Paul Scheffer, To be or not lobbies, Les Z’Indignés Avril 2012, et http://cadtm.org/Indispensable-desobeissance

[62Thierry Souccar, Lait, mensonges et propagande, 2008, et Le mythe de l’ostéoporose, 2013.

[64T. Veblen, Théorie de la classe de loisir (1899), Poche Gallimard, 1979.

[65René Girard, La violence et le sacré, Hachette, 1972.

[70Il est interdit pour la fabrication des biberons et le sera pour tous les contenants alimentaires.

[72Bernard Stiegler, La télécratie contre la démocratie, Flammarion, 2006.

Nicolas Sersiron

Président du CADTM France, auteur du livre « Dette et extractivisme »
Après des études de droit et de sciences politiques, il a été agriculteur-éleveur de montagne pendant dix ans. Dans les années 1990, il s’est investi dans l’association Survie aux côtés de François-Xavier Verschave (Françafrique) puis a créé Échanges non marchands avec Madagascar au début des années 2000. Il a écrit pour ’Le Sarkophage, Les Z’indignés, les Amis de la Terre, CQFD.
Il donne régulièrement des conférences sur la dette.