Les années précédant la crise financière ont été marquées par l’augmentation de la dette des ménages dans la plupart des pays capitalistes avancés. William Pesek, un éditorialiste du groupe Bloomberg nous a mis en garde contre le risque d’explosion en Asie de la dette des ménages [1]. Il avait ajouté que “plusieurs pays avaient un ratio de dette privée d’entre 150 % à 200 % du PIB. L’Australie, Hong Kong, la Corée du Sud et Taiwan se situant au sommet de cette catégorie ainsi que la Chine, la Malaisie, la Thaïlande et le Vietnam. Même lorsque les niveaux d’endettement sont inférieurs comme c’est le cas pour l’Indonésie et les Philippines, la la perspective n’est pas exempte de potentielles difficultés [2].
Un autre analyste financier, Frederic Neumann, codirigeant du département de recherche économique sur l’Asie de la banque HSBC nous met en garde contre l’augmentation du ratio dette des ménages/PIB dans la plupart des économies asiatiques à l’exception de l’Inde [3]. Neumann ajoute également que “les optimistes prétendent qu’il est improbable que cela se produise en Asie où les gens ont l’habitude d’être plus prudents [qu’ailleurs] et d’économiser une plus grande proportion de leur revenu mensuel. Chose qui n’est pas nécessairement vraie [4].”
Le scénario indien
Cependant, en dépit de l’optimisme de Neumann par rapport à l’Inde et son caractère particulier, les chiffres actuels suggèrent l’opposé. Une étude de 2014 de l’organisation nationale d’échantillon de sondages indiquait que l’Inde est en train de devenir un pays avec une dette des ménages élevée, multipliée par 7 dans les villes et par 4 à l’intérieur du pays au cours de la période 2002-2012. Selon cette étude, en 2012, 22 % de la population urbaine était endettée et la dette moyenne par habitant était passée de 11 771 roupies en 2002 à 84 625 en 2012. Dans les zones rurales, le chiffre était de 31 % des ménages endettés avec une dette moyenne passée de 7 539 roupies en 2002 à 32 522 en 2012. Au 30 juin 2012, la dette représentait 3,7 fois les avoirs de la population urbaine indienne et 3,23 fois ceux de la population indienne rurale.
En 2013, le magazine ‘’The Economist’’ avait ainsi placé l’Inde parmi les 15 pays qui luttaient pour gérer l’augmentation rapide de l’endettement des ménages [5].
La dette paysanne
Les paysans sont dans la pire situation. Plus de 50 % d’entre eux sont endettés. Antérieurement, environ 26 % du total de cette dette était due aux sociétés de prêt privé et aux usuriers. Il était évident que ces catégories de prêteurs prêtaient à des taux abusifs et menaçaient les emprunteurs y compris en usant de méthodes violentes. Les banques d’État et les coopératives de crédit ne représentant qu’environ 60 % du reste. Les dernières données relatives aux suicides de paysans divulguées par le National Crime Records Bureau (NCRB) (Bureau national d’enregistrement des crimes) a rapporté qu’environ 3 000 paysans se sont suicidés en 2015 en lien avec l’endettement et la faillite. Parmi ceux-ci, 2 474 avaient contracté une dette vis-à-vis de banques ou d’institutions de microcrédit. Cela représente un tournant caractéristique. En effet, auparavant on pensait que la responsabilité des suicides était imputable aux usuriers - qui représentent encore aujourd’hui plus de la moitié des prêts - mais le secteur du crédit a un impact terrible. Ils font pression sur les autres membres des groupes d’entraide qu’ils menacent d’arrêter si une personne ne paie pas à temps. Cela crée une pression sociale. Nombre d’entre eux envoient également des nervis dans les quartiers pour effrayer les débiteurs.
Les paysans pauvres souffrent le plus. Selon le rapport mentionné plus de 72 % des paysans qui se sont suicidés exploitaient moins de 2 hectares de terres tandis que ce n’a été le cas que de 2 % de ceux possédant plus de 10 hectares. Les exploitants, possédant entre 2 et 10 hectares représentant eux 25 % des 8 007 paysans s’étant suicidés en 2015.
Environ 3 000 paysans se sont suicidés en 2015 en lien avec l’endettement et la faillite
Avec l’imposition des programmes d’ajustement structurel, les paysans indiens sont de plus en plus à la merci du marché. Le gouvernement a mis fin aux subsides pour les intrants agricoles tout en ouvrant les frontières. Les petits paysans ont été pris dans la spirale de marchés financiers volatils. Le marché les a incités (pour ne pas dire obligés) à prendre beaucoup de risques en se convertissant à des cultures de rente et à des semences génétiquement modifiées coûteuses. Le changement climatique et des moussons irrégulières leur ont encore compliqué la tâche. Beaucoup de petits paysans ont été conduits à la ruine, pris au piège mortel d’une dette éternelle. En effet, la mort représentait la seule issue pour nombre d’entre eux.
La dette liée au microcrédit
Un rapport du 19 décembre 2014 intitulé “une série de cas de suicides de paysans” remis au gouvernement indien rendait compte “d’une tendance à la hausse de suicides de paysans dans les États du Maharashtra, Telanga, Karnataka et Punjab ainsi que des cas dans les États du Gujarat, Uttar Pradesh et Tamil Nadu” [6]. En 20 ans, entre 1995 et juillet 2015, le nombre de paysans s’étant suicidés se montait à 296 438 [7]. Un ancien analyste de la Banque mondiale, Sudhirendar Sharma qui dirige actuellement la fondation Ecological à New Delhi pense que le microcrédit y est pour beaucoup. Il a ainsi écrit que “les suicides de paysans jettent un voile sombre sur le secteur du microcrédit en plein essor [8].” Des taux d’intérêt exorbitants ( jusqu’à 40 %) ne sont pas rares ainsi que des mécanismes coercitifs pour intimider les pauvres. Ces pratiques et bien d’autres incidents ont entaché l’image du microcrédit qui a commencé à être considéré comme un piège mortel pour les pauvres. L’ancien représentant de l’Andhra Pradesh, État du sud de l’Inde l’a qualifié comme étant “pire que les usuriers” [9].
Le microcrédit a autrefois été présenté comme la solution au problème global de la pauvreté. Cependant, l’expérience de beaucoup de pauvres dans les régions rurales indiennes montre qu’il a été l’une des principales causes de suicides dans le pays, synonyme de piège de la mort. La situation est rendue compliquée par le fait que les banques privées sont très peu présentes dans les régions rurales et lorsqu’elles le sont la demande d’octroi d’un crédit est difficile. Les institutions de microcrédit remplissent le vide mais à un coût terrible. Certains rapports montrent que des institutions de microcrédit ont prélevé un taux d’intérêt annuel de 50 %.
Etait-il prévu qu’il en soit ainsi ? Lorsque l’ONU a pompeusement déclaré l’année 2005 comme l’année internationale du microcrédit, elle avait proclamé que “le microcrédit a changé la vie des gens et a revitalisé des communautés depuis le début (...). L’année 2005 en appelle à la construction d’institutions financières inclusives et au renforcement du puissant esprit d’entreprise présent même si de manière souvent voilée dans les communautés partout sur la planète.” L’année suivante, l’économiste bangladeshi, Muhammad Yunus et sa Grameen Bank se voyaient décerner le prix Nobel de la Paix. Il s’était même vanté du fait que la pauvreté pourrait se voir grâce au microcrédit reléguée au musée.
Cependant, au bout de quelques années, les personnes qui avaient contracté des microcrédits continuaient de lutter pour leur survie. Une vague de suicides liée au microcrédit avait lieu et ressemblait aux expulsions de la crise des subprimes aux États-Unis en 2008. Les observateurs ont commenté qu’au lieu de venir en aide aux pauvres, le seul credo des agences de microcrédit était de faire de l’argent.
L’endettement rural résulte de deux attaques prolongées : le microcrédit et les prêts ruraux appauvrissent la majorité des petits paysans qui se retrouvent piégés dans l’endettement. L’impossibilité de rembourser les conduit à hypothéquer leur terre à des usuriers et à, finalement, la perdre. On observe de plus en plus que si la production agricole est laissée aux seules forces du marché, les petits paysans sont écrasés par les spéculateurs et les intermédiaires, ils produisent ainsi largement à perte en récupérant à peine 70 % de leurs coûts de production. Le désastre qui a commencé avec les cultures de rente s’étend maintenant également aux cultures vivrières avec les récents cas de suicides de producteurs de riz de l’État du Bengale occidental. Il s’agit du prolongement de ce piège de l’endettement dont seule une poignée pourra sortir. Pour la majorité d’entre eux, les conséquences sont désastreuses. Ils rejoignent alors les rangs des paysans sans terres qui migrent en ville à la recherche d’un travail - le plus souvent dans des conditions infrahumaines sans salaire minimum ni aucune protection légale, travaillant comme journalier attaché à des usuriers ou d’autres riches (bien que la loi interdise en théorie ce retour à une situation d’esclavage) ou finissant par se suicider.
Traduction : Virginie de Romanet
Cet article est extrait du magazine du CADTM : Les Autres Voix de la Planète
[1] Asia’s Next Crisis Is a Flood of Debt http://www.bloombergview.com/articles/2014-08-04/asia-s-next-crisis-is-a-flood-of-debt
[2] Ibid.
[3] Asia’s borrowing splurge https://globalconnections.hsbc.com/us/en/articles/asias-borrowing-splurge
[4] Ibid.
[5] 15 countries that have highest household debt http://www.rediff.com/business/slide-show/slide-show-1-special-15-countries-thathave-highest-household-debt/20131119.htm#1
[6] http://timesofindia.indiatimes.com/india/Farmer-suicides-onrise-IB-report/articleshow/45609708.cms
[7] http://indianexpress.com/article/india/in-80-farmer-suicidesdue-to-debt-loans-from-banks-not-moneylenders-4462930/
[8] P Sainath : How states fudge the data on declining farmer suicides http://www.rediff.com/news/column/p-sainath-how-statesfudge-the-data-on-farmer-suicides/20140801.htm
CADTM Inde