L’atelier avait pour objectifs de mieux comprendre les luttes contre ces grands projets nuisibles [1] et imposés (GPNI) ; de tirer les leçons de ces luttes, mais aussi de s’interroger sur la contribution de ces luttes écologistes à la lutte contre le capitalisme, de voir comment ces luttes renforcent nos mouvements, nos stratégies.
Sébastien Kennes a commencé par dresser le portrait des GPNI et de leurs caractéristiques. Il s’agit de grands projets d’infrastructure qui s’imposent sur le territoire ; qui ont un coût très élevé ; qui engendrent une forme de privatisation via des partenariats public-privé (PPP) ; dont la mise en place découle d’un déni de démocratie (même si un processus plus ou moins participatif est parfois mis en avant, surtout au Nord) ; d’études d’impact sur l’environnement plus ou moins douteuse (quand elles existent). On peut également ajouter que les luttes contre ces grands projets sont souvent motivées au départ par le NIMBY (« not in my backyard » - elles sont en effet menées par la population touchée par le projet, concernée au premier chef) mais ce point de départ est souvent dépassé et la lutte s’élargit alors à d’autres enjeux. Enfin, il faut souligner le rôle de l’État qui fait usage de la répression contre ces mouvements d’opposition.
Les deux intervenant-e-s ont présenté deux approches différentes du sujet :
Lucile Daumas a donné à voir la situation au Maroc, quant à Jérôme Pelenc, il a présenté une analyse plus générale des enjeux liés aux GPNI.
Lucile est membre d’Attac Maroc faisant partie du réseau CADTM. C’est à partir de son expérience de lutte contre un de ces grands projets qu’elle nous a présenté trois dossiers de GPNI contestés au Maroc.
La première chose à souligner ici c’est qu’au Maroc, tous les projets sont imposés : il n’existe aucun mécanisme de consultation ou de décision démocratique.
Au Maroc, tous les projets sont imposés
C’est d’ailleurs ce qui est aujourd’hui mis en avant dans les luttes au Maroc : la population se mobilise en tant que population autochtone contre l’accaparement des terres par exemple. Pourtant l’application de la convention 169 de l’OIT relative aux peuples indigènes et tribaux qui impose la consultation des populations autochtones sur tout projet important sur leur territoire n’est pas revendiquée.
Le premier cas présenté par Lucile est celui du TGV Tanger-Casablanca. Ce projet est presque terminé puisque son achèvement est prévu pour 2018. Or, Tanger est une région en complet bouleversement : un nouveau port de conteneurs a fait explosé le commerce maritime, d’autant que ce port est arrimé à une zone industrielle et une zone franche commerciale.
L’origine même de ce projet de TGV a suscité la colère au Maroc. En effet, lorsque le Maroc a décidé d’acheter des avions militaires aux États-Unis plutôt que les rafales français, Sarkozy a réclamé des investissements pour les entreprises françaises… C’est une des raisons qui ont provoqué le rejet de ce projet. S’ajoute à cela l’inadéquation de ce projet avec les conditions de vie au Maroc : Tanger sera à 2h de Casablanca mais les enfants continueront à marcher 4h pour aller à l’école… Enfin, le coût du projet est faramineux : il était annoncé à 2 milliards d’euros, aujourd’hui, on a déjà atteint les 4 milliards. En réalité, ce projet répond à d’autres objectifs que de servir la population : augmenter le prestige du Maroc qui sera ainsi le 1er pays africain à avoir un TGV ; maintenir de bonnes relations avec la France et, bien entendu, permettre aux entreprises de faire du profit.
Malheureusement, aujourd’hui les campagnes de mobilisation se sont éteintes sans doute parce qu’elles ont été noyautées par des ONG liées au régime.
Le second cas est celui des centrales solaires Noor. Il était au départ lié à un projet d’installation de panneaux solaires dans le désert du Sahara pour fournir de l’électricité à la moitié du monde, le projet DESERTEC. Ce projet impliquait de nombreux pays et a été abandonné, car jugé trop pharaonique.
Mais le Maroc n’a pas renoncé à construire sa part et continue ce projet : 4 énormes centrales solaires sont prévues, une première existe déjà. Il s’agit de la plus grande centrale solaire d’Afrique : 500 000 panneaux solaires. Or, le coût est exorbitant : 9 milliards rien que pour cette première tranche.
Certains pays européens devaient être les principaux destinataires de cette énergie, mais le kilowatt étant trop cher, ils se sont désistés.
De nombreux autres problèmes se posent :
Accaparement des terres : pour placer les panneaux, il faut des terres, or, sur ces terres il y avait des tribus berbères qui ont été expulsées.
Accaparement de l’eau :le choix s’est porté sur la technologie la plus gourmande en eau, dans une région qui connaît un stress hydrique permanent (2 à 3 millions de m3 par an seront utilisés).
S’ajoute à cela l’agriculture irriguée qui implique un surpompage en amont et une sécheresse structurelle en aval ainsi que l’eau utilisée pour l’entretien des golfs et des piscines pour les touristes. Aujourd’hui les villages en bout de vallée ne reçoivent pas d’eau, et la Centrale Noor va aggraver dramatiquement la situation.
Endettement : le projet est financé par la Banque mondiale, la Banque africaine de développement, l’AFD etc... Emprunts qu’il faudra rembourser alors que la viabilité économique du projet n’est pas assurée.
Il faut encore ajouter que ce projet se fait dans le dans le cadre d’un PPP dont la tendance est de privatiser les profits et socialiser les coûts et les pertes.
Enfin, ce projet risque d’avoir un impact négatif sur le réchauffement climatique. En effet, « les centrales thermo solaires agissent comme des pièges à énergie solaire et comme de gigantesques radiateurs. Une centrale thermo solaire est un gigantesque four qui fonctionne en permanence, 24H sur 24 et 365 jours sur 365 ». [2]
Le troisième exemple est un projet qui est pour l’instant seulement annoncé mais qui, lui aussi, est pharaonique : il s’agit d’un pipeline long de 5000 km qui alimenterait en gaz 12 à 15 pays Ouest africains, entre le Nigeria et le Maroc, avec une extension possible vers l’Europe. …
Le coût annoncé est de 20 milliards de dollars, quand on sait que ce coût est toujours dépassé, cela donne une idée de l’ampleur du problème.
Un tronçon de 678 km existe déjà, desservant le Bénin, le Ghana et le Togo.
Le comble est que ce projet a été annoncé au moment de la Cop22 et présenté comme « propre » alors qu’il s’agit de sortir davantage d’énergie fossile du sol...
D’autre part, on justifie ce projet en avançant qu’il donnerait de l’électricité à la population. Or, aujourd’hui, le Nigeria, qui est le 5e exportateur mondial de gaz, et le 1er exportateur africain, ne fournit de l’électricité qu’à 41% de sa population. Il n’y aura pas davantage d’électrification si les choix politiques anti-populaires se poursuivent.
Il faut ajouter à cela que ce projet demande une surveillance très coûteuse (par drone et satellite), et qu’un pipeline trop près des côtes et en eau pas assez profonde peut entraîner des risques importants...
On le voit avec ces trois exemples, ces projets ont des impacts en termes de dette écologique [3] et de dépendance. Il s’agit toujours de préserver la logique des marchés contre celle du service public ; le profit avant l’intérêt des populations et la préservation de la planète.
Les questions que nous devons nous poser sont les suivantes : Quel développement voulons-nous ? Faut-il encore réfléchir en terme de développement ?Quel type de projets voulons-nous ? Pour qui ? Pour répondre à quels besoins ? A quel prix ?
Jérôme Pelenc a présenté une analyse générale du phénomène des GPNI et des luttes qui s’y opposent qui donne un prolongement à ces questions. Géographe à l’ULB, il travaille sur le mouvement européen contre les grands projets : mouvement allant de la Zone à défendre (ZAD) de Notre Dame des Landes à la lutte contre la méga-prison de Haren en passant par l’opposition au TGV Lyon-Turin.
Jérôme a commencé par rappeler que les GPNI sont une conséquence logique du capitalisme.
GPNI sont une conséquence logique du capitalisme
En effet, le capitalisme ayant besoin de croissance pour poursuivre son accumulation, il lui faut dégager du profit par tous les moyens et créer la plus-value, autrement dit, extraire de la « valeur » à partir de l’exploitation des humains et de la nature. Bétonner la terre fait partie de cet objectif : une terre urbanisable ou urbanisée vaut mieux qu’une terre naturelle ou agricole : elle a une valeur d’échange plus élevée et le passage de l’une à l’autre permet de dégager du profit. Ainsi, après la crise de 2008, les projets d’infrastructure sont définis comme « first class asset », en effet leur taux d’intérêt est énorme et les profits sont garantis par l’État même si le projet ne fonctionne pas. Ceci explique l’intérêt de la finance pour ce type d’investissement. Ainsi, à titre d’exemple, un fond d’investissement australien (Macquerie) est impliqué dans le projet de la mega-prison de Haren ainsi que dans la construction de la plus grande prison d’Australie et d’une méga-prison de presque 1000 détenus en Nouvelle-Zélande, toujours à tavers la formule des partenariats public-privés (PPP).
Ensuite, il a montré en quoi ces luttes dépassaient rapidement le NIMBY. Ces luttes construisent en effet un réseau social horizontal, une capacité de contre expertise, un attachement au territoire mais aussi un capital politique (remise en question de la manière dont l’État définit l’intérêt général). Au delà de la contestation du projet, on est donc face à une contestation de projet de société (qui recoupe quatre lignes de fracture quant à l’intérêt général : croissance versus décroissance ; mondialisation versus relocalisation ; compensation versus conservation ; technophilie versus techocritique). Cela explique la répression que subissent ces mouvements : il s’agit de remettre en cause l’hégémonie de l’État.
Cette contestation est portée par le mouvement pour la justice environnementale. Ce mouvement cherchant à réunir le Nord et le Sud est né dans les années 1970 aux États-Unis. Il faut souligner ici que l’unité du mouvement n’est pas à chercher dans une structure organisationnelle mais dans la formulation des enjeux et le sens que les résistant-e-s donnent à ces combats, sens qui dépasse de loin les seules préoccupations locales et établit le lien avec la mécanique capitaliste de l’accumulation par la dépossession environnementale.
Les revendications du mouvement sont sans doute ce qui en fait l’unité, celui-ci revendique un accès équitable aux biens et services environnementaux ; le droit aux moyens de subsistance, aux valeurs culturelles locales, et au territoire ; il conteste le cercle vicieux et insatiable de la production capitaliste mais aussi le langage d’évaluation (compensation) et lutte contre l’appropriation des terres et la spéculation.
A l’inverse de l’imaginaire révolutionnaire traditionnel, qui affronte et cherche à remplacer une structure de pouvoir globale, la politique révolutionnaire territoriale est un combat continu pour transformer les subjectivités, les lieux et les conditions de vie. Mais, ces espaces libérés ou contestés, en lutte contre l’ordre dominant, jouent un rôle crucial dans la possibilité de changement social parce qu’ils représentent d’autres façons d’être au monde et dans le monde.
Terminons en soulignant que si toutes ces luttes ne sont pas victorieuses, certaines le sont : en Argentine, la construction d’une usine a été annulée grâce à la lutte ; l’occupation de NDDL empêche la construction de l’aéroport, prévue depuis 40 ans ; en Tasmanie, des actions délocalisées empêchent la déforestation ; le barrage de l’eau noire n’a pas été construit grâce à la mobilisation ; le Larzac reste aussi dans les mémoires comme une victoire...
La carte des mobilisations contre des GPNI montre que, même s’il y a des échecs, celles-ci sont nombreuses. Or, sans elles, nous ne serions même pas au courant de ces projets. Il faut d’ailleurs noter qu’il s’agit toujours de luttes longues : les promoteurs des projets comptent sur l’essoufflement et reviennent ailleurs lorsqu’ils ont échoué quelque part.
Ce constat ne doit pourtant pas nous décourager. En effet, outre les exemples de victoires, il faut insister sur le fait que ces luttes d’occupation, si elles ont un aspect défensif (qui consiste à empêcher le projet), ont aussi un aspect offensif qui consiste à s’approprier le territoire : il s’agit de « vivre et lutter » . On expérimente des pratiques agricoles, de vie collective, de relocalisation de l’économie… Bref, on emporte nos luttes avec nous : nos subjectivités en sont transformées.
Merci à Jérôme Pelenc pour sa relecture
[1] L’expression « grands projets nuisibles et imposés », qui fait suite à l’expression plus connue de « grands projets inutiles et imposés », désigne également des mégaprojets qui parfois n’ont même pas été terminés ou se sont avérés par la suite inutiles et coûteux. « Inutiles »… Vraiment ? Ces projets servent en fait des intérêts bien particuliers, ceux des firmes grassement payées pour leur construction et/ou par l’usage qui en sera fait. Il sont donc bien utiles pour une poignée de privilégiéEs, même s’ils sont nuisibles pour la majorité de la population et l’environnement.
[3] La dette écologique est la dette contractée par les pays industrialisés envers les autres pays à cause des spoliations passées et présentes de leurs ressources naturelles, auxquelles s’ajoutent la délocalisation des dégradations et la libre disposition de la planète afin d’y déposer les déchets de l’industrialisation.
militante au CADTM Belgique