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Sauvetages bancaires en Belgique : perte actuelle de 9 milliards d’euros
par CADTM Belgique , Jérémie Cravatte
22 décembre 2017

En septembre dernier, L’Echo titrait « La facture provisoire du sauvetage des banques s’élève à un milliard d’euros » [1], sur base de calculs d’Eric Dor [2]. Il est nécessaire de corriger cette annonce. On peut d’ailleurs s’attendre à ce que d’ici fin 2018, date anniversaire des dix ans de la crise provoquée par les banques, les déclarations minimisant les coûts pour la collectivité se multiplient.

Une [bleu]version plus courte (et donc moins complète) de cet article est disponible.

Une version très condensée de cette analyse a été publiée par [bleu]le journal L’Echo.

Une interview a eu lieu dans l’émission « Le point de vue éco » de [bleu]la Première (RTBF).

Mise à jour (janvier 2018) : le bilan actuel s’élève non pas à 9 milliards d’euros, mais à 12 milliards d’euros. En effet, notre estimation basse du coût des intérêts doit être relevée de 3,5 à 7 milliards. Concernant la « divergence » avec Eric Dor, elle ne concerne pas les chiffres - que nous partageons - mais la manière de les présenter. Il inclut dans les « rentrées » (qu’il appelle d’ailleurs « gains ») le patrimoine correspondant aux actions achetées par l’État (tandis que nous les incluons dans le bilan - régulièrement mis à jour - lorsqu’elles sont vendues). Le titre de l’article basé sur ses calculs (« La facture provisoire du sauvetage des banques s’élève à un milliard d’euros ») portait donc à confusion et peut donner l’impression que les caisses de la collectivité ont déjà reçu l’équivalent de ce qu’elles ont sorti (ce qui n’est pas le cas). Un des derniers exemples en date est celui d’un membre du MR qui - lors d’un débat avec une membre de la plateforme « Belfius est à nous » [3] sur La Première [4] - a déclaré : « Sur les opérations qui ont été faites avec les banques lors de la crise financière, l’État a gagné de l’argent. ». Ici ce n’est pas une manière différente de présenter les choses, c’est tout simplement faux. Mais pourquoi s’encombrer de la vérité lorsqu’on veut convaincre l’audimat ?

> Le solde est toujours négatif et il s’élève à plus de 5 milliards d’euros.
> Il augmente significativement si on prend en compte les coûts indirects.
> La collectivité risque de repasser à la caisse.

Les méthodes utilisées par l’État pour sauver les banques

Il y a donc presque dix ans, fin 2008, l’État venait en aide au secteur financier qui était en train d’imploser à la suite de ses nombreuses prises de risque.

Les plus grandes banques [5] étaient au bord de la faillite car elles subissaient des pertes du côté de leurs actifs (des titres financiers qu’elles possédaient en grande quantité ne valaient plus rien du jour au lendemain) que leurs fonds propres – leur capital – étaient incapables d’absorber du côté passif [6]. Au pire moment, elles avaient du mal à se financer de l’extérieur puisque leurs prêteurs habituels avaient conscience de leur fragilité. Les États ont donc, à peu près partout, décidé d’intervenir de quatre manières différentes pour leur « sauver » la mise :

> Par l’achat d’actions (ou « injection de capital »). Il s’agit d’acheter des actions de la banque dont plus personne ne veut à ce moment-là. L’État est entré de ce fait dans l’actionnariat de banques privées (KBC) ou privatisées (Dexia et Fortis) [7]. Cela s’est majoritairement fait via la SFPI – la Société fédérale de participation et d’investissement [8] – qui est un holding public, mais aussi par la Région wallonne (en ce qui concerne Dexia et Ethias), par la Région flamande (Dexia, Ethias et KBC) et par la Région de Bruxelles-capitale (Dexia).

Par définition, ces actions rapportent des dividendes. Pas énormément, il faut le dire. Et lorsqu’elles commencent à vraiment rapporter, on les vend. Comme souvent lors de sauvetages publics (dont le secteur privé dépend sciemment pour sa survie), la valeur de ces actions a été surévaluée au moment de leur achat par le public [9] et sous-évaluée au moment de leur revente au secteur privé. Lorsque la banque est mal en point, le public la prend en charge et lorsqu’elle va mieux, il la « rend » au privé [10]. C’est la logique de la socialisation des pertes et privatisation des gains.

SOLDE DES ACHATS D’ACTIONS = - 12 milliards d’euros

> Par des prêts (ou « octroi de crédit »). Il s’agit d’apports de capital sous forme de prêts que l’État fait aux banques en difficulté, en attente d’être remboursé, en principe avec intérêts.
En fait, les institutions financières privées ont pu rembourser lorsqu’elles le souhaitaient – sympa les prêts. C’est à ce niveau-là que le public a récupéré un peu plus que ce qu’il avait dépensé – surtout avec KBC, mais uniquement si on élude les coûts indirects de ces prêts (voir plus bas).

SOLDE DES PRÊTS = 3 milliards d’euros

> Par des garanties d’État. Il ne s’agit pas de « sorties » directes mais de protections posées sur des institutions de grande taille en difficulté, principalement pour leur permettre de se financer plus facilement. L’État garantit aux créanciers de l’institution en difficulté – ses prêteurs – de les rembourser si celle-ci n’y arrive pas. Le roi (oui oui) peut légalement accorder une telle garantie publique à des institutions financières. Son arrêté royal doit ensuite être confirmé par une loi dans l’année. Depuis 2013, ces garanties sont en principe limitées à 25 milliards d’euros par institution financière – le Ministre des Finances doit passer par le Parlement s’il veut octroyer un montant plus élevé, comme dans le cas de Dexia.

Les institutions concernées versent des rétributions à l’État pour ce service rendu (voir le tableau synthétique des sorties et des rentrées plus bas). Ces garanties – même dans les cas où elles ne sont pas activées – ne sont pas forcément sans coût pour l’État, puisqu’il augmente ainsi son exposition aux risques et donc les taux auxquels il va pouvoir emprunter. Il endosse donc ce coût à la place des banques.

Il endosse donc ce coût à la place des banques.

À la base, ces garanties n’étaient prévues que pour une année mais elles ont été prolongées à plusieurs reprises. Elles concernaient principalement des titres pourris qui étaient à l’origine de la crise. Ce type de garanties a été accordée à tous les mastodontes qui ont joui des autres méthodes de sauvetage, à savoir Dexia, Fortis et KBC. Depuis 2015, il n’y a plus que Dexia [11] qui en bénéficie (garantie de 36,3 milliards d’euros toujours en cours).

SOLDE = 4 milliards d’euros


Rq : À partir de 2011, la Cour des Comptes fait la différence entre le montant maximum autorisé légalement (ligne orange) et le montant en cours dans les faits (ligne bleue). Par exemple, actuellement le montant en cours pour Dexia est de 36,3 milliards d’euros mais le montant maximum légal est de 43,7 milliards d’euros.

Autres types de garanties d’État



Il y a d’autres types de garanties publiques qui ne sont pas repris dans les montants ci-dessus :

> Les garanties publiques illimitées sur les facilités de crédit que la Banque nationale octroie aux banques privées (voir ci-dessous). Cette garantie a été posée par une loi en plein crise (octobre 2008) avec effet rétroactif (oui oui).

> Les garanties belges sur le Fonds européen de stabilité financière FESF (13 milliards d’euros), puis sur le Mécanisme européen de stabilité (24 milliards d’euros) – qui va bientôt devenir le Fonds monétaire européen FME (si si) [12].

> Les garanties plus « classiques » de l’État sur les dépôts (100.000 euros par personne et par institution financière – il s’agissait de 20.000 euros avant la crise), sur les assurances-vie (100.000 euros également) et – depuis 2011 – sur certaines coopératives (Arco dans les faits, 100.000 euros également). La Commission européen a jugé cette dernière garantie sur Arco illégale en 2014, puisque les coopérateurs/trices ne sont pas des épargnant.e.s mais des actionnaires, ainsi que la Cour de justice européenne en 2016.

Toutes ces garanties sans condition produisent un aléa moral puisque les banques savent pertinemment que les pouvoirs publics leur viendront en aide lorsqu’elles viendront pleurnicher sur des pertes qu’elles refuseront d’assumer.

Le gain pour les banques lié à cette « subvention implicite », qui leur permet de se financer moins cher, est généralement évalué à plusieurs centaines de milliards d’euros par an, soit l’équivalent des profits qu’elles réalisent...

Bien sûr, l’État ne pourrait pas assumer ces garanties si elles devaient un jour être activées, ne serait-ce que partiellement. Conscient de cela, et du fait qu’ils n’ont rien fait de sérieux pour empêcher de prochaines crises financières, les États européens ont créé plusieurs instruments symboliques de « stabilité financière ». L’un d’eux exige des institutions financières privées qu’elles contribuent à un fonds de garantie (pour couvrir les dépôts et contrats d’assurance). Ces contributions sont en fait reversées à l’État, qui reste ainsi seul responsable d’assumer ces garanties. Les montants sont assez dérisoires. L’État est peut-être capable d’intervenir pour de petits cas – comme dans les deux cas à ce jour : intervention de 13,8 millions d’euros en 2013 suite à la faillite de la compagnie d’assurance Apra Leven et de 50 millions d’euros en 2016 suite à la faillite de la banque Optima – mais il n’en sera pas capable dans le cas de pertes plus importantes.

> Par l’octroi de facilités de liquidités. Il ne s’agit pas non plus de « sorties » directes de la part de l’État fédéral, ou d’autres niveaux de pouvoir, mais de prêts consentis par la Banque nationale de Belgique (BNB) aux banques privées. Ces facilités – qui ne sont octroyées ni au secteur public ni aux particuliers ni aux entreprises non financières – sont versées en quantités astronomiques et, surtout, sans réelle condition d’utilisation. Elles sont qualifiées de lignes de crédit « d’urgence » car la Banque centrale ne peut en principe les octroyer à une banque que si celle-ci a déjà épuisé toutes les possibilités d’emprunt auprès de la Banque centrale européenne (qui fournit pourtant déjà énormément de « facilités ») :

  • Ainsi, la BNB a dû recourir pour la première fois à l’Emergency Liquidity Assistance (ELA) et accorder des crédits au jour le jour en euros et en dollars américains pour des montants exceptionnels. […] Les opérations en question peuvent représenter des montants importants. À titre d’exemple, la BNB a prêté 54 milliards d’euros sous forme d’ELA à Fortis le 3 octobre 2008. (Cour des comptes, 166e Cahier, 2009, Volume I, pages 271 et 287)
  • Afin d’exonérer les actionnaires de la Banque nationale de tout risque qui pourrait résulter de telles opérations, l’État garantit à titre gratuit la totalité des fournitures de liquidité d’urgence accordées par la Banque nationale. Vu le caractère strictement confidentiel de ces opérations, la Banque nationale n’est pas tenue d’en informer l’État.” (Cour des comptes, 168e Cahier, 2011, page 291)

Facilités fournies par la Banque centrale européenne



> Elle prête des sommes considérables aux banques à un taux plancher. Celui-ci est passé de 4 % avant la crie à 1 % ensuite, et a continué de diminuer progressivement jusqu’à atteindre 0 % depuis mars 2016.

> Elle rachète leurs obligations pourries sur le marché secondaire. Depuis janvier 2015, elle en rachète maximum 60 milliards d’euros par mois et 80 milliards d’euros maximum depuis mars 2016. C’est ce qu’on appelle le Quantitative Easing (pour « assouplissement quantitatif »).

Ces politiques monétaires poussent bien sûr les banques au risque puisqu’elles peuvent se refinancer et se débarrasser de leurs titres financiers pourris plus facilement. [13]

Le solde provisoire des sauvetages bancaires est en fait de -5,5 milliards d’euros.

L’État n’avait pas d’argent pour financer ces interventions (achats d’action et prêts). Il s’est donc chargé d’emprunter en notre nom plusieurs dizaines de milliards d’euros aux... banques.

Voici la synthèse des sorties et des rentrées liées aux sauvetages bancaires :


Sources : Cahiers annuels de la Cour des comptes 2009-2017 ; articles de L’Echo (pour les rentrées concernant les Régions)

Pour voir le détail de ces sorties et rentrées par année pour chaque institution, voir le tableau ci-joint à l’article.

Le solde n’est donc pas de -1 milliard d’euros, mais bien de -5,5 milliards d’euros.

Bien sûr, si Belfius est vendue en tout ou en partie (ce qui serait une erreur politique et économique), ainsi qu’Ethias ou les derniers 7,44 % que l’État détient dans BNP Paribas (idem), le solde se rapprochera plus que certainement de zéro voire deviendra positif.

Mais, d’une part, il ne faut pas oublier le poids de la bad bank Dexia, qui va rester là encore très longtemps (avec une garantie courant jusque 2031). Elle ne remboursera jamais et pourrait très bien avoir besoin d’être à nouveau recapitalisée.

D’autre part, il ne faut pas non plus faire l’impasse sur les autres coûts qui ne sont pas pris en compte dans ce calcul (voir ci-dessous).

Le coût réel est bien plus élevé

En prenant en compte les intérêts, le solde est donc d’au moins 9 milliards d’euros

Premièrement donc, un des coûts qui est rarement pris en compte dans ce calcul ce sont les intérêts payés sur les emprunts effectués pour sauver les banques. Il ne s’agit que d’estimations puisque l’État ne s’est pas donné la peine d’isoler dans ses comptes le suivi des emprunts liés au sauvetage bancaires :

  • « Les charges d’intérêts que le Trésor a payées lui-même à la suite des émissions de titres de la dette supplémentaires [pour financier les mesures d’aide aux institutions financières] sont difficiles à calculer avec exactitude en raison du fait qu’il convenait de satisfaire également, et souvent simultanément, aux besoins de financement du Trésor autres que ceux découlant de ces mesures d’aide et qu’aucune distinction n’est opérée sur le plan administratif. » (166e, Cahier, 2009, page 291)

On ne peut donc pas isoler précisément le coût des taux d’intérêt, qui sont influencés par d’autres mécanismes, mais voici les estimations de ce coût supplémentaire données par la Cour des comptes : 905 millions d’euros rien qu’entre octobre 2008 et fin août 2010 (167e Cahier, 2010, page 360) ou 355 millions d’euros par an de moyenne jusqu’à aujourd’hui (174e Cahier, 2017, page 237). En sachant que ce dernier chiffre ne prend en compte que les intérêts payés sur les emprunts effectués pour acheter des actions (pas pour les prêts), on peut donc avancer le chiffre de 3,5 milliards d’euros sur dix ans comme estimation basse. D’autant plus basse qu’on ne prend en compte que les interventions fédérales et qu’on n’inclut pas les intérêts payés par les Régions et Communes qui ont également mis la main à la poche.

Un autre coût indirect est le fait que les taux d’intérêt sur la dette belge ont augmenté après ces sauvetages du simple fait que la Belgique augmentait ainsi ses dépenses publiques, ses garanties publiques et le stock de sa dette publique. Cependant, cette augmentation n’a durée que plus ou moins deux ans et a vite été compensée par une baisse des taux d’intérêt provoquée par la crise elle-même (et par la politique monétaire qui a suivi).

En prenant en compte les intérêts, le solde est donc d’au moins 9 milliards d’euros, soit près de dix fois le chiffre avancé par Eric Dor dans la presse autorisée.

Deuxièmement, les chiffres de la participation belge au sauvetage « de la Grèce » (et dans une moindre mesure de l’Espagne, de Chypre, de l’Irlande et du Portugal) sont à inclure dans les sauvetages bancaires au sens large. En effet, cet argent n’a servi qu’à sauver une deuxième fois les plus grandes banques européennes (dont Dexia, BNP-Paribas, etc.) créancières de dettes illégales et illégitimes sur ces pays [14]. Cette participation de la Belgique s’est faite via un prêt bilatéral à la Grèce de 2 milliards d’euros en 2010 et via des entrées dans le capital des fonds européens FESF d’abords (1 milliard d’euros) et MES (3 milliards d’euros) ensuite [15]. Nous pouvons considérer ce chiffre de 6 milliards d’euros comme une estimation qui n’est pas exagérée puisque nous n’incluons pas les intérêts que nous payons pour ces nouvelles sommes empruntées. Ces sorties du secteur public vers les banques devraient être comptabilisées, mais les remboursements actuels (140 millions d’euros d’intérêts payés par la Grèce à la Belgique sur son prêt bilatéral à ce jour) et à venir (intérêts les années à venir + remboursement du capital prévu en 2040) ne devraient pas être comptabilisés comme des « rentrées » du secteur financier vers le secteur public puisque c’est la population grecque et non les banques qui paie...

Cela n’a pas de sens de parler en montants absolus sans prendre en compte tous les effets désastreux provoqués par la crise financière.

Enfin, et c’est de loin le plus important, le coût des conséquences de la crise provoquée par les banques elles-mêmes est inestimable... Cela n’a pas de sens de parler en montants absolus sans prendre en compte tous les effets désastreux provoqués par la crise financière. Au niveau économique, citons la diminution des recettes fiscales (de 7 % en 2009) [16], les nombreuses faillites, l’explosion de la dette (passé de 87 % du PIB avant la crise à 105 % aujourd’hui, soit de 300 à 450 milliards d’euros), etc. Au niveau social, il y a toute la souffrance provoquée par cette crise (et sa « gestion » [17]), ce qui ne pourra jamais être remboursé et est bien plus important que tous les chiffres cités...
Au niveau du secteur lui-même, les banques sauvées par l’argent public ont détruit énormément d’emplois (ceux-ci sont passés de plus de 65.000 avant la crise à moins de 55.000 aujourd’hui) et ont fermé énormément d’agences (celles-ci sont passées de 8.000 avant la crise à 6.000 aujourd’hui) [18].

Le sauvetage de l’épargne était un épouvantail

Les deux arguments massues pour justifier toutes ces folies était le fait qu’ « il fallait faire vite » et que « si on avait laissé les banques faire faillite, les gens auraient perdu leur épargne ».

Comme si on n’avait pas eu le temps d’y réfléchir avant. Comme s’il n’y avait pas d’institutions chargées de la surveillance des banques (la Banque nationale et la CBFA, devenue FSMA depuis 2011, qui n’ont rien vu venir dans la version naïve des faits). De plus, cet argument facile ne dédouane pas de faire un bilan et de réfléchir à comment éviter une prochaine crise... Ou, pour être plus réalistes, de réfléchir à comment réagir lors de la prochaine crise.

Mais entre sauver l’épargne et sauver les banques de la manière dont l’État l’a fait, il y a un monde.

Bien sûr qu’il fallait maintenir l’épargne de la population, qui n’est pas la propriété des banques. Mais entre faire cela et sauver les banques de la manière dont l’État l’a fait, il y a un monde. Il était tout à fait possible techniquement d’opérer des mises en faillite organisées, ou à tout le moins des sauvetages d’un autre type, tout en maintenant l’épargne des clientes.

Tout d’abords, les plus gros actionnaires n’auraient pas dû assumer leurs pertes uniquement à partir de leur apport en capital mais également à partir de leur patrimoine personnel. Patrimoines accumulés durant des années grâce aux activités risquées, voire frauduleuses, menées par leur banque. De même pour les administrateurs (responsables) et les directeurs (exécutants) qui ont accumulé de gras revenus durant toutes ces années. Au-delà de cette responsabilité pécuniaire, des responsabilités pénales auraient clairement dû être engagées et les personnes aux postes de décision et de gestion clés auraient dû recevoir une interdiction d’exercer à nouveau dans les métiers de la banque. Au lieu de cela, ils sont pour la plupart passés d’une banque à l’autre, jouant aux pompiers pyromanes. Au lieu de cela, on a vu des gros actionnaires – ou de moins gros mais bien placés, dont plusieurs personnalités politiciennes – être mieux informés et pouvoir ainsi sauver leurs billes tandis que les plus petits payaient chèrement pour les erreurs commises par la banque.

Ensuite, il aurait fallu faire un tri entre les créanciers pour décider lesquels devaient être remboursés et sur lesquels la banque devait faire défaut (totalement ou partiellement). Au lieu de cela, ils ont maintenu aveuglément et indistinctement l’ensemble du système.

La façon d’utiliser tout cet argent aurait dû être orientée.

Enfin, les aides auraient dû être conditionnées. La façon d’utiliser tout cet argent aurait dû être orientée. Mais ça, c’est si les sauvetages bancaires avaient été effectués dans l’intérêt de la population – comme le discours dominant le prétend. Diriger les aides et le crédit, que ce soit pour éviter les faillites à de petites et moyennes entreprises – qui concentrent la majorité des emplois, rappelons-le – ou l’entrée dans la spirale du surendettement à de nombreux ménages. Au lieu de cela, et malgré les quantités énormes de liquidités mises à disposition des banques par la BCE (Banque centrale européenne), nous avons assisté à un resserrement du crédit (les conditions d’octroi de crédits par celles-ci à l’économie dite réelle se sont endurcies) ainsi qu’à de nouveaux désavantages (réduction des taux garantis sur l’épargne ou sur les produits d’assurance, par exemple). Tout cet argent n’a donc pas été utilisé pour diminuer les effets de la crise ou sauver la population, il est rapidement allé s’investir dans de nouvelles spéculations, dans la distribution de nouveaux dividendes et dans le retour des « bonus ».

En fait, aucune de ces mesures n’a été prise... Or, plus ou moins 4/5e de la population sont toujours clients chez l’une des quatre grandes banques (BNP Paribas, ING, KBC et Belfius), et c’est un problème. Il fallait réduire leur taille drastiquement et les diviser en de petites unités sous contrôle populaire. Il fallait également prendre des mesures sérieuses sur les activités autorisées et interdites pour les institutions financières. Au lieu de cela, les épargnantes sont toujours otages des risques pris par ces banques, preuve s’il en est que l’objectif n’était pas de « sauver l’épargne ».

En lieu et place de cela, une des seules mesures proposées actuellement par la BCE est de limiter les retraits des clients en cas de faillite bancaire [19]...

Les leçons n’ont pas (encore) été tirées

Toutes ces interventions (injections de capital, prêts, garanties, octrois de liquidités) ont donné une grande latitude à l’État pour changer les règles du jeu, mais il n’en a rien fait. Il avait la main sur les banques qui concentrent la majorité du secteur et dictent comment celui-ci se comporte.

Toutes ces interventions ont donné une grande latitude à l’État pour changer les règles du jeu.

> Les activités bancaires (de dépôts ou de marché) n’ont pas été séparées. Il y a deux mois, le projet européen de séparation bancaire a été définitivement mis au placard. Les initiatives nationales préalables de l’Angleterre, de la Belgique, de la France et de l’Allemagne (surtout concernant ces deux dernières) avaient surtout pour but de prendre les devants en faisant des lois qui ne séparaient rien du tout ou presque. L’épargne des citoyennes et citoyens est donc toujours mélangée dans des bilans où la spéculation a cours.

> La spéculation n’a pas diminué longtemps. Les activités dangereuses et/ou néfastes nouvellement interdites sont très peu nombreuses, il y a même une nouvelle dérégulation en cours depuis plusieurs années. Après une chute en 2008-2009, la production de nouveaux produits dérivés a très vite recommencé. Les bulles spéculatives se sont multipliées et ont gonflé. Les liquidités par lesquelles la BCE abreuve les banques, et le fait qu’elle rachète désormais leurs obligations pourries sur le marché secondaire, n’arrangent rien [20]. De nouvelles crises sont donc à prévoir.

Il y a même une nouvelle dérégulation en cours depuis plusieurs années.

> L’importance des fonds propres des plus grosses banques par rapport à l’ensemble de leur bilan n’a presque pas augmenté et leur taille n’a pas vraiment diminué. Le bilan total des institutions financières en Belgique est passé de 1.400 milliards d’euros avant la crise à 1.200 milliards d’euros aujourd’hui [21]. De plus, les activités de shadow banking (ou « banque de l’ombre ») n’ont pas diminué mais augmenté... La plupart des réformettes sur le sujet ne permettent pas de diminuer sérieusement la grande fragilité des banques. Elles restent des « colosses aux pieds d’argile » et risquent donc de refaire appel à l’aide publique pour compenser leurs pertes dans le futur.

> Les fonds mis en place pour intervenir en cas de problème et alimentés par les banques ne sont pas sérieux. De toute façon, la solution ne se situe pas là : avoir des banques qui seraient – et ce n’est pas le cas – capables de se « sauver » elles-mêmes n’empêcheraient pas en soi leurs activités néfastes pour les populations et la planète [22], ni leur captation des richesses produites par la collectivité.

Il faut également faire le bilan de notre côté. Ce n’est pas pour rien si en 2009, en pleine gueule de bois lendemain-de-crise, tous les discours dominants convergeaient vers la nécessité de mettre la finance au pas, ni que les premières mesures prises étaient plutôt d’ordre social. À ce moment-là, ils ont eu peur de la réaction des populations. Ensuite, voyant que nos réponses étaient limitées, ils sont passés petit à petit au silence radio concernant la responsabilité des banques et ont commencé à appliquer l’austérité. Au niveau belge, l’évolution des recommandations portées par le comité dit de « haut niveau pour le futur de l’architecture financière » de 2009 et celles portées par celui de 2016 [23] est assez révélatrice (même si les premières n’étaient déjà pas terribles). Au niveau européen, la régulation (sous le projet « Union bancaire ») accouche de grosses blagues. Au niveau mondial, la régulation (appelée « Bâle », dont le IVe chapitre vient de sortir) ne vaut pas mieux [24]. Sans compter que les deux restent encore à appliquer dans les faits. Même la taxe sur les transactions financières a fini par être enterrée, et l’évasion fiscale organisée à grande échelle par les banques continue de défrayer la chronique...

Ils ont depuis réussi à nous faire avaler que le problème venait des dettes publiques et non pas des dettes privées. En Belgique, la dette privée des institutions financières est 4 à 5 fois plus élevée que la dette publique – alors qu’une partie a déjà été socialisée depuis la crise de 2008.

C’est ce genre de dynamique que tente d’impulser la plateforme « Belfius est à nous »

Et, n’ayant peur de rien, ils utilisent désormais le niveau élevé de cette dette publique comme argument pour nous justifier la vente des participations de l’État dans BNP Paribas et Belfius... Alors que cela ne diminuerait que d’un pourcentage minime cette dette. Ils savent très bien que garder ces participations permettrait bien mieux de diminuer la dette à long terme (grâce aux dividendes). Sans parler du fait qu’elles pourraient légalement être utilisées pour refinancer la dette des administrations publiques à taux zéro. Mais ce n’est pas leur objectif.
Plus important encore, c’est se priver d’un outil qui – concernant Belfius – constitue un portefeuille de 90 milliards d’euros de crédits répartis en trois tiers entre les administrations publiques, les entreprises et les ménages. Outil qui nous serait bien utile au moment où la nouvelle crise éclatera. La mission de la SFPI est d’ailleurs d’investir dans des entreprises pour « leur valeur sociétale intéressante » ou « présentant un intérêt stratégique ». On a plutôt l’impression qu’elle est utilisée pour boucher les trous et puis revendre quand le privé est intéressé...


Assemblée générale alternative de Belfius est à nous - 26 avril 2017

Nous ne pouvons rien attendre de l’État pour tirer les leçons de la crise de 2008. L’histoire de ces sauvetages bancaires nous le rappelle tristement. Si nous voulons arrêter de payer la dette illégitime issue de ces « sauvetages » (au moins 36 milliards d’euros), si nous voulons au contraire que les nombreux responsables paient de leur patrimoine (dans une société de plus en plus inégalitaire) et si nous voulons changer la structure et la nature du secteur bancaire [25], nous ne pourrons compter que sur nous-mêmes. C’est ce genre de dynamique que tente d’impulser la plateforme « Belfius est à nous » : rassembler des client.e.s, des employé.e.s, des élu.e.s de villes et communes et des militant.e.s pour commencer à prendre notre avenir en main.


Merci à Christine Pagnoulle, Chiara Filoni et Alines Fares pour leurs relectures avisées

Notes :

[2Eric Dor est directeur de recherches à l’IESEG School of Management (Lille et Paris) et professeur d’économie à l’UCL.

[5Nous utilisons « banques » mais sous-entendons les institutions financières privées en général (banques, fonds d’investissement, fonds de pension, compagnies d’assurances, etc.).

[6Si leurs fonds propres avaient absorbé ces pertes, leur importance par rapport au reste du bilan de la banque serait devenue insuffisante pour respecter les règles en vigueur (déjà très, très, laxistes) et elles tomberaient en faillite. Pour plus de détails sur le bilan d’une banque, voir la question qui pique du CADTM Liège « Quelles sont les options pour assumer les pertes d’une banque ? » : http://www.cadtm.org/Quelles-sont-les-options-pour et l’outil pédagogique d’Aline Fares « Comment fonctionnent les banques ? » : http://www.cadtm.org/L-Outil-Comment-fonctionnent-les

[7ING fait partie des quatre plus grosses banques présentes en Belgique, mais ce sont les Pays-Bas qui se sont occupés de son « sauvetage ».

[9Par exemple, en 2008-2009 l’État a échangé des actions Fortis qu’il détenait (pour une valeur de 7 milliards) contre des actions BNP Paribas qui étaient en train de plonger (pour une valeur de 3 milliards), ce qui fait une perte (ou un gain, selon de quel côté on se situe) de 4 milliards. Source : Olivier Bonfond, Et si on arrêtait de payer, Aden, 2012, page 55. Un autre exemple est le rachat de Dexia Banque Belgique (rebaptisée « Belfius ») pour 4 milliards d’euros alors qu’elle valait plus ou moins 1 milliard à l’époque.

[10C’est de nouveau le cas avec Fortis : le dividende distribué par chaque action est passé de 1,5€ en 2015 à 2,31€ l’année suivante à 2,70€ en 2017 lorsque l’État a décidé de vendre une nouvelle part de ses actions. Entre 2009 et aujourd’hui, la banque a distribué deux fois et demie moins de dividendes à l’État belge qu’à sa maison-mère à Paris... C’est encore le cas avec Belfius qui est en cours de privatisation alors qu’elle a distribué à l’État un premier dividende de 150 millions en 2016 (après 5 ans sans rien) et de 215 millions en 2017. Source : 174e cahier de la Cour des comptes 2017, Volume I, page 237.

[11Sur l’histoire de cette garantie d’État au départ illégale, et toujours illégitime, voir : « Le procès de la garantie Dexia », Renaud Vivien, octobre 2016. http://www.cadtm.org/Le-proces-de-la-garantie-Dexia

[12Nous ne détaillerons pas l’histoire de ces fonds scandaleux dans cet article. Pour plus d’information, voir : http://www.cadtm.org/Le-FESF-et-MES-contre-les-peuples et la vidéo « À qui profite la dette grecque ? Les prêts bilatéraux » du CADTM Belgique et de Zin TV : http://www.cadtm.org/Video-A-qui-profite-la-dette.

[13Pour plus de détails sur ce sujet, lire : « Super Mario Draghi roule en Volkswagen », collectif, novembre 2015 http://www.cadtm.org/Super-Mario-Draghi-roule-en et « Tout va très bien madame la marquise », Eric Toussaint, novembre 2017 http://www.cadtm.org/Tout-va-tres-bien-madame-la

[14Voir la vidéo « À qui profite la dette grecque ? Aux banques privées » du CADTM Belgique et de Zin TV : http://www.cadtm.org/A-qui-profite-la-dette-grecque-Les et l’article « Qui sauve qui », Anouk Renaud, juin 2016. http://www.cadtm.org/Qui-sauve-qui,13640

[15La Banque nationale de Belgique a également acheté des titres de la dette grecque (pour 2,2 milliards d’euros) – afin de permettre aux banques privées de s’en débarrasser lorsqu’ils ne valaient plus rien sur leur marché. Nous ne comptabilisons pas ces « aides » dans les sauvetages bancaires opérés par l’État belge car elles ne sortent pas de la comptabilité de la BNB, membre de la BCE (Banque centrale européenne). Soulignons toutefois que les intérêts scandaleux qu’elle a touché sur ces titres grecs avaient commencé à être reversés à l’État grec (218 millions d’euros) jusqu’à ce que... le gouvernement Tsipras I organise un référendum démocratique.

[16167e Cahier, 2010, page 64.

[17Sur ce sujet, lire l’article d’ACiDe « 50 milliards d’austérité en 5 ans, pour quels résultats ? » : http://www.auditcitoyen.be/belgique-60-milliards-dausterite-en-7-ans-pour-quels-resultats/

[18Source : Febelfin.

[20Sur ces sujets, lire : « Le piège de la liquidité », Eric Toussaint, décembre 2014 http://www.cadtm.org/Le-piege-de-la-liquidite et « La montagne de dettes privées des entreprises sera au cœur de la prochaine crise financière », Eric Toussaint, novembre 2017 http://www.cadtm.org/La-montagne-de-dettes-privees-des.

[21Source : Banque nationale de Belgique.

[22Nos quatre grandes banques investissent toutes (BNP Paribas en tête) dans les énergies fossiles, les pesticides, l’armement, des entreprises accusées de traite d’êtres humains, etc. Sur le sujet voir le « Scan des banques » : https://bankwijzer.be/fr

[24Sur ce sujet, voir : « Régulation bancaire, la réforme est enterrée », Martine Orange, décembre 2017. https://www.mediapart.fr/journal/economie/121217/regulation-bancaire-la-reforme-est-enterree

[25Sur ce sujet, voir : « Que faire des banques ? 2.0 », collectif, mars 2016. http://www.cadtm.org/Que-faire-des-banques-Version-2-0

CADTM Belgique
Jérémie Cravatte

Militant du CADTM Belgique et membre d’ACiDe