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Quel est le rôle des banques privées ?
par Emilie Paumard
18 juillet 2018

En tant que principales responsables de la crise de dettes publiques, les banques privées ont joué un rôle clé dans les crises de la dette des 40 dernières années. En soi, le fait que les États doivent se financer auprès des institutions privées qui engrangent des profits sur le dos de la collectivité est déjà contestable et doit absolument être questionné. Mais au-delà de cet accaparement « classique » des ressources par la sphère privée, la dérégulation du système bancaire concédée par les États du Nord depuis les années 1970, a donné un pouvoir sans limite aux banques privées. Dans le système actuel, ces dernières sont devenues l’acteur incontournable sur lequel la sphère publique n’a plus aucun contrôle.

Petite histoire de la dérégulation du système bancaire

Le krach de Wall Street en octobre 1929, l’énorme crise bancaire de 1933 et la période prolongée de crise économique aux États-Unis et en Europe des années 1930 ont amené le président Franklin D. Roosevelt, et par la suite les gouvernements européens, à fortement réglementer le secteur financier afin d’éviter la répétition de graves crises monétaires et bancaires.

Une des mesures fortes qui fut prise (notamment sous la pression des mobilisations populaires à la fin de la Seconde Guerre mondiale) consistait à limiter et à réglementer strictement l’usage que les banques pouvaient faire de l’argent du public. Ce principe de protection des dépôts a donné lieu à une séparation nette entre les banques d’investissement, d’une part, et les banques de dépôt ou banques commerciales, d’autre part.

Cette séparation, inscrite dans le fameux Glass-Steagall Act en 1933 aux États-Unis et dans des dispositions similaires en Europe délimitait strictement les activités des banques. Là où les banques d’investissement pouvaient lever des fonds à la Bourse, les banques commerciales se limitaient à recevoir les dépôts et à prêter aux individus et aux entreprises. Puisqu’elles conservaient l’épargne de la majorité des citoyens, ces dernières bénéficiaient par ailleurs de la garantie de l’État. Un des grands intérêts de cette séparation était de compartimenter les risques. Si les banques d’affaires prenaient de trop gros risques et tombaient en faillite cela n’atteignait pas l’épargne de la majorité des citoyens.

Les banques, aussi nommées « institutions de crédit » créent la monnaie et elles le font à chaque fois qu’elles octroient un crédit. Cela leur donne un pouvoir immense, pouvoir que les États convoitent en offrant leurs largesses (réglementation laxiste : le crédit facile permet de soutenir la croissance) mais qu’ils ne contrôlent pas pour autant (l’orientation donnée aux crédits suit le bon vouloir de banques soumises à la logique de maximisation du profit).

Par ailleurs, pour financer leurs investissements publics, les États du Nord avaient mis en place une série d’outils qui les rendaient moins dépendants des prêts des banques privées. D’une part, ils ne passaient pas uniquement par cet acteur pour se financer : ils obtenaient des liquidités directement via leurs banques centrales (ce qu’on appelle faire tourner la planche à billets). D’autre part, certains États obligeaient les banques privées à leur prêter de l’argent à des taux bas, voire à taux 0, ce qui leur assurait des sources de financement sûres et bon marché.

Mais le virage néolibéral de la fin des années 1970 a remis en cause ces réglementations et une succession de lois a, petit à petit, détricoté le cadre qui limitait le pouvoir de la finance : notamment le Gramm-Leach-Bailey Act sous Clinton (US) qui enterrait définitivement les dispositions du Glass-Steagal Act.

Le virage néolibéral de la fin des années 70 a permis le détricotage du cadre qui limitait le pouvoir de la finance

Parmi les nombreuses conséquences de cette politique :

- Le mur dressé entre les deux types de banques a pu être fissuré, puis finalement totalement abattu. De cette destruction est née ce qu’on appelle la banque universelle (ou banque à tout faire). Elle s’organise en grands ensembles financiers composés de plusieurs filiales qui exercent les différents métiers de la banque : prêts à des ménages et à des petites et moyennes entreprises, prêts à de grosses multinationales, création et vente de produits dérivés sur les marchés financiers, et même la vente de contrats d’assurance ! Ce modèle va permettre l’émergence de véritables mastodontes dont la puissance financière dépasse parfois le PIB d’un État, sans compter la relaxation des lois antitrust qui a permis de multiples fusions au sein du secteur, mettant en péril la libre compétition marchande – pourtant pilier de la théorie libérale.

- La déréglementation va autoriser les banquiers à créer des nouveaux instruments financiers à la fois sophistiqués, risqués et très rémunérateurs. La titrisation qui consiste à transformer les crédits bancaires consentis en titres financiers revendables et échangeables sur les marchés financiers est un des principes à la base de bon nombre de ces nouveaux outils de la finance. Les banques vont même être autorisées à acheter ces titres financiers pour leur propre compte, ce qui va largement contribuer à une montée en flèche de la spéculation.

- Les banques vont se voir autorisées à prêter ou à investir plus d’argent avec moins de fonds propres. Concrètement cela signifie que leur capital de départ, ce qui leur appartient en propre, représente un montant ridicule par rapport à ce qu’elles sont autorisées à prêter. En 2012, les fonds propres de BNP Paribas et de la Deutsche Bank, deux des plus grandes banques européennes, représentaient moins de 4 % de tous leurs actifs ! Si on prend le bilan de l’ensemble des établissements bancaires français, les dépôts qui représentaient 73 % du passif en 1980, n’en représentent plus que 26 % en 2011.

Dans ces conditions, le moindre accident de parcours (difficulté à se refinancer, défauts de paiement trop importants sur des crédits) peut s’avérer fatal.

Ce nouveau modèle de banques va donc s’avérer très rentable et très fragile. Après environ trente ans de politiques publiques qui limitaient le pouvoir de la finance, les banques vont profiter de ce retour du « laisser-faire » pour retrouver le niveau d’influence et de puissance qu’elles avaient avant le krach boursier de 1929.

Après 30 ans de politiques publiques qui limitaient le pouvoir de la finance, les banques vont retrouver le niveau d’influence qu’elles avaient avant le krach boursier de 1929


Des États dépendants des grandes banques internationales

Ce remodelage complet de l’architecture financière mondiale va profondément modifier la façon dont les États vont se financer. La montée en puissance des banques et leur légitimité retrouvée dans les sphères politiques vont leur permettre de se placer comme le prêteur incontournable.

C’est ainsi que dans les années 1960-70, les grands groupes bancaires privés du Nord, riches d’eurodollars et de pétrodollars et en quête de nouveaux marchés pour étendre leur influence, vont accorder de nombreux prêts aux pays nouvellement indépendants du Sud. En proposant des prêts à taux variables à des pays jugés moins fiables que les pays du Nord, les banques vont s’assurer des profits confortables. Alors qu’en 1960, les prêts des banques privées aux pays du Sud étaient pratiquement nuls, ils s’élevaient à 380 milliards d’euros à la veille de la crise de la dette au Sud en 1982.

Du côté des pays du Nord, avec la vague néolibérale de dérégulation bancaire se développe le dogme selon lequel, pour une plus grande efficacité, le secteur privé serait le plus à même d’exercer un contrôle sur les finances publiques. Ce principe va petit à petit gagner les bureaux des ministères des finances un peu partout en Occident, et pousser les États à se financer sur les marchés financiers via l’émission de titres de dettes publiques.

Ce nouveau mode de financement des États va s’avérer extrêmement lucratif pour les banques. D’un côté, les plus grands groupes bancaires sont rémunérés par les États pour assurer la commercialisation des titres de dette publique sur les marchés financiers [1]. De l’autre, ces mêmes banques (ainsi que d’autres acteurs des marchés financiers : d’autres banques, des fonds de pension etc.) achètent ces titres de dettes publiques sur les marchés financiers, à des taux parfois très élevés [2].

Mais au-delà des plantureux bénéfices engendrés, cette nouvelle puissance va considérablement augmenter l’influence des marchés financiers sur les politiques publiques. Les États s’étant rendus extrêmement dépendants des marchés, ces derniers ne se privent pas d’utiliser ce pouvoir pour sanctionner un gouvernement lorsqu’il prend des décisions contraires à leurs intérêts. Les commentaires tels que « les marchés financiers ont bien accueilli telle annonce d’un chef d’État » ou « les marchés ont décidé de sanctionner la décision de tel gouvernement » sont ainsi devenus des grands classiques des formules journalistiques.

Enfin, les grandes banques privées ne se contentent pas de ponctionner les ressources publiques et de déstabiliser les États qui ne vont pas dans leurs sens, elles vont jusqu’à faire payer l’addition de leurs prises de risque aux populations. Que ce soit dans le cas de la crise de la dette au Sud ou de celle au Nord, les banques privées n’ont eu aucun scrupule à faire appel aux ressources des États pour venir combler des pertes qu’elles refusaient d’essuyer malgré leurs lourdes responsabilités. Quant aux États, non seulement ils ont accepté de passer à la caisse, mais ils n’ont absolument pas changé les règles du jeu. Les réformes bancaires qui ont été engagées depuis la crise des surprimes ne sont, en réalité, que des changements cosmétiques.

Cette situation n’a pourtant rien d’inéluctable. Ces grandes banques, prennent le pouvoir qui leur est laissé. Tant qu’un réel contrôle ne sera pas exercé sur elles, les banques privées continueront d’avoir un rôle néfaste sur les États, y compris sur les conditions de leurs emprunts et l’évolution de leur dette publique, ce qui leur assure des revenus confortables.


Cet article est extrait du magazine du CADTM : Les Autres Voix de la Planète


Notes :

[1Appelés « primary dealers », ces grandes banques (qui font généralement parties des 30 plus grandes banques mondiales) touchent des commissions pour la mise sur le marché de titres de dettes publiques.

[2Dans les années 80-90, pour donner suite à la hausse des taux d’intérêts décidée par la FED, les taux d’intérêts pouvaient atteindre jusqu’à 13-14 %.

Emilie Paumard