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Que penser de l’expansion en Europe des « alternatives » au modèle bancaire dominant ?
par Aline Fares
22 août 2018

Les banques continuent d’être au cœur des scandales, inspirant défiance et rejet ; et pourtant, elles sont incontournables, tant il est difficile de se passer d’un compte bancaire. Faute de changement radical, cette tension a provoqué un regain d’intérêt pour des modèles bancaires dits « alternatifs », par opposition aux mastodontes bancaires dont l’essentiel des activités est tourné vers les marchés financiers. Que penser de ces « nouvelles » banques coopératives, éthiques, locales, de plus petite taille ? Constituent-elles une véritable alternative au modèle dominant ?

L’épargne « responsable »

Commençons par les alternatives qui visent les épargnant-e-s : l’épargne peut être investie dans une direction ou une autre ; autrement dit, il est possible de fixer un certain nombre de critères pour que l’épargne serve à financer des activités qui ne créent pas de dommages environnementaux et sociaux, voire qui ont un impact positif sur la société.

Ainsi l’« Investissement socialement responsable » (ISR) peut exclure certains domaines aussi variés que l’armement, l’énergie nucléaire, la pornographie, les casinos… L’ISR peut aussi choisir – et c’est la pratique la plus répandue [1] - de financer les entreprises les mieux notées d’un secteur selon des critères dits « extra financiers », ou de sélectionner les investissements dont l’impact social ou environnemental sera jugé le meilleur selon des critères mesurables [2].

Malgré son intérêt a priori, le principe de l’ISR a été largement dévoyé. Privilégiant la pratique des entreprises cotées en bourse, en d’autres termes, l’ISR ne remet pas en question le principe de maximisation du profit à court terme, aux impacts sociaux et environnementaux pourtant délétères [3]. Par ailleurs, la taille du marché de l’ISR demeure très limitée : en Belgique, il représente 4,3 % du marché des placements [4], et faute de standard minimum, beaucoup de fonds se déclarent « responsables » sans que cela n’ait de réelle substance. Enfin, l’ISR sert trop souvent d’alibi à des grandes banques pour lesquelles cette offre fait partie du catalogue et vise à contenter sa clientèle sans devoir remettre en question ses activités et son fonctionnement : des banques comme BNP Paribas, Société générale ou Deutsche Bank ont des offres de produits d’investissement ‘durables’ tout en étant les banques les plus dangereuses (trop grosses pour qu’on les laisse faire faillite) et les plus dominantes d’Europe.


Les politiques d’allocation de crédit

La façon dont les crédits seront octroyés touche plus fondamentalement à la structure de la banque que les produits d’épargne qu’elle propose à ses clients, car c’est dans les choix qu’elle opère en finançant un projet plutôt qu’un autre qu’une banque a l’impact le plus direct sur le monde qui l’entoure. Par exemple, une banque peut choisir de ne pas financer les énergies fossiles et de se concentrer sur le financement local des énergies renouvelables [5], de promouvoir activement les activités bénéfiques socialement. La rentabilité n’est plus nécessairement le seul objectif poursuivi au détriment des autres. En bref, il s’agit de viser des objectifs de rentabilité raisonnables, tout en appliquant un ‘filtre’ qualitatif à l’analyse des demandes de crédit.

Autre exemple : les banques islamiques excluent toute une série d’activités de leur champ d’action : l’hôtellerie, l’élevage porcin ou la pornographie, etc. pour des raisons religieuses. D’autres adoptent un positionnement de « banques éthiques » [6] et choisissent de ne financer que certains types de projets. Dans les deux cas, ces banques restent des banques privées pilotées par leurs seuls actionnaires, et visent une certaine « niche de marché », petite par définition.

D’autres encore vont plus loin et intègrent l’intérêt des employé.e.s et des usagers dans leur fonctionnement. Ainsi, les banques coopératives [7], dont la charte est déterminée ou adoptée par les sociétaires, se donnent les moyens d’intégrer l’intérêt des populations auprès desquelles elles opèrent (Comités décisionnels ad hoc, assemblées générales de sociétaires, révision participative de leur charte, etc.) [8]. Après avoir été l’objet de privatisations [9] et/ou de rachats par des grands groupes privés au cours des trente dernières années, le secteur coopératif bancaire européen a vu sa taille fortement réduite, même s’il reste important dans certains pays comme l’Allemagne. Dans d’autres pays, la taille embryonnaire du secteur coopératif en fait une offre très peu accessible.


Et la spéculation ?

À partir du moment où des objectifs « extra financiers » forment l’ADN d’une banque, les autres composantes de l’offre bancaire en bénéficient : comptes courants, comptes épargnes, moyens de paiements, disponibilité du personnel, proximité des agences… et seront prestés différemment selon que la banque aura mis la priorité sur le profit ou sur les bénéfices sociétaux au sens large.

Par extension, la gestion des placements de la banque et de ses excédents de trésorerie suit les mêmes principes, et les purs paris sur les marchés financiers n’ont plus leur place étant donné leur apport nul et même négatif pour la société. Les banques éthiques et les banques coopératives se dotent donc souvent de politiques explicites en la matière et se concentrent sur les activités de base, sans verser dans les activités sur les marchés financiers.

Depuis 2008, la finance islamique est souvent citée en exemple contre les dérives spéculatives : n’ayant pas plongé dans les produits toxiques qui ont provoqué la crise, les banques et investisseurs répondant aux principes de la charia ont ainsi été épargnées des pertes colossales enregistrées par les banques occidentales. La raison est qu’en finance islamique, l’épargne ne peut procurer des revenus sauf si elle s’intègre dans un processus productif car l’argent ne peut être en soi le fait générateur du profit. Pour remédier à cet interdit, l’épargne est rémunérée non pas par un montant fixe, mais par une part prédéterminée du résultat de l’investissement qu’elle finance. Il en résulte des modes de financement basés sur le principe de « partage des pertes et des profits » et sur des contrats de location ou de vente/achat des biens et des services financés. Un crédit hypothécaire par exemple passe par une phase (même très brève) où la banque achète la maison dont elle finance l’achat afin de la revendre à son client, moyennant une marge. Le client paiera le prix de la maison au banquier aux échéances prévues.

Il est donc impossible de vendre quelque chose que l’on ne possède pas, comme dans le cas de la vente à découvert ou dans le cas des contrats à terme (les futures et les options…). Il est aussi prohibé de s’échanger deux dettes ou de vendre une dette [10]. Les investisseurs répondant aux principes de la charia restent de ce fait en-dehors des marchés les plus spéculatifs et du marché des produits dérivés.

Toutefois, la finance islamique utilise les mêmes indicateurs de réussite que la finance dominante. Ainsi la plus grande banque islamique du monde, Al Rajhi bank [11], en Arabie saoudite, est une banque actionnariale cotée en bourse, qui donne clairement priorité à la croissance et au rendement financier et affiche des marges bénéficiaires très élevées pour le seul bénéfice de ses propriétaires. Par ailleurs, les acteurs du système financier islamique inventent continuellement des nouveaux produits permettant de contourner les règles de la charia [12].


Comment s’y retrouver ?

Certaines organisations et associations proposent des informations sur les agissements des banques et sur ce qui se cache derrière leur offre, comme le Scan des banques [13].

D’autres nous aident à identifier les produits de placement véritablement « responsables » comme le label de la finance solidaire Financité-Fairfin en Belgique.

Mais finalement, la question fondamentale est de savoir si l’on peut influencer les décisions de banques qu’il nous est par ailleurs quasi impossible d’éviter. Les banques actionnariales ne laissent pas de place à une telle implication : l’actionnariat des grandes banques est généralement entre les mains d’investisseurs qui considèrent leurs actions comme des placements qui doivent rapporter, et leur gestion est verrouillée par ses dirigeants [14]. C’est donc à la fois la propriété et le contrôle sur les banques qu’il faut reconsidérer.


Conclusion

Les alternatives qui nous sont proposées aujourd’hui sont encore trop limitées pour être moteur de changement à elles seules, d’autant plus que la mal nommée « réglementation » bancaire et financière, par sa complexité, tend à favoriser les plus grandes structures. Elles nous montrent néanmoins qu’il est possible de faire de la banque autrement, et de produire des modèles de banques qui fonctionnent, qui résistent mieux aux crises, qui privilégient le financement de projets pertinents du point de vue environnemental et social, et qui ne mettent pas en danger tout le système. Un changement plus fondamental nécessitera de casser la dominance des grands groupes bancaires en en reprenant le contrôle, tant en terme de propriété que de structures décisionnelles. Une combinaison des modèles coopératifs et publics/socialisés, pour peu qu’ils évitent les collusions d’intérêts, et qu’ils puissent être indépendants du système bancaire dominant, paraissent être les meilleures voies à suivre. Les banques détenues par les États sont de ce point de vue un bon champ d’expérimentation : la propriété est acquise (mais systématiquement contestée [15]), reste à œuvrer au contrôle.


Cet article est extrait du magazine du CADTM : Les Autres Voix de la Planète


Notes :

[1Méthode de sélection dite « Best in class »

[2« L’impact investing » connaît un développement rapide. Il suppose toutefois de mesurer quantitativement la « performance » sociale ou environnementale, par exemple, d’un investissement.

[3L’ISR est accepté par les milieux financiers depuis qu’il a été « démontré » qu’il était aussi performant que l’investissement « classique ».

[5Rapport « Undermining our future », 2015 : pour chaque euro prêté aux énergies renouvelables, les banques européennes en prêtent neuf aux énergies fossiles.

[6Pour une liste plus complète, voir le site de l’association européenne des banques éthiques, FEBEA.

[7Quelques exemples en Europe occidentale : la NEF en France qui se concentre sur des crédits à valeur sociale et environnementale, le Crédit coopératif qui se concentre sur le financement de l’économie sociale et solidaire française, la GLS Bank en Allemagne ou le projet New B en Belgique.

[8Voir notamment la démarche de New B : la Voix de votre épargne

[9Voir par exemple le changement réglementaire survenu récemment en Italie, qui a forcé les petites banques coopératives à se transformer en SA.

[10Ceci rend certaines techniques financières très répandues (et au cœur de la crise financière de 2008) telles que les swaps et la titrisation interdites ; de même, les Sukuks (Les Sukuks sont des obligations répondant au principe de la charia) ne peuvent pas être revendus et doivent être gardés jusqu’à leur échéance (pas de marché secondaire). Ils sont adossés à un actif et le coupon est lié à la performance de l’actif sous-jacent. Ainsi, en théorie, la rémunération du porteur peut varier au fil du temps et peut être nulle si le sous-jacent réalise une performance nulle ou négative.

[11Le bilan de la banque Al Rajhi est inférieur à 100 milliards d’euros – à comparer aux 1 000 à 2 000 milliards des grandes banques occidentales. La finance islamique représente 1 % du marché financier mondial.

[12Pour une présentation plus complète de la finance islamique, voir l’article de Salaheddine Lemaizi et Majdouline Benkhraba « Finance islamique : principes et limites » sur www.cadtm.org

[14Voir le rapport en Anglais « Representation of the public interest in banking, A. Fares et D. Lindo, Finance Watch, Décembre 2016.

[15Les banques détenues par les États depuis la crise (bail-out) sont sujettes à privatisation. Voir la campagne contre la privatisation de Bankia en Espagne, ou la campagne « Belfius est à nous » sur l’opportunité du maintien dans le giron public et de socialisation de la banque Belfius : www.belfiusestanous.be

Aline Fares

Conférencière, auteure et militante.
Voir également sa page « Chroniques d’une ex-banquière »