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Les enjeux de la doctrine de la dette odieuse en Ukraine
par Mats Lucia Bayer
20 novembre 2018

Le 19 septembre 2018, le quotidien économique Financial Times annonçait l’imminence d’un procès judiciaire entre l’Ukraine et la Russie autour d’un prêt de 3 milliards de dollars US [1].

La raison de ce procès est le refus de l’Ukraine de rembourser ce montant emprunté en 2013 à la Russie, en argumentant le caractère « odieux » de cette dette. Cet argument, que le pays avait déjà mis en avant en 2015 [2], fait référence à la complicité présumée du gouvernement de Viktor Ianoukovitch avec la Russie de Vladimir Poutine. Pour rappel, Viktor Ianoukovitch a été destitué en 2014 suite au mouvement de masse dit de la place Maidan et il a quitté le pays pour s’installer en Russie. Le Financial Times rassure ses lecteurs en soulignant qu’il est peu probable que le tribunal londonien qui rendra une décision sur cette affaire se réfèrera à la doctrine de la dette odieuse. Précisons que s’il revient à un tribunal londonien de prendre une décision dans ce litige c’est parce que les dettes ont été contractées sous le régime juridique britannique et que l’Ukraine et la Russie ont convenu qu’en cas de litige c’est la justice britannique qui trancherait.

Par ailleurs, la référence à la doctrine de la « dette odieuse » serait très utile en tant que couverture politique et morale pour l’Ukraine, puisque le devoir de répondre de la Russie impliquerait la nécessité de justifier ses agissements durant la guerre civile ukrainienne.

Au-delà de l’usage plus ou moins intéressé, voire opportuniste de ce concept par le gouvernement ukrainien, l’actualité de ce litige a le mérite de remettre à l’ordre du jour la doctrine de la « dette odieuse ». Cette doctrine, élaborée par le juriste Alexander Nahum Sack, établit que le caractère « odieux » d’une dette souveraine sera déterminé par deux éléments :

  1. que les raisons qui ont justifié l’emprunt soient contraires aux intérêts de la population et donc « odieuses » ;
  2. que les créanciers soient conscients de l’usage potentiellement « odieux » de ces fonds ou qu’ils ne puissent pas faire la preuve qu’ils ne pouvaient pas savoir [3].

Au vu de la nature de l’emprunt fourni par la Russie à l’Ukraine au cœur du litige, il paraît avéré que celui-ci pourrait constituer une dette odieuse

En effet, au vu de la nature de l’emprunt fourni par la Russie à l’Ukraine au cœur du litige, il paraît avéré que celui-ci pourrait constituer une dette « odieuse » : l’emprunt aurait été une récompense de la Russie pour la loyauté de Ianoukovitch, et, après le renversement de ce dernier, Moscou sera accusée d’ingérence, puis de participation directe à la guerre civile ukrainienne [4].

Il serait tout à fait possible d’étendre cette argumentation vers d’autres dettes contractées par ce pays, ce qui fait de la réclamation du gouvernement ukrainien un véritable enjeu. C’est bien pour cela que l’affaire de la dette ukrainienne envers la Russie est aussi un enjeu aux yeux du Financial Times ainsi probablement qu’aux yeux du tribunal londonien. Rappelons l’importance des avis émis par ce quotidien, dont les éditoriaux sont une des principales voix représentant les intérêts du grand capital. Il y a là une contradiction fondamentale liée à l’histoire même de la doctrine de la « dette odieuse ». Car l’approche de Alexander Sack, qui est devenue une référence pour l’établissement de la doctrine de la « dette odieuse », partait d’un tout autre objectif : celui de limiter le nombre de répudiations de dettes souveraines afin de garantir un maximum de recouvrements par les créanciers privés. Par ailleurs, un bon nombre de cas de répudiation s’étaient déjà produits à l’époque de l’élaboration de cette doctrine sans que Sack ne les ait tous pris en compte [5]. Le but de ce juriste n’était donc pas celui de justifier, encore moins d’encourager les répudiations des dettes souveraines par les pays, mais de prévoir les aléas d’un marché des dettes souveraines, souvent déterminés par des facteurs politiques, afin de le renforcer. Son approche a permis toutefois de poser le cadre pour l’analyse et le débat autour des répudiations et leur pertinence potentielle.

Un débat qui débouche souvent dans des situations contradictoires. En 2003, un mois après l’invasion de l’Irak par la coalition intégrée par les États-Unis, la Grande-Bretagne et l’Australie, les États-Unis ont déclaré être de l’avis que la dette contractée par le régime de Saddam Hussein devait être considérée comme « odieuse ». À leurs yeux il était indispensable qu’elle soit répudiée car elle serait un fardeau illégitime pour la construction d’un régime démocratique dans le pays. Tant le Financial Times que les pays créanciers ont émis leurs doutes à ce moment-là, en particulier à cause du dangereux précédent que cette reconnaissance de la dette odieuse pourrait avoir. En réalité, les États-Unis voyaient dans cette dette (et dans la satisfaction de son remboursement auprès des créanciers, notamment la France, l’Allemagne et la Russie) avant tout une entrave pour le développement du business de ses entreprises en Irak [6]. Le jeu des négociations s’est soldé par une annulation de 80% de la dette par le Club de Paris en novembre 2004 [7]. La Banque mondiale a suivi de même que d’autres créanciers. En fin de comptes, les conditions ont été réunies pour l’appropriation des principaux marchés irakiens par les capitaux privés américains. L’exemple irakien montre que les stratégies du capital pour élargir sa base d’accumulation ne concernent non pas seulement le mécanisme de l’augmentation de la dette mais parfois aussi son annulation partielle (ce qui est différent d’une répudiation).

L’exemple irakien montre que les stratégies du capital pour élargir sa base d’accumulation ne concernent non pas seulement le mécanisme de l’augmentation de la dette mais parfois aussi son annulation partielle

Le litige entre l’Ukraine et la Russie nous révèle une contradiction similaire à celle de la théorisation de Sack. Car en parallèle des annonces de répudiation de la dette due à la Russie, le nouveau gouvernement ukrainien a contracté des prêts auprès du FMI, pour un montant total qui serait à la hauteur de 17,3 milliards de dollars [8]. Le Premier ministre de l’époque, Arseni Iatseniouk, soutenu par le milliardaire Petro Porochenko, nouveau président ukrainien a insisté dans l’inévitabilité de cet emprunt [9]. Dans un contexte où les dépenses de guerre ne cessaient de gonfler en raison du conflit dans l’Est du pays, l’emprunt auprès du FMI s’est traduit aussi par l’application de lourds plans d’ajustement structurel qui ont précarisé la population ukrainienne. En ce sens, il serait tout à fait légitime que le peuple ukrainien se saisisse de la question et exige que soit répudié l’emprunt vis-à-vis du FMI de la même façon qu’a été envisagée la répudiation de la dette envers la Russie. Une répudiation qui pourrait être justifiée par ce même « caractère odieux », les deux conditions pour l’application de la doctrine étant réunies.

Cette mise en perspective des différentes composantes de la dette ukrainienne nous permet de mieux comprendre le point de vue du Financial Times, quand, en 2015, il titrait « Ukraine takes ‘odious’ path to default » (« L’Ukraine prend ‘l’odieux’ chemin vers la suspension de paiements »). Pour ce quotidien financier, le pire scénario possible dans ce litige serait que la dette de l’Ukraine envers la Russie soit répudiée car « odieuse ». Le précédent que cela établirait au niveau de la jurisprudence serait terrible pour les créanciers du monde entier. Enfin, nous constatons une fois de plus comment des contentieux autour des dettes souveraines cachent une concurrence et des rapports de domination entre pays basés sur l’exportation de capitaux, c’est-à-dire des rapports impérialistes, en l’occurrence entre la Russie et les puissances occidentales regroupées autour du FMI qui ont l’Ukraine comme cible. Le jeu des tensions géopolitiques pratiqué par les classes dominantes délaisse tout à fait la population ukrainienne et ses intérêts. Une population précarisée, qui s’est vue déposséder de nombreux droits, et qui aurait le droit légitime de répudier les dettes odieuses qui pèsent sur le pays.


L’auteur remercie Nathan Legrand et Éric Toussaint pour leur relecture et leurs conseils. L’auteur est entièrement responsable des éventuelles erreurs contenues dans ce travail.


Notes :

[1« UK ruling sets stage for Ukraine-Russia ‘odious debt’ battle », Financial Times, 19 septembre 2018, https://www.ft.com/content/0149e0a2-bb46-11e8-94b2-17176fbf93f5

[2« Ukraine takes ‘odious’ path to default », Eliane Moore, Financial Times, 27 mai 2015, https://www.ft.com/content/c12c7286-046a-11e5-95ad-00144feabdc0

[3Éric Toussaint, Le système dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Ed. Les Liens qui Libèrent, Paris, 2017, p. 189

[5Éric Toussaint, Le système dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Ed. Les Liens qui Libèrent, Paris, 2017, p. 178

[6« US persuades Paris Club to write off £23bn of Iraqi debt », Ashley Seager, The Guardian, 22 novembre 2004, https://www.theguardian.com/business/2004/nov/22/iraq.debt

[7« Accord de restructuration de dette entre le Club de Paris et la République d’Irak », Club de Paris, 21 novembre 2004, http://www.clubdeparis.org/fr/communications/press-release/irak-21-11-2004

[8Jérôme Duval, « L’Ukraine sous ingérence du FMI sombre dans la récession », 23 novembre 2015, http://www.cadtm.org/L-Ukraine-sous-ingerence-du-FMI

[9« The government will meet all the conditions set by the IMF, because we have no other choice, » Yatsenyuk said during a meeting with members of the European Business Association (EBA). “Ukraine vows to meet IMF loan conditions”, Xinhua, March 3, 2014

Mats Lucia Bayer