Le but de cet article est d’expliquer qu’il y avait une alternative à la politique brutale menée par la Troïka contre le peuple grec et contre le gouvernement Tsipras. L’alternative aurait dû venir du gouvernement Tsipras car celui-ci avait reçu un mandat clair de rupture avec l’austérité et avec la Troïka.
Il ne fallait pas s’attendre à une attitude conciliante de la part des autorités européennes. Il ne fallait pas multiplier les concessions. Il était possible de résister et de remporter une victoire en faveur du peuple grec et des autres peuples.
Les facteurs qui ont conduit au désastre peuvent être énumérés de la manière suivante : le refus du gouvernement Tsipras de prendre des mesures d’autodéfense face à la politique agressive de la BCE, des gouvernements européens, de l’Eurogroupe et du FMI ; le refus de Tsipras et de Varoufakis de faire payer les riches ; le refus d’appeler à la mobilisation internationale et nationale en soutien au peuple grec ; le maintien de la diplomatie secrète et l’annonce à répétition que les négociations allaient finir par donner de bons résultats ; le refus de prendre les mesures fortes qui étaient nécessaires (il aurait fallu suspendre le paiement de la dette, contrôler les mouvements de capitaux, reprendre le contrôle des banques et les assainir, mettre en circulation une monnaie complémentaire, augmenter les salaires, les retraites, baisser le taux de TVA sur certains produits et services, annuler les dettes privées illégitimes, etc.).
Pourtant le dénouement tragique n’était pas inéluctable. Il était possible de mettre en œuvre une alternative crédible, cohérente et efficace au service de la population.
Cet article montre qu’à plusieurs moments décisifs au cours des six premiers mois du gouvernement Tsipras, il était possible et nécessaire d’appliquer une autre politique que celle qui a été suivie. Dans la conclusion, l’article porte sur la scène européenne et avance une orientation internationale.
Contrairement à ce qu’une majorité d’analystes et d’acteurs politiques pensent ou pensaient, sortir ou non de la zone euro ne constituait pas pour le gouvernement Tsipras la question immédiate à résoudre.
Contrairement à ce qu’une majorité d’analystes et d’acteurs politiques pensent ou pensaient, sortir ou non de la zone euro ne constituait pas pour le gouvernement Tsipras la question immédiate à résoudre
En effet, le programme sur lequel Syriza avait été porté au gouvernement par le peuple ne proposait pas de quitter la zone euro. Cela a été souligné de façon très explicite par Tsipras et une grande partie des dirigeants de Syriza qui ont affirmé pendant la campagne électorale une volonté de rester dans la zone euro.
Par contre, il n’y a pas le moindre doute sur les priorités suivantes contenues dans le programme :
Pour un aperçu des principaux engagements pris par Syriza au cours de la campagne électorale de janvier 2015, voir l’encadré Extraits du programme de Thessalonique présenté par Alexis Tsipras dans http://www.cadtm.org/Des-le-debut-Varoufakis-Tsipras-mettent-en-pratique-une-orientation-vouee-a-l
Prendre des mesures très concrètes pour améliorer les conditions de vie de la population :
Une partie importante de ces mesures faisait partie du programme de Syriza.
Par ailleurs, il était urgent de :
Qu’aurait-il fallu faire ? La réponse est simple : tenir les engagements électoraux – c’était une obligation démocratique, morale et le seul moyen de réussir
Dès le 20 février 2015, Yanis Varoufakis, le ministre des finances, avec l’accord du noyau autour d’Alexis Tsipras, a signé un document avec l’Eurogroupe qui l’a amené à renoncer à réaliser les engagements mentionnés plus haut. En ratifiant l’accord du 20 février, Varoufakis s’est engagé à rembourser la dette selon le calendrier prévu alors que la Troïka ne promettait aucun versement de fonds et se refusait à verser les sommes qui étaient dues à la Grèce. Il a abandonné son engagement à mettre fin immédiatement au mémorandum et au contraire il a accepté qu’il soit prolongé de quatre mois. Il n’a pris aucune mesure concernant les banques alors que l’assainissement de celles-ci aurait dû constituer une des principales priorités. Il a maintenu un rapport de soumission à l’égard de la Troïka, rebaptisée « les institutions ».
Les mesures concrètes pour améliorer le sort de la majorité de la population ont été timides et constamment remises en cause par la Troïka.
L’accord du 20 février a soulevé énormément de critiques à l’intérieur du groupe parlementaire de Syriza et au sein du gouvernement. La présidente du parlement grec, membre de Syriza, a refusé de le soumettre au vote du parlement car elle était opposée à cette première capitulation.
La réponse est simple : tenir les engagements électoraux – c’était une obligation démocratique, morale et le seul moyen de réussir.
Ce n’est pas que le programme de Thessalonique était parfait mais c’est sur celui-ci que Syriza avait obtenu un mandat et malgré ses faiblesses il pouvait améliorer significativement la situation de la population. Les priorités du programme devaient être respectées et pouvaient l’être si le gouvernement avait commencé à en appliquer les points principaux.
Le gouvernement issu des élections du 25 janvier 2015 avait toute la légitimité nécessaire pour prendre des mesures conservatoires afin de réaliser ses engagements. Il devait le faire face à l’agressivité manifestée par la Troïka dès la mise en place de ce gouvernement.
Trois exemples précis illustrent le manquement de la Troïka à ses obligations et sa violation du mandat donné par les Grecs à leur gouvernement, alors même que ce dernier n’avait pris aucune mesure de rupture :
Au lieu de laisser Varoufakis signer l’accord du 20 février, le gouvernement grec aurait dû réagir en disant en substance :
« Vu le manque de coopération des créanciers, nous suspendons de manière conservatoire le remboursement des dettes réclamées par la Troïka, le temps de réaliser un audit à participation citoyenne permettant de déterminer la partie légitime et la partie illégitime des dettes réclamées à la Grèce. L’audit sera réalisé dans un délai raisonnable de quatre mois après quoi nous aviserons.
« L’obligation de réaliser un audit est d’ailleurs prévue dans un règlement européen adopté en mai 2013. L’argent non remboursé ne restera pas inemployé, il financera la relance de l’activité économique, notamment par une augmentation de la consommation publique et privée socialement justifiée.
« Comme annoncé dans notre programme, les pouvoirs publics assumeront leurs droits et leurs obligations comme actionnaire principal des quatre grandes banques du pays. Il s’agira d’assainir les banques et de les mettre au service de l’intérêt de la majorité de la population.
« Nous appelons les peuples d’Europe à manifester leur soutien au peuple grec qui nous a donné pour mandat de rompre avec la politique funeste dictée par la Troïka. Si nous gagnons, tous les peuples d’Europe remporteront une victoire contre l’austérité en montrant qu’une autre voie est possible. »
D’autres mesures complémentaires auraient dû être prises : remplacer le dirigeant de la banque centrale de Grèce qui était un ennemi déclaré du programme du gouvernement et un personnage de l’ancien système [1] ; mettre en place un contrôle des mouvements de capitaux pour empêcher la fuite de ceux-ci et le sabotage de l’économie ; mettre en place un système de paiement parallèle et complémentaire au système de paiement en euros ; soumettre rapidement au parlement une série de lois et de mesures permettant d’améliorer les conditions de vie de la population et d’augmenter les recettes de l’État perçues sur les secteurs les plus riches de la société et sur les grandes entreprises étrangères.
Ces mesures prises de manière légitime par le gouvernement auraient suscité d’un côté le soutien du peuple grec ainsi que d’une partie importante et croissante des peuples d’Europe, et de l’autre côté la réprobation de la part de la Troïka.
Oui. Cet accord n’avait pas été soumis au parlement grec. Seul le ministre grec des finances l’avait signé et il l’avait envoyé à l’Eurogroupe qui est un organe informel. Le premier ministre aurait pu, après un mois de mise en œuvre de l’accord avec l’Eurogroupe, faire un constat d’échec et s’en expliquer publiquement. Il aurait été nécessaire de faire cela vers la fin de mars 2015 ou au début du mois d’avril, avant de devoir effectuer d’importants paiements au FMI.
Tsipras aurait pu expliquer au peuple grec et à l’opinion publique internationale que les créanciers n’avaient pas abandonné les méthodes de la Troïka, et qu’en réalité celle-ci continuait à fonctionner. Il aurait pu expliquer que le gouvernement avait fait une série de propositions aux instances européennes qui ne les avaient pas sérieusement prises en compte et les avaient rejetées. Il aurait pu rendre publiques les méthodes de pression et de chantage exercées par la Troïka.
Tsipras aurait pu rendre publiques les méthodes de pression et de chantage exercées par la Troïka
Il aurait pu dire que malgré la bonne volonté du gouvernement grec, il avait fait face depuis le début de son gouvernement à un mur. Il aurait pu indiquer que, pour convaincre le gouvernement grec de signer l’accord du 20 février, le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, avait fait miroiter une aide de 35 milliards € qui ne se concrétisait pas, que la BCE avait laissé entendre qu’elle lèverait la mesure prise le 4 février et qu’elle ne l’avait pas fait. Il pouvait ajouter que l’engagement pris en 2013 de rétrocéder, en 2015, 1,9 milliard € de bénéfices de la BCE et de l’Eurosystème n’était pas tenu, ce qui était tout aussi grave que le rapatriement au Luxembourg des 11 milliards qui auraient dû servir à l’assainissement des banques grecques.
En conséquence, Tsipras pouvait déclarer que le gouvernement grec était amené à considérer que l’accord du 20 février était caduc. Tsipras pouvait aussi procéder à un remaniement gouvernemental montrant la volonté d’appliquer plus rapidement les mesures les plus urgentes de son programme.
Surtout, Tsipras aurait pu annoncer que son gouvernement allait appliquer la série de mesures fortes énoncées plus haut (suspension du paiement de la dette et audit de celle-ci avec participation citoyenne ; assainissement des banques ; remplacement du gouverneur de la banque de Grèce ; contrôle des mouvements de capitaux ; mise en place d’un système de paiement complémentaire ; etc.).
Les documents secrets du FMI, les notes sur le déroulement des réunions de l’Eurogroupe, le scandale des achats de titres grecs par la BCE en 2011-2012 auraient pu être rendus publics
Il aurait pu demander une coopération internationale pour lutter contre les grands fraudeurs. Et sans attendre celle-ci frapper fort contre ceux qui étaient identifiés. Il aurait pu mener une campagne sur le thème « Qui doit à qui ? » en revenant notamment sur les dettes et les réparations de l’Allemagne dues au peuple hellène suite à l’invasion et à l’occupation de la Grèce par l’Allemagne durant la Seconde Guerre mondiale.
Cette nouvelle politique inspirée du programme électoral aurait pu être adoptée par le gouvernement Tsipras. En accompagnement, elle aurait requis l’organisation d’une campagne d’information et d’explication par tous les canaux possibles, tant dans le pays qu’à l’extérieur. Pour alimenter cette campagne, toute une série de documents restés secrets ou à peine médiatisés auraient pu être rendus publics : les documents secrets du FMI http://www.cadtm.org/Documents-secrets-du-FMI-sur-la, les notes sur le déroulement des réunions de l’Eurogroupe, le scandale des achats de titres grecs par la BCE en 2011-2012 http://www.cadtm.org/Les-profits-odieux-de-la-BCE-sur et http://www.cadtm.org/La-politique-de-la-Troika-en-Grece-Voler-le-peuple-grec-et-donner-l-argent-aux, le rôle du premier mémorandum pour venir en aide aux banques privées de la France, de l’Allemagne et du Benelux principalement, la liste des grands fraudeurs, les affaires scandaleuses liées aux ventes d’armes à la Grèce par des firmes allemandes, françaises et étatsuniennes, etc.
Cette campagne aurait permis de donner des arguments pour développer la mobilisation populaire contre le chantage et les diktats de la Troïka et des gouvernements des pays dominants de la zone euro. De fortes mobilisations en France contre l’attitude du gouvernement de François Hollande et Manuel Valls, en Allemagne contre l’attitude du gouvernement d’Angela Merkel, à Bruxelles et Francfort aux pieds de la Commission européenne et de la BCE, auraient pu améliorer le rapport de forces en faveur de la population grecque et du gouvernement la représentant. En Grèce même, le gouvernement et le parti Syriza auraient dû encourager le développement d’une mobilisation populaire afin de légitimer des actes unilatéraux de rupture avec les créanciers et faire reculer les saboteurs de l’économie et plus généralement le camp pro-austérité – c’est-à-dire se confronter à la classe capitaliste grecque.
À ces fins, le gouvernement n’aurait pas dû se cantonner à l’exercice du pouvoir d’État dans les couloirs et salons, une attitude qui ne peut que nourrir les illusions d’une résolution de la crise « par le haut », et démobiliser la population. À rebours de cela, il aurait dû démontrer sa volonté de déléguer des porte-parole (par l’intermédiaire du parti Syriza si besoin) afin d’établir un dialogue permanent avec les organisations syndicales, associatives et politiques voulant se solidariser avec le peuple grec pour en finir avec l’austérité et avancer vers des politiques d’émancipation [2].
Le gouvernement n’aurait pas dû se cantonner à l’exercice du pouvoir d’État dans les couloirs et salons, une attitude qui ne peut que nourrir les illusions d’une résolution de la crise « par le haut », et démobiliser la population
Au cours du premier semestre 2015, à plusieurs moments des occasions se sont présentées pour opérer ce tournant salutaire.
Si les mesures précitées avaient été mises en œuvre, les conditions de vie des secteurs de la population les plus affectés par les politiques d’austérité et la crise auraient été améliorées. De plus, l’injection de pouvoir d’achat et de moyens de paiement dans l’économie réelle aurait stimulé l’activité économique : la consommation aurait augmenté, la production locale au niveau agricole et au niveau des petites et moyennes entreprises auraient également augmenté, cela aurait généré des embauches. Avec l’argent épargné grâce à la suspension du remboursement de la dette, le gouvernement aurait eu les moyens de lancer un plan de création d’emplois dans des secteurs et des activités utiles à la satisfaction des besoins sociaux et à la transition écologique.
À la fin mai 2015, quand la Troïka a avancé de nouvelles exigences, il était encore possible de partir du constat de la montée de l’agressivité des dirigeants européens pour opérer le tournant expliqué ci-avant.
Et bien sûr, avec l’énorme appui que lui donnait le résultat du référendum du 5 juillet et le refus des dirigeants européens de le prendre en compte, Tsipras pouvait encore mettre en œuvre les mesures indiquées plus haut en les radicalisant sur la base des résultats de l’audit de la dette remis au parlement grec les 17 et 18 juin 2015 et, encore une fois, sur la base de l’agressivité croissante des dirigeants européens [3]. Cela impliquait des mesures unilatérales et souveraines concernant la dette réclamée par la Troïka, en commençant par les titres grecs détenus par la BCE depuis 2010-2012 car ils étaient régis par la loi grecque. Cela aurait permis d’éviter le paiement de 6,6 milliards € qui a eu lieu entre le 20 juillet et le 20 août 2015. De même il fallait suspendre pour une période indéterminée les remboursements au FMI. Cela aurait fait épargner près de 5,5 milliards € qui ont été payés entre juillet et la fin de l’année 2015.
Au cours du premier semestre 2015, beaucoup de temps avait été perdu. La Grèce avait effectué de nombreux paiements, notamment 3,5 milliards € de dettes illégitimes avaient été remboursés au FMI depuis que le gouvernement Syriza était en place. Les dépôts dans les banques s’étaient réduits de près de 30 milliards. Des dizaines de milliards d’euros avaient quitté le pays du fait de l’agressivité de la Troïka et de l’incapacité du gouvernement de Tsipras de prendre les bonnes décisions d’autodéfense.
Mais il était encore possible de mettre en œuvre une politique alternative en prenant cette fois le tournant dans la bonne direction. La victoire éclatante du « Non » lors du référendum permettait de faire ce choix et le peuple grec était prêt à affronter la Troïka.
Alors que cette option était possible, Tsipras et son entourage ont préféré jeter aux orties les engagements solennels pris devant les citoyens et citoyennes grecques au moment où il leur a annoncé le référendum du 5 juillet. Soulignons que Tsipras s’était engagé solennellement à respecter le verdict populaire quel qu’il soit [4].
Tsipras et son entourage ont finalement choisi de trahir les 61,3 % de Grecs qui leur avaient fait confiance et avaient voté pour le « Non » le 5 juillet. Le gouvernement de Tsipras a versé près de 2 milliards € au FMI le 20 juillet 2015, et environ 6,6 milliards € à la BCE entre le 20 juillet et le 20 août 2015. Le remboursement de 3 188 millions € le 20 août 2015 à la BCE s’est effectué au taux d’intérêt abusif de 6,1 %. À noter qu’en 2015, la BCE prêtait aux banques privées à un taux proche de zéro : 0,05 % !
Le seul argument que Tsipras a trouvé pour expliquer à son peuple pourquoi il a signé l’accord de capitulation du 13 juillet et poursuivi le remboursement de la dette, est que s’il ne l’avait pas fait, les banques grecques auraient été en faillite. Cela n’était pas sérieux. D’une part, si la situation des banques s’était dégradée un peu plus par rapport à janvier 2015, c’est justement parce que le gouvernement de Tsipras, en se soumettant aux pressions de la Troïka, n’a pas réalisé ce qu’il s’était engagé à faire auprès des électeurs et électrices : à savoir exercer un pouvoir réel sur les banques, s’en prendre à l’oligarchie qui les contrôlait, les assainir et les mettre au service de la société. D’autre part, en juillet 2015, il était encore possible pour l’État qui était l’actionnaire principal des banques d’en prendre le contrôle et de les assainir.
De plus on peut ajouter que dans le cadre du 3e mémorandum que Tsipras a fait adopter par le parlement grec en juillet-août 2015, il a accepté que les pouvoirs publics perdent radicalement de leur poids comme actionnaire au profit d’investisseurs étrangers [5] qui, eux non plus, n’ont pas assaini les banques grecques. Celles-ci, en 2019, sont toujours au bord de la faillite. Les banques grecques n’ont pas été sérieusement assainies et elles sont restées aux mains d’une oligarchie d’actionnaires privés grecs et étrangers dont des fonds spéculatifs. Par contre, l’emploi dans le secteur bancaire a diminué de 40 % entre 2008 et 2018. Récemment, les banques grecques ont annoncé qu’elles allaient encore réduire l’emploi de 10 % au cours de la seule année 2019, soit 4 000 emplois en moins dont 2 500 sous forme de licenciements secs [6]. En 2019, 45 % des crédits octroyés par les banques grecques étaient en défaut depuis au moins trois mois, c’est le taux le plus élevé, et de loin, de toute l’Union européenne. Le montant des crédits en défaut de paiement représente la moitié du produit intérieur brut de la Grèce [7].
Ne pas perdre de vue que plus de 15 milliards € de dettes publiques nouvelles générées dans le cadre du 3e mémorandum ont été destinés au sauvetage des banquiers privés.
Une option stratégique majeure adoptée par le gouvernement Syriza a été de ne jamais se confronter à la classe capitaliste grecque, ce qui a mené à la déroute
En réalité, une option stratégique majeure adoptée par le gouvernement Syriza a été de ne jamais se confronter à la classe capitaliste grecque, ce qui a mené à la déroute. Non seulement Syriza et le gouvernement n’ont pas cherché à s’appuyer sur une mobilisation populaire contre la bourgeoisie grecque très largement acquise aux politiques néolibérales de l’UE, mais en plus le gouvernement a ouvertement mené des politiques de conciliation avec celle-ci. Le gouvernement n’a pas cherché à diminuer le pouvoir des institutions nationales pro-capitalistes, ni à favoriser l’émergence de nouvelles institutions populaires et démocratiques disputant le pouvoir à la classe dominante. Ainsi, c’est Syriza qui a fait élire en février 2015 le conservateur Prokopis Pavlopoulos, membre de Nouvelle Démocratie, au poste de président de la République. Le gouvernement n’a pas réformé la police afin de faire le ménage dans une institution dont une partie était acquise à l’extrême-droite, alors incarnée par le parti néo-nazi Aube dorée coupable d’actions criminelles. Le gouvernement de Tsipras et l’organisation Syriza n’ont pas poussé à la création de comités de défense populaire face aux ingérences extérieures de la Troïka ; le gouvernement n’a pas non plus appuyé les efforts de la présidente du Parlement visant à faire connaître largement les débats et résultats de la commission d’audit de la dette grecque, alors que cela aurait permis à la population d’exercer un droit de regard démocratique sur les finances de l’État.
Finalement, le gouvernement d’Alexis Tsipras a été incapable de reconnaître que ce qui se jouait en Grèce était un conflit de classes brutal, dans lequel la classe capitaliste grecque bénéficiait du soutien des institutions de l’UE, structurellement néolibérales, donc non-démocratiques et inégalitaires. Plutôt que de chercher la conciliation avec les capitalistes grecs et les institutions de l’UE et de la zone euro, il fallait reconnaître l’antagonisme insurmontable entre les intérêts du grand capital grec et européen, d’une part, et, d’autre part, ceux de la majorité de la société qui avait porté Syriza au gouvernement. Il fallait donc agir en conséquence : le gouvernement Tsipras aurait dû s’engager résolument dans la voie de la désobéissance aux traités européens et aux diktats des créanciers, tout en passant à l’offensive vis-à-vis des capitalistes grecs afin de leur faire payer des impôts et des amendes, en particulier dans le secteur de l’armement naval, de la finance, des médias et celui de la grande distribution. Il était également important de faire payer des impôts à l’église orthodoxe qui est le principal propriétaire foncier du pays. Afin de consolider ces politiques, le gouvernement aurait dû encourager le développement de processus d’auto-organisation à partir des collectifs de lutte existant dans de nombreux domaines (par exemple, les dispensaires de santé autogérés pour faire face à la crise sociale et humanitaire ou les associations travaillant à satisfaire les besoins alimentaires des personnes les plus précaires). Il s’agissait aussi d’initier un véritable processus constituant afin que les citoyens puissent élaborer collectivement leurs cahiers de doléances et proposer des changements radicaux au système politique grec et à la société. Une assemblée constituante élue au suffrage universel aurait pu en débattre et adopter un projet de nouvelle constitution à soumettre au peuple lors d’un référendum.
Il fallait reconnaître l’antagonisme insurmontable entre les intérêts du grand capital grec et européen, d’une part, et, d’autre part, ceux de la majorité de la société qui avait porté Syriza au gouvernement
La question de la sortie de l’euro n’était pas immédiatement à l’ordre du jour même s’il était évident, comme l’a montré la suite des évènements, qu’elle devenait rapidement un thème central auquel il fallait donner une réponse.
Il est clair que si Tsipras avait commencé à appliquer son programme en mettant en œuvre les mesures mentionnées ci-dessus, les instances européennes auraient poussé la Grèce vers la sortie de la zone euro. Pour beaucoup moins que cela, elles ont menacé la Grèce d’une expulsion de la zone euro [8]. Il est clair également que le gouvernement grec, face aux actions agressives des instances européennes, devait se préparer à la sortie de la zone euro et au retour à une monnaie souveraine. Techniquement, la réalisation d’une nouvelle monnaie et sa mise en circulation étaient loin d’être aussi compliquées que ce que d’aucuns ont affirmé. Il était possible d’utiliser les billets en euro en les estampillant pour les différencier des euros (des billets en euro encore inutilisés étaient disponibles dans les coffres de la Banque de Grèce et de ses agences régionales pour un montant de 16 milliards € et, détail intéressant, tous les billets de 10 euros étaient imprimés en Grèce en 2015 [9]). Si le gouvernement avait agi résolument dans ce sens, il aurait eu le soutien actif du peuple grec et la solidarité internationale aurait pu se construire de manière solide.
Pendant la campagne qui menait au référendum, la majorité des médias grecs ont affirmé que la Grèce serait expulsée de la zone euro si le « Non » l’emportait. Les partis grecs qui appelaient à voter pour le « Oui » l’ont constamment affirmé. Plusieurs dirigeants européens l’ont déclaré haut et fort, par exemple le Ministre allemand des finances, Wolfgang Schaüble, le vice-président de la BCE, Benoît Cœuré, plusieurs chefs d’États et plusieurs ministres des finances de la zone euro (Lituanie, Slovaquie, Slovénie, Pays-Bas, par exemple). Dès lors, il est clair que les 61,3 % de votants qui ont voté pour le « Non » savaient que leur vote impliquait cette éventualité même s’ils ne l’appelaient pas de leur vœu. Si certains d’entre eux ne souhaitaient pas une sortie de la zone euro, c’est aussi parce que le gouvernement de Tsipras auquel ils faisaient massivement confiance leur disait qu’une sortie aurait des conséquences très négatives. Il est fort probable que si Tsipras avait dit : « Nous souhaiterions rester dans la zone euro mais pas au prix de n’importe quel sacrifice » et s’il avait expliqué qu’une sortie ne serait pas une catastrophe et qu’elle présentait des avantages manifestes, une plus grande partie des Grecs aurait compris que la sortie était une option viable.
A chaque étape cruciale, il y avait une option alternative qui aurait dû être mise en pratique car ce qui s’est passé n’était pas inéluctable [...] l’auto-organisation et l’auto activité de la population constitue une condition sine qua non à leur matérialisation
Tsipras aurait pu également demander l’application de l’article 50 comme l’a fait le Royaume-Uni à partir de 2017. Que dit l’article 50 ? « 1. Tout État membre peut décider, conformément à ses règles constitutionnelles, de se retirer de l’Union.
2. L’État membre qui décide de se retirer notifie son intention au Conseil européen. À la lumière des orientations du Conseil européen, l’Union négocie et conclut avec cet État un accord fixant les modalités de son retrait, en tenant compte du cadre de ses relations futures avec l’Union. (...)
3. Les traités cessent d’être applicables à l’État concerné à partir de la date d’entrée en vigueur de l’accord de retrait ou, à défaut, deux ans après la notification visée au paragraphe 2, sauf si le Conseil européen, en accord avec l’État membre concerné, décide à l’unanimité de proroger ce délai. »
L’avantage de l’application de l’article 50, c’est que pendant deux ans, le pays qui y recourt a le droit de préparer la sortie sans que les autorités européennes ne puissent prendre de sanctions contre le pays. En tout cas, la marge des autorités européennes pour prendre des sanctions est très fortement réduite.
Au lieu de cela, Alexis Tsipras a mené la Grèce vers un troisième mémorandum qui a eu des effets désastreux. Le troisième mémorandum a encore aggravé les conditions de vie de la population, accéléré la vente à des sociétés privées étrangères d’une partie du patrimoine du pays, bafoué le fonctionnement normal des institutions politiques grecques en recourant systématiquement à l’adoption de lois fourre-tout imposées par la Troïka, obligé la Grèce à poursuivre le remboursement d’une dette clairement odieuse. La déception provoquée par Syriza a permis le retour de la droite dure au gouvernement suite aux élections de juillet 2019.
La leçon de cela : à chaque étape cruciale, il y avait une option alternative qui aurait dû être mise en pratique car ce qui s’est passé n’était pas inéluctable.
Pour que cette alternative se matérialise, l’auto-organisation et l’auto-activité de la population constitue une condition sine qua non. Dans cette période de crise de la société capitaliste, des secteurs très importants de la population cherchent des solutions radicales car ils se rendent compte que, sans celles-ci, leurs conditions de vie vont continuer à se dégrader de même que la situation globale.
Depuis dix ans, la colère populaire ne cesse de s’exprimer en Europe contre les politiques au service des plus riches et des grandes entreprises, et les mesures discriminatoires et anti-démocratiques mises en œuvre par les gouvernements nationaux et souvent coordonnées par l’Union européenne (UE) [10]. Ce mécontentement s’est traduit par des initiatives syndicales mais aussi par de nouveaux mouvements tels que « 15-M » en Espagne (aussi appelé mouvement des « indignés » à l’étranger), l’occupation des places en Grèce et les manifestations massives au Portugal en 2011, les mouvements contre la « loi travail » en France (à l’origine du mouvement « Nuit debout ») et contre la taxe sur l’eau en Irlande en 2016, les grandes manifestations pour l’autonomie et contre la répression politique en Catalogne en 2017. Les luttes féministes ont donné lieu à des mobilisations historiques en Pologne (« Czarny Protest » contre la loi anti-IVG en 2017), en Italie (mouvement « Non Una di Meno » depuis 2016), en Espagne (grève générale féministe de 5 millions de personnes le 8 mars 2018), ainsi qu’à une victoire contre l’influence politique de l’Église catholique en Irlande avec la légalisation de l’avortement par référendum en mai 2018, et elles sont enfin en train d’imposer leur centralité dans toutes les luttes sociales. L’année 2018 a encore vu émerger des mobilisations sociales nouvelles contre l’ordre économique et politique dominant, avec par exemple le mouvement contre « la loi de l’esclavage » (réforme néolibérale du droit du travail) en Hongrie, la manifestation et le développement du mouvement antiraciste « Indivisible » en Allemagne, et en France et Belgique francophone le mouvement des Gilets jaunes, qui s’oppose notamment aux politiques fiscales injustes et à l’absence de démocratie dans les institutions politiques. Sans oublier les manifestations écologistes pour le climat, portées notamment par la jeunesse qui se met en grève dans de nombreux pays comme en Suède, au Danemark, en Suisse, en Belgique, en France, ou encore en Grande-Bretagne. Tous ces mouvements sociaux, et d’autres encore, ont contesté l’orientation austéritaire et autoritaire des politiques menées en Europe, en posant, directement ou indirectement, la question d’un projet de société radicalement alternatif au capitalisme, au productivisme, au saccage écologique, au racisme et au patriarcat. L’alternative à mettre en pratique doit partir de ces mouvements, s’appuyer sur leurs forces mobilisatrices, préserver voire élargir leur mode organisationel et partager leurs objectifs : la lutte contre toutes les formes de dominations, pour les droits de toutes et tous, pour l’égalité et pour une démocratie à inventer, qui ne s’arrête pas aux portes des entreprises et des quartiers populaires, et qui est radicalement antinomique avec la logique capitaliste (qu’elle se prétende « protectionniste » et donc contre les « étrangers », ou bien « libérale ») qui détruit les droits sociaux et l’environnement.
L’alternative à mettre en pratique doit partir de ces mouvements, s’appuyer sur leurs forces mobilisatrices, préserver voire élargir leur mode organisationel et partager leurs objectifs
Ces mouvements sociaux sont indissociables des urgences sociale, écologique, démocratique, féministe et de solidarité. Urgence sociale parce que les conditions de vie et de travail des classes populaires en Europe n’ont cessé de se dégrader ces trente dernières années, notamment depuis la crise qui a touché le continent à partir de 2008-2009. Urgence écologique parce que la consommation exponentielle d’énergies fossiles nécessitée par le capitalisme, et son corollaire qu’est la destruction des écosystèmes, menacent l’existence même de l’humanité. Urgence démocratique parce que les classes dominantes n’ont pas hésité à adopter des méthodes de domination de moins en moins soucieuses des apparences démocratiques et de plus en plus coercitives au cours des trente dernières années, en réponse aux défis auxquels elles ont dû faire face. Urgence féministe car l’oppression patriarcale sous ses différentes formes provoque de plus en plus de réactions massives de rejet clamées haut et fort par des millions de femmes et d’hommes. Urgence de solidarité, enfin, parce que la fermeture des frontières et l’érection de murs apportées en réponses aux millions de migrant-e-s à travers le monde, qui fuient la guerre, la misère, les désastres environnementaux ou les régimes autoritaires, ne constituent rien d’autre qu’un déni d’humanité. Chacune de ces urgences conduit, en réaction, à des mobilisations de désobéissance, d’auto-organisation et de construction d’alternatives, qui constituent autant de foyers possibles d’alternatives démocratiques en Europe.
Notre réflexion et notre volonté d’action s’ancrent sur ces mobilisations à l’échelle européenne, sans toutefois s’enfermer dans les frontières et institutions existantes : tous les enjeux et droits évoqués sont devenus planétaires. Ils se déclinent dans chaque pays et continent, avec leurs spécificités et histoires propres. Les attaques sociales sont articulées du local au global du fait des stratégies des firmes multinationales et de leurs groupes d’intérêts au sein des États et institutions de la mondialisation capitaliste, en s’appuyant sur les normes d’un prétendu « libre échange ».
La réponse de la plupart des gouvernements face aux mouvements croissants de contestation consiste à augmenter le niveau de la répression étatique
La réponse de la plupart des gouvernements face aux mouvements croissants de contestation consiste à augmenter le niveau de la répression étatique : les opposants sociaux et politiques sont menacés en Grèce, les lois liberticides se succèdent et les violences policières se multiplient en France et en Belgique, des militant-e-s des mouvements d’accueil et de solidarité avec les migrant-e-s sont criminalisé-e-s, etc. Les forces d’extrême-droite, xénophobes et autoritaires, progressent de manière importante au point de participer désormais à des gouvernements européens (par exemple en Italie), ou bien de configurer l’agenda politique des gouvernements de « l’extrême-centre » (par exemple en France). Les institutions européennes, quant à elles, n’ont jamais aussi activement protégé les intérêts capitalistes et ne se sont jamais autant barricadées contre toute intervention de la volonté populaire et du choix démocratique que ces dernières années. En Grèce, elles ont répondu par une politique d’asphyxie monétaire (assèchement des liquidités de l’État) à la victoire électorale de Syriza en janvier 2015 puis, après la victoire du « NON » au référendum de juillet 2015, elles ont poursuivi des négociations à huis clos avec ce même gouvernement en vue de neutraliser la volonté populaire et de lui imposer, avec le concours du gouvernement grec, un troisième mémorandum austéritaire. Avec les accords sur les politiques migratoires signés entre l’UE et des pays tiers, tels que l’accord avec la Turquie d’avril 2016, ces institutions ont ajouté à l’injustice du règlement Dublin III et à la violence de Frontex (l’agence de répression des migrant-e-s aux frontières de l’UE), la violation systématique du droit international, notamment du droit d’asile, et le financement direct d’une politique répressive externalisée à des pays tiers. Aujourd’hui, les projets dominants pour la « réforme » de l’UE sont militaristes (augmentation du budget de l’Euroforce), antidémocratiques (caractère automatique du contrôle européen des budgets nationaux), et encore plus néolibéraux (projets de privatisation généralisée des services publics). Pour cette UE, plus que jamais, comme l’a affirmé en 2015 le président de la Commission européenne de l’époque, Jean-Claude Juncker, du point de vue des institutions européennes, « il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens ».
Face à cette construction procapitaliste, antidémocratique et xénophobe qu’est l’UE, que faire ? Une réforme par voie électorale au niveau européen ne constitue pas une option réaliste. Une (très) hypothétique majorité d’une coalition de gauche populaire au Parlement européen ne suffirait pas à imposer une modification des principaux traités et un contrôle démocratique de la Commission européenne et de la BCE, qui sont les deux principales machines de guerre du néolibéralisme en Europe. Le Parlement, en effet, ne possède pas les prérogatives nécessaires pour de telles réformes, et la BCE, la Commission européenne mais aussi la CJCE et les diverses agences européennes se sont absolument autonomisées de la souveraineté populaire. Et une élection simultanée dans la quasi-totalité des États membres de gouvernements voulant réformer l’UE semble également illusoire, ne serait-ce que pour des questions de temporalité différente des cycles électoraux. L’Union européenne constitue aujourd’hui non seulement l’une des avant-gardes mondiales du néolibéralisme mais aussi un ensemble d’institutions irréformables, c’est pourquoi une gauche de transformation sociale ne peut plus être crédible et réaliste sans mettre au cœur de sa stratégie la rupture avec les traités et les institutions de l’Union européenne.
Mais quelles formes devrait prendre cette rupture ? Nous savons déjà qu’elle ne peut consister en des négociations en catimini cherchant à satsfaire coûte que coûte ces institutions européennes, comme l’a montré clairement l’expérience du premier gouvernement de Syriza en 2015. Nous savons aussi que des ruptures politiques doivent nécessairement s’appuyer sur des mobilisations sociales de grande ampleur. De telles mobilisations ont cruellement fait défaut en Grèce début 2015. Autrement dit, la rupture avec les traités et les institutions de l’Union européenne devra être démocratique internationaliste et conflictuelle. Il est nécessaire et possible de s’opposer en même temps aux forces et politiques inégalitaires et réactionnaires (qui se présentent sous des étiquettes tant libérales que protectionnistes) au niveau national, européen et international, en s’appuyant à la fois sur l’initiative des citoyen-ne-s et des mouvements sociaux organisés et sur l’action volontariste d’un gouvernement populaire oeuvrant pour les droits pour tou-te-s.
L’urgence est de renforcer et de coordonner les initiatives de désobéissance, de rupture et d’auto-organisation existantes, et d’en initier de nouvelles, en leur donnant systématiquement une dimension internationale
Encore faut-il que ce qu’on appelle en Europe la « gauche populaire » se hisse enfin à la hauteur de la situation. Force est de constater malheureusement qu’à ce jour, l’ensemble de ses composantes manque cruellement de clarté et de courage dans son rapport aux institutions européennes, de radicalité et d’ambition dans les propositions politiques qu’elle défend, et d’ancrage populaire du fait de sa déconnexion des mouvements sociaux qui, d’en bas, défient l’ordre existant. Il est temps de mettre en discussion, aux différents échelons locaux, nationaux et internationaux, des mesures et des initiatives réalistes et radicales dont la mise en œuvre permettrait vraiment de répondre aux besoins sociaux, de garantir les droits fondamentaux des hommes et des femmes résidant en Europe ou souhaitant s’y installer, d’améliorer leurs conditions de vie et de travail, de conquérir du pouvoir démocratique et d’amorcer le dépassement du capitalisme et engageant la juste transition écologique.
Nous devons refuser aussi bien les projets irréalistes de réforme institutionnelle des institutions européennes, qui ne font au final que renforcer le statu quo, que les projets de repli national, qui n’aboutissent qu’à renforcer le capitalisme domestique. Une force de gauche qui prétend constituer un gouvernement populaire et entreprendre les changements sociaux prioritaires doit s’engager à désobéir aux institutions de l’UE, rompre avec son fonctionnement normal, se défendre des attaques et représailles qui proviendront des institutions européennes et du grand capital, comme des tentatives de blocages de la part des institutions nationales acquises à l’ordre existant, et œuvrer à de nouvelles alliances internationales avec des acteurs dans et en dehors de l’actuelle UE, en vue de créer de nouvelles formes de coopération et de solidarité. La souveraineté populaire ne peut se construire qu’en s’attaquant aux formes actuelles des institutions politiques, au niveau national, européen, comme international, et en créant, sur la base de l’auto-organisation, de nouvelles institutions démocratiques. Pour cela, il est nécessaire à la fois de convaincre de la nécessité d’une rupture politique avec les institutions nationales, européennes et internationales porteuses des politiques que nous combattons, et de consolider les liens entre les réseaux, les résistances et toutes les composantes politiques, associatives, syndicales qui partagent des objectifs de changements progressistes et radicaux, notamment pour peser au plan européen. Dans l’immédiat, l’urgence est de renforcer et de coordonner les initiatives de désobéissance, de rupture et d’auto-organisation existantes, et d’en initier de nouvelles, en leur donnant systématiquement une dimension internationale, et en les orientant clairement contre les institutions au service du grand capital et pour de nouvelles formes de solidarité entre les peuples.
En faisant ces propositions de désobéissance et de rupture avec les institutions européennes, il ne s’agit donc pas de chercher une issue nationaliste à la crise et à la protestation sociale. Tout autant que par le passé, il est nécessaire d’adopter une stratégie internationaliste et de prôner une fédération européenne des peuples opposée à la poursuite de la forme actuelle d’intégration totalement dominée par les intérêts du grand capital. Il s’agit également de chercher constamment à développer des campagnes et des actions coordonnées au niveau continental (et au-delà) dans les domaines de la dette, de l’écologie, du droit au logement, de l’accueil des migrant-e-s et des réfugié-e-s, de la santé publique, de l’éducation publique et des autres services publics, du droit au travail. Des luttes doivent être menées pour la fermeture des centrales nucléaires, la réduction radicale du recours aux énergies fossiles, l’interdiction du dumping fiscal et des paradis fiscaux, la socialisation des banques, des assurances et du secteur de l’énergie, la réappropriation des communs, la défense et l’extension des droits des femmes et des LGBTQI, la promotion des biens et des services publics, le lancement de processus constituants. Plus que jamais l’heure est à l’action contre l’évolution de plus en plus autoritaire des gouvernements et au combat pour la démocratie dans tous secteurs de la vie sociale,
Objectera-t-on que cette voie est trop radicale ou trop difficile ? Nous répondons que les autres voies sont des impasses, et que celle-ci est la seule qui permette d’engager une vraie rupture avec l’ordre existant, dès maintenant et partout où c’est possible, pour reconstruire des espaces locaux, régionaux, nationaux, internationaux, et au-delà un monde qui soit vivable, juste et démocratique.
Remerciements : L’auteur remercie Eva Betavatzi, Marie-Laure Coulmin-Koutsaftis, Alexis Cukier, Nathan Legrand, Gus Massiah, Jawad Moustakbal, Christine Pagnoulle, Vicki Briault, Brigitte Ponet, Claude Quémar et Patrick Saurin pour leur relecture et leurs suggestions. Il va de soi que le contenu de ce texte n’engage que son auteur.
[1] La mise en faillite de la banque de Grèce et son remplacement par une nouvelle banque centrale constituait certainement une mesure à prendre également mais je n’ai pas le temps de développer dans ce travail cette option.
[2] Le militant internationaliste et révolutionnaire marocain, Mehdi Ben Barka, assassiné par les autorités marocaines avec la complicité du gouvernement français en 1965, a publié une autocritique qui aurait dû inspirer Varoufakis. Il écrivait en 1962 : « - La première erreur consiste essentiellement dans l’appréciation que nous portions sur les compromis que nous étions obligés de passer avec l’adversaire. - La seconde consistait dans les luttes que nous menions en vase clos, en dehors de la participation populaire. - La troisième dans le manque de netteté dans les prises de position idéologiques, nous ne disions pas avec précision qui nous étions ». Voir Mehdi Ben Barka, « Option révolutionnaire au Maroc », Rapport au secrétariat de l’Union nationale des forces populaires (UNFP), avant le 2° congrès, Rabat, le 1° mai 1962. https://rebellyon.info/IMG/pdf/BenBarka_optionRevolutionnaire.pdf
[3] Le 13 juillet 2015, j’ai rendu publique une proposition de plan alternatif à celui signé par Tsipras avec la Troïka : « Une alternative est possible au plan négocié entre Alexis Tsipras et les créanciers à Bruxelles », publié le 13 juillet 2015, http://www.cadtm.org/Une-alternative-est-possible-au consulté le 9 août 2019
Lors de son discours du 15 juillet pendant la plénière du parlement, Zoe Konstantopoulou s’est explicitement référé à cette proposition en expliquant pourquoi elle votait contre l’accord avec la Troïka.
[4] Voir le film réalisé par Maxime Kouvaras (Zin TV) avec le CADTM, L’audit - Enquête sur la dette grecque, mis sur internet le 18 juin 2018, http://www.cadtm.org/Film-L-audit-Enquete-sur-la-dette-grecque consulté le 9 août 2019
[5] Cela s’est passé en décembre 2015 en application du 3e mémorandum.
[6] Source : Ekathimerini, « Banks to cut up to 4,000 staff in 2019 as NPL sale slashes assets », 12 mai 2019, http://www.ekathimerini.com/240395/article/ekathimerini/business/banks-to-cut-up-to-4000-staff-in-2019-as-npl-sale-slashes-assets consulté le 26 juillet 2019.
[7] Source : Financial Times, « Greek banks play long game on road to recovery », publié le 20 mai 2019, https://www.ft.com/content/baf547ec-4a27-11e9-bde6-79eaea5acb64 consulté le 26 juillet 2019.
[8] La menace de l’expulsion était notamment destinée à effrayer Tsipras qui n’en voulait à aucun prix.
[9] Voir Viktoria Dendrinou and Eleni Varvitsioti, The Last Bluff. How Greece came face-to-face with financial catastrophe & the secret plan for its euro exit, Papadopoulos publisher, Athens, 2019, 195 pages, page 90.
[10] La partie finale est tirée de l’introduction au Manifeste pour un nouvel internationalisme des peuples en Europe à la rédaction duquel j’ai participé activement. Voir ReCommonsEurope : Manifeste pour un nouvel internationalisme des peuples en Europe, publié le 13 mai 2019, http://www.cadtm.org/ReCommonsEurope-Manifeste-pour-un-nouvel-internationalisme-des-peuples-en
Docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France.
Il est l’auteur des livres, Banque mondiale - Une histoire critique, Syllepse, 2022, Capitulation entre adultes : Grèce 2015, une alternative était possible, Syllepse, 2020, Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent, 2017 ; Bancocratie, ADEN, Bruxelles, 2014 ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet des livres AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège.
Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015 par la présidente du Parlement grec. Cette commission a fonctionné sous les auspices du parlement entre avril et octobre 2015.