Alors que tous les coups bas étaient permis sur le marché mondial pour accaparer le matériel médical réclamé depuis des mois pour lutter contre la pandémie (on a vu par exemple au sein du G7 les USA accaparer tout un stock de matériel chinois au nez et à la barbe de la France, en le payant plus cher et directement sur place avant l’expédition) , le 14 avril, la nouvelle tombe. Aux JT, dans la presse, on apprend que l’OMS (Genève) a désigné 8 aéroports pour l’approvisionnement rapide en grandes quantités de matériel médical (respirateurs, tests, masques chirurgicaux, gants, blouses de protection,…) car tout d’un coup, il fallait faire vite !
Parmi les 8 « hubs humanitaires » mondiaux, Liège-Bierset a été choisi comme hub européen. Les 7 autres aéroports cargo se situent aux Émirats Arabes Unis, pour l’Afrique, au Ghana, en Éthiopie et en Afrique du Sud, pour l’Asie en Chine et dans la péninsule malaise, pour le continent américain au Panama. Une distribution géographique qui ne serait pas inintéressante à analyser et que l’on suppose établie sur base des lignes aériennes sur lesquelles les avions ont l’autorisation de circuler, des pistes et des entrepôts disponibles, des réseaux routiers et surtout autoroutiers permettant de connecter ces 8 nœuds aux producteurs de matériel mais aussi, on l’espère, aux destinataires qui en ont besoin : pas uniquement dans les zones les plus riches, mais aussi dans les camps de réfugiés, les pays en guerre, aux personnes migrantes arrêtées derrière les murs des frontières ou emprisonnées dans les centres fermés, aux Palestiniens vivant sous régime d’apartheid israélien, ceux de Gaza sous blocus depuis douze ans, ceux de Cisjordanie, de Jérusalem soumis aux ordres militaires de l’occupant israélien.
Interviewé sur le tarmac, le patron de l’aéroport s’est évidemment dit heureux pour les retombées en termes économiques et en termes d’emplois (ce qui fait toujours bien dans l’ancien bassin sidérurgique et alors que l’aéroport travaille avec l’organisme de formation des demandeurs d’emplois, le FOREM) – on pourrait même devoir faire appel aux travailleurs de l’aéroport de Charleroi, fermé à cause du confinement. Il a aussi expliqué que la sélection de l’aéroport est liée à trois facteurs : la situation géographique (Bierset est au cœur même du marché européen, un triangle Amsterdam – Paris – Francfort ou un losange si on y ajoute Londres), la fonctionnalité de l’aéroport cargo 24h/24 et 7j sur 7 et enfin, la présence à Bierset d’entreprises hyper-spécialisées en activités cargo. Il a bien sûr congratulé les travailleurs qui sont « à la deuxième ligne de front ».
Deux employés de Lachs (la filiale manutention de la société privée israélienne Cargo Airlines) sont également interviewés. Un manager qui, à l’abri derrière une vitre de l’entreprise, explique que ce choix vient bien à point pour l’entreprise vu la diminution dans le monde confiné du commerce aérien des fleurs et des chevaux de course (à cause de l’arrêt des compétitions), deux spécialités de Cal-Lachs avec le transport de produits pharmaceutiques, de produits dangereux, de matériaux nucléaires, biologiques, chimiques (NBC), de drones, de pièces mécaniques de grandes dimensions comme celles d’hélicoptères (on est à côté de Agusta-Westland). Le deuxième, le DRH de Lachs, interrogé sur la piste, gilet jaune au dos, rend lui aussi un hommage aux travailleurs – héros qui risquent leur vie au front pour que les grandes surfaces soient approvisionnées (en produits alimentaires arrivant par avion) et pour que l’on puisse sauver davantage de vies. Il cite trois pôles géographiques qui lui viennent à l’esprit : les USA, Israël et la Chine. Ce qui n’est sans doute pas anodin vu que les vols cargo de CAL sont essentiellement des vols de et vers l’aéroport JFK de New-York, de et vers Tel-Aviv. Quant à la Chine, il est clair qu’elle ne peut plus être ignorée depuis la signature en décembre 2018 à Bierset d’un contrat avec le géant du commerce en ligne Alibaba (l’Amazon chinois) surtout en cette période de confinement avec la montée des commandes en ligne. Sans compter le récent projet de Cal d’étendre son commerce en Europe mais aussi avec la Chine.
Comme en général en temps de guerres ou de catastrophes (on pourrait citer des tas d’exemples), il existe une certaine propension politico-médiatique à mettre en avant un narratif « humanitaire » basé sur « l’urgence » en reléguant « pour après » les côtés macro-économiques et les enjeux politiques présentés comme secondaires, du moins pour « Monsieur et Madame Tout le Monde » (la population qui s’inquiète surtout de savoir comment elle va encore pouvoir payer ses factures). Et donc, essayons de voir ce qu’il en est de l’activité économique liégeoise derrière le narratif « humanitaire », alors que les travailleurs de l’aéroport sont loués comme jamais par les patrons et qu’ils sont priés d’aller au front de la lutte mondiale contre le Covid-19 en héros, s’ils veulent gagner leur vie, en risquant de la perdre.
D’abord, rappelons que la course à laquelle on assiste actuellement pour sauver des vies est le résultat de choix politiques (les privatisations, les délocalisations industrielles, notamment vers la Chine, devenue l’atelier du monde, le non-remplacement des masques après l’épidémie précédente et le mépris des signaux d’alarme lancés par le personnel de soins quant aux sous-effectifs et aux conditions de travail, ou par les virologues ou les autres spécialistes des coronavirus depuis des années, y compris au sein des secteurs de la défense) et que la course a lieu sur un marché capitaliste mondialisé, une jungle où la concurrence joue à fond et où la demande (croissante) étant supérieure à l’offre (la production), les prix des masques, des respirateurs, etc. n’a cessé de grimper, de même que le prix des vols cargo. Du pain bénit pour certaines entreprises et leurs actionnaires (voir « Coronavirus : avec l’engouement pour les masques et les blouses de protection, les prix flambent, multipliés par 10, 20, 30 », J. Montay, rtbf.be, 31 mars 2020). Et quand on connaît les quantités nécessaires de masques, etc., on comprend que si course contre la montre il y a, on a aussi une course endiablée aux profits des entreprises qui tentent de décrocher à tout prix les marchés voire même de redresser leur image ou de mettre en avant d’une manière ou d’une autre leur nécessité sociale (d’autant plus que la publicité habituelle a chuté – au grand dam d’ailleurs de certains media). Un affolement des marchés qui n’est donc pas lié uniquement à la rapidité d’extension de la pandémie mais aussi à la gestion chaotique des autorités comme l’illustre l’article d’O. Mouton, « L’hallucinante saga des masques, deux mois d’errements coupables », Le Vif/L’express, 3 avril 2020). En plus, les États eux-mêmes ne sont pas en reste : ils tentent de transformer la pandémie en opportunité et font le bras de fer pour s’affirmer dans la mêlée, comme les meilleurs Samaritains, les meilleurs stratèges en matière d’organisation, et même de débrouille (alors que la population n’a pas attendu pendant tout ce temps perdu par les autorités publiques, responsables de la pénurie, de l’incurie même, pour elle-même tenter de s’en sortir avec les faibles moyens du bord et répondre aux appels à l’aide du personnel de « première ligne »), annonçant tantôt des dons à l’OMS (Chine) tantôt des coupures des subventions (D. Trump). Si Cuba envoie une brigade de médecins dans la Principauté d’Andorre, en Belgique, ce serait grâce aux contacts personnels du Roi avec Jack Ma, l’ex PDG d’Alibaba devenu grand philanthrope et Chevalier de la Légion d’honneur, qu’on aurait pu obtenir des masques pour les hôpitaux entre plusieurs commandes avortées pour des raisons à éclaircir (O. Arendt dans « La nouvelle diplomatie mondiale du masque et de l’infirmier" (rtbf.be, 31 mars 2020). Bref, la guerre commerciale et les opérations de séduction – soft power- si elles ont changé de décor, continuent bel et bien, de même d’ailleurs que la répression et les opérations militaires.
Une ONG ? Une ASBL ? Une association style Médecins Sans Frontières ? Certainement pas. Tout comme Alibaba et les autres sociétés établies à Bierset (Avient/AV Cargo,…), Cargo Airlines est une société privée dont le souci est de faire du profit, via sa flotte et sa filiale Lachs. C’est d’ailleurs pour cela qu’elle a été une des premières sociétés, avec TNT (colis express) à s’installer à Liège en 1997 pour y établir son hub européen.
Un coup d’oeil sur le tableau des directeurs nous apprend d’ailleurs que ses dirigeants ont fait carrière dans de grandes entreprises immobilières israéliennes comme Azrielli, ou encore dans l’industrie pétrolière israélienne, au ministère des Finances israélien, ou encore au Crédit Suisse et comme on s’en souvient, la société n’a pas hésité à menacer d’astreintes colossales les contrôleurs du ciel (Skeyes) qui réclamaient plus de personnel afin de pouvoir faire correctement leur travail (pas question bien sûr que les fleurs d’Israël et des colonies arrivent fanées à la criée d’Amsterdam et encore moins que les chevaux de course restent bloqués dans leur hôtel !).
Sans compter qu’il s’agit maintenant de développer la filiale ACE, un projet qui avait déjà été présenté en 2017 à la délégation venue en Israël avec le Premier ministre de l’époque, C. Michel. Le directeur de Cal ayant la nationalité polonaise (et donc européenne) en plus de la « nationalité juive » (il n’existe pas de nationalité israélienne), ACE s’attend à pouvoir développer son réseau sur davantage de lignes aériennes européennes, voire même en Chine, comme l’a expliqué un cadre, par ailleurs ancien pilote de l’armée israélienne.
On peut comprendre dès lors que CAL à Bierset ce n’est pas rien, même si la puissante compagnie Agrexco, qui était au départ sa cliente la plus connue, a été mise en liquidation en septembre 2012 après avoir fait l’objet de multiples contestations que ce soit au Royaume-Uni, en France ou en Belgique (avec le dépôt d’une plainte le 14 mai 2011).
Au niveau européen non plus d’ailleurs, Cal-Lachs ne compte pas pour des prunes ! Ainsi Lachs figurait dans un consortium (avec Instro une des nombreuses filiales de Elbit, une société militaire privée israélienne, Motorola – Israël et d’autres entreprises) financé via le 7e programme cadre européen (projet Idetct4All, de surveillance 3D).
Cal-Lachs est un véritable fleuron de la Zone d’Activité Spéciale développée à Bierset depuis les années 90. Ce n’est pas par hasard qu’en 1997, elle a installé ici son hub européen, à côté de Agusta Westland (société de construction d’hélicoptères Apache et autres et dont Elbit est un équipementier). Alors qu’il s’agissait de chercher des solutions pour la reconversion sidérurgique, la Région Wallonne a en effet investi énormément d’argent dans les années 90 pour acheter les terrains en vue d’y construire un aéroport avec des activités cargo, y compris la nuit (et faire face aux protestations des habitants), ce qui permettait de soulager la région bruxelloise et n’était pas possible à Cologne.
Un autre avantage qui a probablement séduit pas mal d’opérateurs, et qui est longtemps resté dans l’ombre au niveau politique, c’est l’absence de contrôle, en cas de non-transbordement des avions en transit se posant à Liège. Un point qui n’est pas sans intérêt notamment en matière de transport d’armes, de produits dangereux, à usage militaire ou autre.
Début des années 90, les projets liégeois dans le secteur de l’armement étaient contrariés par l’échec du projet Trident, l’affaire Agusta et l’assassinat de A. Cools (1991). En plus, un avion-cargo de la société israélienne El-Al censé transporter vers Tel-Aviv des fleurs et des parfums s’étant écrasé peu après son décollage sur des immeubles de la banlieue de l’aéroport d’Amsterdam en 1992, une longue commission d’enquête parlementaire avait débuté qui révélera finalement que l’avion en provenance de New-York transportait du matériel toxique pouvant avoir des usages militaires.
Pendant que, jour et nuit, des avions transportent, au-dessus de nos têtes, les masques FFP2, les respirateurs, les housses, les bombes nucléaires, les crevettes fraîches de la mer du Nord et celles qui reviennent épluchées du Maghreb, les homards vivants du Canada, les haricots du Kenya, les herbes aromatiques des colonies israéliennes, les drones, les pièces d’hélicoptères, des armes, des purs-sangs, jetons un regard rapide sur ce qui se passe sous le ciel chargé de kérosène. On voit, certes, des actes de solidarité ingénieux, émouvants et utiles mais aussi des actionnaires scotchés aux cours des sociétés pharmaceutiques pendant que des médecins doivent choisir (faute de matériel et de personnel) entre deux personnes à sauver, ou encore des entreprises qui comme Amazon usent de tous les moyens de pression possibles pour envoyer leurs travailleurs au front (Le Monde diplomatique avril 2020), le développement de toute une série de projets informatiques destinés à augmenter la traçabilité, contrôler le maintien à distance entre les humains (infectés ou pas) et puis , il y a tout ce qui en général comme nous l’avons écrit au début, se passe dans l’ombre de la jungle libérale, tous ces êtres humains qui vivent, survivent et meurent sans même avoir le luxe de penser à « Après ». Alors, à quand plus de solidarité, plus de justice et d’équité dans ce monde déboussolé ou téléguidé par les technologies « smart » (« intelligentes”), de plus en plus détruit par la course au profit des plus riches et des plus puissants – souvent les mêmes d’ailleurs ?
Source : Association belgo-palestinienne