Invité à l’Université de Gand en décembre 2019, un chirurgien plasticien, Jeff Hoeyberghs, lors de son allocation affirme fièrement en réaction au mouvement #MeToo : « les femmes veulent bien les privilèges de la protection masculine et de l’argent. Mais elles ne veulent plus ouvrir leurs jambes. On ne peut pas traiter une femme d’égal à égal sans en devenir esclave. » Voilà le genre de propos réactionnaires qui, au nom d’une soi-disant crise de la masculinité, accompagne les mouvements féministes de tous temps…
Cet exemple illustre combien l’antiféminisme se nourrit du ressentiment explicite à l’égard des femmes, et surtout à l’encontre de celles qui osent visibiliser la violence sexiste. D’une part, ces avancées sont perçues comme menaçantes pour un ordre social dont l’équilibre est fondé sur la hiérarchie sexuelle, la domination masculine et le mythe de la complémentarité hommes-femmes. D’autre part, il provient d’une incompréhension flagrante de ce que sont les féminismes, leurs valeurs, leurs luttes et enjeux. L’antiféminisme, comme le sexisme, tire sa légitimité d’une idéologie essentialiste selon laquelle les hommes seraient supérieurs aux femmes et ont, dès lors, droit à des privilèges sur base de leur sexe. L’antiféminisme prétend que le féminisme a toujours été nocif ou l’est devenu. Cette contre-offensive patriarcale se constate dans tous les pays et se traduit par des attaques, parfois physiques, envers les acquis féministes, la haine injustifiée et tous les arguments ayant comme ultime finalité de délégitimer et de faire taire les féministes et leurs mouvements. À titre d’exemple, les structures d’accueil et d’aide aux femmes ou les centres qui pratiquent l’IVG sont ainsi très fréquemment ciblés.
L’antiféminisme est renforcé par l’augmentation des fondamentalismes religieux et la montée de la droite conservatrice qui tous deux, non seulement s’attaquent aux droits des femmes (le plus souvent, à celui de pouvoir disposer librement de son corps) mais sont également de puissants vecteurs de régression sociale et de retour “aux valeurs traditionnelles”, confinant les femmes à l’espace privé du foyer ou à des rôles subalternes correspondant à leur soi-disant nature féminine. Les religions, quelles qu’elles soient, restent de puissantes forces sociétales, au centre des enjeux électoraux de nombreux pays. Elles ont une influence non négligeable sur la condition des femmes, particulièrement dans l’espace privé (sexualité, éducation, code vestimentaire, …). Ayant été récupérées par une interprétation patriarcale (cf. thèse des féminismes musulmans qui déconstruisent la façon dont l’islam a été récupéré par le patriarcat), elles sont très rarement les chantres de l’émancipation féminine. En Arabie saoudite par exemple, où l’islam est religion d’État, la presse n’hésite pas à accuser le féminisme d’être une “arme au service d’une guerre idéologique” visant à détruire la société [1]. Rien que ça !
La droite quant à elle, lorsqu’elle n’affiche pas un antiféminisme assumé, n’hésite pas à mener des tentatives de récupération du féminisme pour justifier son racisme et sa xénophobie : « les références aux droits des femmes interviennent systématiquement pour marginaliser d’autres femmes ou d’autres communautés. Elles apparaissent de façon opportuniste lorsqu’un fait de société peut renforcer les stéréotypes de droite [2]”. Toute la polémique en France autour du foulard illustre combien, sous le couvert de la liberté des femmes (elles devraient avoir la liberté d’aller têtes nues), la droite parvient à exacerber islamophobie et racisme. Notons que ce sont bien les femmes musulmanes qui sont les premières victimes de cette politique de stigmatisation menée par la droite au nom d’un idéal féministe ! Aux États-Unis, le combat contre le communisme, presque érigé en culte depuis plus d’un demi-siècle, a également servi de justification pour entraver les progrès portés par les femmes. En 1992, Pat Robertson, politicien Américain, affirma que « l’agenda féministe ne concerne pas les droits des femmes. Il englobe un mouvement socialiste, antifamilial, qui encourage les femmes à quitter leurs maris, à tuer leurs enfants, pratiquer la magie, à détruire le capitalisme et devenir lesbiennes [3] ». Les féministes ne seraient dès lors pas de bonnes épouses ni de bonnes mères et encore moins de “vraies” femmes. Elles seraient indésirables car bouleversant ce que les antiféministes appellent l’ordre naturel, alors que comme l’explique Mégane le Provôt « le système patriarcal est un système de Culture et non un système de Nature parce qu’il est une construction humaine. N’étant plus considérées comme des femmes, encore moins comme des femmes désirables, il est dit qu’elles ne peuvent que rendre leurs maris malheureux et tuer leurs enfants [4] ».
L’antiféminisme est un compagnon constant de l’histoire du mouvement des femmes. En 1929, Virginia Woolf remarquait déjà que les moments charnières du mouvement des femmes correspondent aux temps forts des oppositions à l’émancipation féminine, comme envers les suffragettes. Aux moments forts d’un féminisme conquérant répondent des bouffées d’antiféminisme crispé.
Au-delà des attaques ciblant les droits des femmes, l’antiféminisme cristallise une haine féroce envers les féministes. Il peut être le fait tant d’hommes que de femmes. Les grands médias ne manquent pas de contribuer à la diffusion de cet antiféminisme ordinaire. « Ringardes », « hystériques », « mal-baisées », « sans humour », « bourgeoises », « sorcières »… Aujourd’hui encore, les féministes n’échappent pas à la caricature. L’image d’un groupuscule brûlant ses soutien-gorges continue de prévaloir. Les médias mainstream s’attachent à laisser croire que les femmes, comme les hommes, ont davantage perdu qu’ils n’ont gagné au travers des luttes féministes ou que le coût des nouveaux rapports sociaux (plus égalitaires entre les sexes) est plus élevé que les gains.
De nombreux groupes incapables d’accepter l’idée de renoncer à leurs privilèges se lamentent des « conséquences » des acquis féministes (qui fera donc à manger ou comblera mes “besoins sexuels” ?!). Ces hommes dépendant de rapports de sexe inégalitaires préfèrent attribuer leur solitude affective au féminisme plutôt que de remettre en question leur incapacité à se prendre en charge ou une personnalité certainement peu enviable. Certains d’entre eux prennent part à des actions offensives contre les femmes osant défendre et revendiquer leurs droits. Sur internet, des forums discutent on ne peut plus sérieusement des raisons pour lesquelles les femmes ne devraient pas avoir de droits (dieu les a créés inférieures, leur seul rôle est d’enfanter, leur reconnaître des droits et un pouvoir d’action seraient dangereux car elles sont si bêtes et immatures...). Sur la toile, on trouve aussi des gens de tous sexes tenant des panneaux « je n’ai pas besoin du féminisme parce que » en réponse aux panneaux « j’ai besoin du féminisme parce que… ». Cette tendance regroupe des personnes majoritairement jeunes, blanches, hétérosexuelles, de classes moyennes, et vivants dans les pays du Nord. Sous-jacent leur argumentation se cache le fait qu’elles n’ont pas connu certaines situations d’oppressions [5]. Lorsqu’il s’agit de femmes antiféministes, ces affirmations déplorables démontrent d’une part, un égoïsme écœurant non seulement insensible aux vécus d’autres femmes moins privilégiées mais en plus les haïssant pour cela. Comment imaginer alors toute solidarité et ne pas envisager ces personnes comme s’étant rangées aux côtés des oppresseurs (dont elles sont pourtant elles-mêmes aussi “victimes”). D’autre part, elles véhiculent une incompréhension totale du féminisme, résumé à la haine des hommes, à l’homosexualité, au fait de ne pas se raser et de refuser une valorisation basée prioritairement sur l’apparence physique. Cette hostilité se traduit par des attaques, menaces, harcèlements… pouvant aller jusqu’au meurtre de militantes ou de sympathisantes féministes à travers le monde.
N’oublions pas que les milieux soi-disant progressistes ne sont pas immunisés d’un antiféminisme latent ou bel et bien affirmé. Les luttes féministes peuvent être présentées comme non-prioritaires, ou même constituant des freins à des enjeux soi-disant plus importants (exemples : la dénonciation du sexisme risquerait de mettre en péril l’unité de la classe ouvrière ; on s’attellera à l’émancipation des femmes, une fois la révolution accomplie ; certaines luttes écologistes qui priorisent le rôle reproductif des femmes au nom d’une nature à défendre…)
Toutes ces tentatives de régressions placent le mouvement féministe sur la défensive, l’obligeant à se concentrer sur le maintien des acquis. De fait, l’antiféminisme renforce les oppressions et modes d’exploitation des femmes tout en encourageant la propagation sans entrave du sexisme. Si cet impératif de défense des « bases arrières » capte une grande partie de son énergie, le mouvement ne cesse pour autant d’aller de l’avant, de se battre pour de nouvelles avancées, pour de nouveaux droits pour les femmes, tels que l’adoption pour les couples homosexuels, la contraception gratuite, la lutte contre le sexisme de rue, l’obtention de l’égalité salariale, la lutte effective contre les violences faites aux femmes, aux filles et personnes LGBTQI+...
[1] Raseef 22, “L’ennemi de la femme vertueuse. La presse saoudienne unie contre le féminisme”, 26 novembre 2019, le Courrier international, https://www.courrierinternational.com/article/lennemi-de-la-femme-vertueuse-la-presse-saoudienne-unie-contre-le-feminisme
[2] Parini, L., politologue et maîtresse d’enseignement et de recherche à l’Institut d’études genre de l’université de Genève
[3] le Prôvot, M., “L’antiféminisme, une nouvelle tendance dangereuse”, 21 juillet 2015, Toute La Culture, http://toutelaculture.com/tendances/lantifeminisme-une-nouvelle-tendance-dangereuse/
[4] Op. Cit.
[5] Ibid.
chercheuse en sciences politique
Sociologue