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Un désastre de la dette sans issue
par Michael Roberts
30 octobre 2020

La réunion annuelle du FMI et de la Banque mondiale a eu lieu du 12 au 18 octobre 2020. Plus tôt, le FMI avait lancé un avertissement selon lequel les pays pauvres se dirigeaient vers une catastrophe à cause de la pandémie, entraînant des défauts de paiement sur les dettes que leurs gouvernements et leurs entreprises doivent aux investisseurs et aux banques du « Nord global ».

D’après le FMI, environ la moitié des économies à faible revenu sont aujourd’hui en danger de défaut de paiement. Depuis le début de la crise, le rapport entre la dette des marchés émergents et le PIB est passé de 40 % à 60 %.

Et il y a peu de place pour augmenter les dépenses publiques afin d’atténuer le choc. Les « pays "en développement » sont dans une position beaucoup plus faible que lors de la crise financière mondiale de 2008-2009. En 2007, selon le FMI, 40 pays émergents et à revenu intermédiaire affichaient un excédent budgétaire combiné des administrations centrales égal à 0,3 % du produit intérieur brut. L’année dernière, ils ont affiché un déficit budgétaire de 4,9 % du PIB. Le déficit public des marchés émergents d’Asie est passé de 0,7 % du PIB en 2007 à 5,8 % en 2019 ; en Amérique latine, il est passé de 1,2 % du PIB à 4,9 % ; et les marchés émergents sont passés d’un excédent de 1,9 % du PIB à un déficit de 1 %.

Par exemple, le Brésil affiche aujourd’hui un déficit public consolidé de 15 % du PIB. Celui de l’Inde est de 13 %. Les deux pays verront leur niveau de dette souveraine augmenter pour atteindre 90 % du PIB d’ici la fin de l’année prochaine et approcher 100 % du PIB en 2022.

La nouvelle économiste en chef de la Banque mondiale, Carmen Reinhart, a averti que le Sud est confronté à « une vague sans précédent de crises de la dette et de restructurations ». Reinhart a déclaré : « nous sommes à des niveaux que l’on n’avait même pas vus dans les années 1930 ». Les dettes des sociétés non financières des 30 plus grands marchés émergents ont atteint 96 % du produit intérieur brut au cours du premier trimestre de cette année, soit plus que le montant de la dette des entreprises des économies avancées, qui s’élève à 94 % du PIB, selon l’Institute of International Finance (IIF).

Au cours des deux prochaines années, les 30 premières économies émergentes seront confrontées à u niveau jamais atteint de dettes arrivant à échéance, tant privées que publiques.

Ces pays pauvres seront donc contraints de s’endetter encore plus pour faire face à la pandémie et rembourser leur dette. Néanmoins, Reinhart a fait valoir que « pendant que la maladie fait rage, que feriez-vous d’autre ? D’abord vous vous préoccupez de faire la guerre, puis vous trouvez comment la payer ».

C’est ironique venant de quelqu’un qui est surtout connu pour son travail avec son collègue économiste de Harvard Kenneth Rogoff sur les dommages économiques infligés par les niveaux élevés d’endettement à travers l’histoire. Dans leur célèbre (tristement célèbre ?) livre, This time is different, ils affirment que les niveaux élevés de la dette publique sont insoutenables et que les gouvernements devront appliquer une « austérité fiscale » pour les réduire, sous peine de voir leurs banques et leurs dettes s’effondrer.

Pire encore, une grande partie de la dette est libellée en dollars étasunien et comme cette monnaie hégémonique a pris de la valeur en tant que « refuge », le fardeau du remboursement va s’alourdir pour les économies dominées du « sud ». Le niveau de la dette des entreprises en « devises fortes » des marchés émergents est nettement plus élevé aujourd’hui qu’en 2008. Selon le Financial Stability Report du FMI publié en octobre 2019, la dette extérieure médiane des pays émergents et à revenu intermédiaire est passée de 100 % du PIB en 2008 à 160 % du PIB en 2019.

Les investisseurs capitalistes et les banques n’investissent plus dans les actions et les obligations du « Sud » - à l’exception de la Chine. Le flux de capitaux privés s’est donc tari pour financer la dette existante.

En conséquence, les devises des principaux marchés émergents ont chuté par rapport au dollar US et à d’autres devises « fortes », ce qui rend le remboursement des dettes encore plus difficile.

Cette imminente crise de la dette ne fait qu’aggraver l’impact de la pandémie sur le Sud. Dans son rapport pour la réunion annuelle, la Banque mondiale estime que la pandémie va pousser entre 88 et 115 millions de personnes dans l’extrême pauvreté cette année, définit comme le fait de vivre avec moins de 1,90 $US par jour (un seuil pathétiquement bas de toute façon).

Plus de 80 % des personnes qui tomberont dans l’extrême pauvreté cette année se trouvent dans des pays à revenu intermédiaire, l’Asie du Sud étant la région la plus touchée, suivie par l’Afrique subsaharienne. « Il est probable que des personnes qui ont déjà échappé à la pauvreté y retomberont, ainsi que des personnes qui n’ont jamais été pauvres, qui tomberont dans la pauvreté pour la première fois », a déclaré Carolina Sánchez-Páramo, directrice du département « Pauvreté et équité » de la banque. « Même dans l’hypothèse optimiste qu’après 2021, la croissance revienne à des taux historiques... les effets appauvrissants de la pandémie seront considérables », a déclaré la Banque mondiale.

L’économie mondiale devrait se contracter cette année de 5 à 8 % par habitant, ce qui ramènerait les niveaux de pauvreté à leurs niveaux de 2017, annulant ainsi trois années de progrès dans l’amélioration du niveau de vie, a estimé la Banque mondiale.

Selon le rapport, les progrès en matière de réduction de la pauvreté avaient ralenti avant la pandémie. Environ 52 millions de personnes dans le monde sont sorties de la pauvreté entre 2015 et 2017, mais le taux de réduction de la pauvreté s’est ralenti à moins d’un demi-point de pourcentage par an pendant cette période, après des réductions d’environ 1 % par an entre 1990 et 2015.

Ce qui ressort également clairement du rapport, c’est que toute la réduction des taux de pauvreté depuis 1990 s’est faite en Asie, en particulier en Asie de l’Est, et notamment en Chine. Si l’on exclut la Chine, la pauvreté absolue ne s’est guère améliorée en 30 ans.

Près de 7 % de la population mondiale vivra avec moins de 1,90 $US par jour d’ici 2030, selon le rapport, alors que les objectifs de développement durable des Nations unies prévoient un objectif de moins de 3 %.

Pour tenter de prévenir les défauts de paiement imminents, un moratoire sur le service de la dette a été approuvé par le G20 et court jusqu’à la fin de cette année. Le FMI a également fourni un financement d’urgence d’environ 31 milliards de $US à 76 pays, dont 47 des pays les plus pauvres, dans le cadre du Fonds fiduciaire d’assistance et de riposte aux catastrophes (ARC). La plupart de ces pays étaient fortement dépendants des exportations d’un seul produit de base ou du tourisme et ont souffert d’une crise classique de financement extérieur et d’un effondrement économique lors de la crise du Covid-19.

Mais les discours comme ceux du chef du FMI, Mme Georgieva, et de M. Reinhart à la Banque mondiale, ne sont que des paroles. Comme le dit Oxfam dans un nouveau rapport dévastateur sur les inégalités et le manque de services publics et de droits des travailleurs, « les programmes d’urgence se sont attachés à combler les énormes déficits budgétaires et de balance des paiements produits par l’effondrement des recettes liées au coronavirus, et à laisser plus de place aux dépenses de santé et de protection sociale limitées pour faire face à la crise ». Et « les rapports mondiaux, régionaux et nationaux du FMI mettent déjà en garde contre la nécessité d’un « assainissement budgétaire », c’est-à-dire de l’austérité, pour réduire le fardeau de la dette une fois la pandémie contenue ».

Pratiquement tous les documents relatifs aux prêts d’urgence nationaux soulignent la nécessité pour les gouvernements de rendre temporaire les dépenses liées à la lutte contre le Covid-19 et de prendre des mesures d’ajustement fiscal pour réduire les déficits après la pandémie. Par exemple, en juin 2020, le FMI a convenu d’un programme de prêt de 12 mois d’un montant de 5,2 milliards $US avec l’Égypte, qui prévoyait un objectif d’excédent budgétaire primaire de 0,5 % pour l’exercice 2020/21 afin de permettre les dépenses liées à la pandémie, mais exigeait que l’excédent primaire de 2 % d’avant la crise soit rétabli pour l’exercice 2021/22. Le FMI a également été lié à d’importantes réductions des dépenses de santé, qui ont laissé les pays mal préparés à la crise.

La Banque mondiale a promis 160 milliards $US de financement d’urgence au cours des 15 prochains mois et a préconisé l’allégement de la dette par d’autres créanciers, mais a jusqu’à présent refusé d’annuler toute dette envers elle, bien que les pays à faible revenu aient remboursé 3,5 milliards $US à la Banque mondiale en 2020. L’analyse d’Oxfam montre que seuls 8 des 71 projets de santé Covid-19 de la Banque mondiale comprenaient des mesures visant à réduire les obstacles financiers à l’accès aux services de santé, même si un certain nombre de ces projets reconnaissent que les dépenses de santé élevées constituent un problème majeur. De telles dépenses ruinent des millions de personnes chaque année et les excluent des traitements.

Le seul moyen efficace d’éviter les défauts de paiement est d’annuler les dettes des pays pauvres envers les banques et les multinationales. Mais cela ne se réalisera pas.

Jubilee Debt Campaign (JDC) a appelé le FMI à vendre une partie de son stock d’or pour couvrir les paiements de la dette des pays les plus pauvres du monde pendant les 15 prochains mois. JDC a déclaré que la vente de moins de 7 % de l’or du FMI générerait un bénéfice de 12 milliards $US, ce qui est suffisant pour annuler les dettes des 73 pays les plus pauvres jusqu’à la fin de 2021 et laisser à l’organisation basée à Washington 26 milliards de $US d’or de plus qu’au début de l’année. JDC et d’autres ont également demandé une nouvelle émission de droits de tirage spéciaux (DTS), en fait de l’argent international, pour financer les pays pauvres. Ces deux suggestions ont été rejetées.

Reinhart se plaint qu’ « au niveau national, multilatéral, et du G7, qui a le financement nécessaire pour combler tous les grands écarts budgétaires qui ont été créés ou exacerbés par la pandémie ? ». Réponse : aucun.


Source originale en anglais : Blog de Michael Roberts

Michael Roberts

a travaillé à la City de Londres en tant qu’économiste pendant plus de 40 ans. Il a observé de près les machinations du capitalisme mondial depuis l’antre du dragon. Parallèlement, il a été un militant politique du mouvement syndical pendant des décennies. Depuis qu’il a pris sa retraite, il a écrit plusieurs livres. The Great Recession - a Marxist view (2009) ; The Long Depression (2016) ; Marx 200 : a review of Marx’s economics (2018), et conjointement avec Guglielmo Carchedi ils ont édité World in Crisis (2018). Il a publié de nombreux articles dans diverses revues économiques universitaires et des articles dans des publications de gauche.
Il tient également un blog : thenextrecession.wordpress.com