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Dettes et Migrations : Renverser le monde de la dette
par Anaïs Carton
4 janvier 2021

Dans son dernier rapport chargé d’examiner les effets de la dette extérieure sur les droits humains [1], l’expert indépendant de l’ONU M. Juan Pablo Bohoslavsky met en lumière des phénomènes particuliers dont, notamment, le recours croissant à l’endettement pour financer l’émigration et les violations des droits humains qu’engendrent les tentatives de son remboursement. Outre le fait que l’endettement privé est lié à la migration, il convient également de rappeler que la migration est elle-même liée à l’endettement public des pays du Sud et aux crises économiques. Autrement dit, l’endettement est autant lié à la migration que ne l’est la migration à l’endettement. C’est ce que tâche de rendre visible l’exposition « Dettes et migrations : renverser le monde de la dette » [2] présentée depuis décembre 2020 à l’église du béguinage, à l’initiative du CADTM Belgique.

1. L’endettement est lié à la migration

Il existe une multitude de situations d’endettement pour couvrir les coûts de la migration. Parfois, les personnes migrantes essayent d’échapper à leurs créanciers (usuriers, micro-crédits abusifs, etc.) ou quittent leur pays pour pouvoir les rembourser. Par ailleurs, au cours de leurs trajectoires migratoires, il arrive que les personnes migrantes doivent s’endetter dans leur pays ou auprès de passeurs. Le rapport démontre que des politiques migratoires plus strictes conduiront à une hausse des prix que les migrants devront payer à ceux qui les assistent dans leur voyage. Une fois dans le pays d’arrivée, elles font également face à des difficultés administratives et financières, du fait des politiques, toujours plus restrictives, en matière d’immigration.

Un tel endettement pèse généralement sur l’ensemble de la famille (au sens large) qui est soumise aux risques de nombreuses exactions de la part d’acteurs parfois peu ou pas institutionnels qui accordent des prêts et profitent financièrement de la situation. L’endettement lié à la migration touche également la problématique du genre qui se rencontre autant dans les pays d’origine que dans ceux de transit ou d’arrivée.

L’endettement, et souvent la servitude pour dettes, occupent une position importante dans la migration nationale et internationale des femmes, dans des contextes allant du service domestique à l’esclavage sexuel. Les femmes sont ainsi particulièrement exposées à ces mécanismes d’endettement et leurs violences inhérentes.

Si on assiste à de nouvelles formes de migration forcée due au surendettement, il est évident, comme l’explique le rapport de M. Juan Pablo Bohoslavsky, que les personnes doivent s’endetter pour compenser le fait que les États ne s’acquittent pas de l’obligation qui leur incombe de protéger, de promouvoir et de réaliser les droits humains. L’endettement privé est ainsi éminemment lié au creusement des inégalités, à la non-viabilité de la dette souveraine et aux crises financières.

2. La migration est liée à l’endettement

Avec cette exposition, c’est ce que le CADTM tend à démontrer : les personnes migrantes se déplacent bien souvent pour tenter d’échapper à la misère engendrée dans leur pays d’origine, par les politiques d’austérité liées au remboursement de la dette imposées par les Institutions financières internationales et les pays du Nord. Pour rendre visible ceci, l’exposition propose une cartographie des contours de la dette dans le monde, en corrélation avec les migrations. La carte, sur base de diverses données, indique les flux migratoires, le risque d’endettement public et privé des États [3], les pays qui ont bénéficié de l’initiative « pays pauvres très endettés » (I-PPTE) [4], ainsi que les pays en guerre [5].

Les données en termes de flux font référence aux mouvements de population, et plus précisément, dans le cadre des migrations, aux entrées et sorties de personnes d’un territoire donné [6]. L’I-PPTE est une initiative d’allégement de dette lancée par le Fonds monétaire international (FMI) et le Club de Paris en 1996 pour une liste de 39 pays éligibles et annonçant « l’annulation de 90 % ou plus » [7] de la dette de ces pays. Les crises de la dette peuvent être causées par les dettes des gouvernements ou par le poids des dettes du secteur privé, c’est-à-dire des entreprises, des banques et des ménages. La dette privée peut conduire à une crise financière, qui répercute ensuite la dette sur le public, en l’occurrence ici sur les personnes migrantes.

La carte met en évidence que les personnes migrantes proviennent principalement de pays en risque de crise de la dette. Ces pays se situent dans des régions lourdement fragilisées par des siècles de colonialisme (a) puis de politiques néolibérales imposées par les pays du Nord (b), dont il résulte pauvreté chronique, inégalités, conflits et ainsi des migrations.

(a) Les puissances coloniales ont mis en place un système inhumain d’exploitation de la force de travail des populations et des ressources naturelles des pays colonisés et ont, pour cela, régulièrement recouru au mécanisme de la dette. La Banque mondiale a été directement impliquée dans la contraction de certaines dettes coloniales au cours des années 50 et 60. Une partie des dettes contractées auprès de cette banque par les autorités coloniales pour leurs colonies ont ensuite été transférées aux pays qui accédaient à leur indépendance, sans leur consentement, à l’exemple de la République démocratique du Congo [8]. Ainsi, en violation du droit international [9], les anciennes colonies ont été tenues de rembourser aux États colonisateurs les dettes que ces derniers avaient contractées pour les exploiter. A ce jour, ces dettes n’ont toujours pas été annulées.

(b) Après le long combat des anciennes nations colonisées pour officiellement accéder à leur indépendance, c‘est, comme l’a souligné le CADTM dans le cahier de revendications communes sur la dette, un système d’endettement permanent de ces dernières qui a été mis en place par des créanciers extérieurs bilatéraux (principalement les États membres du Club de Paris) ou multilatéraux (FMI, Banque mondiale et autres institutions financières internationales), parfois avec la complicité des pouvoirs locaux. La crise de la dette du Tiers monde qui a débuté dans les années 1980 a favorisé l’imposition des politiques néolibérales par lesquelles les créanciers ont procédé à des restructurations de dettes visant la poursuite des remboursements en contrepartie de l’application des Plans d’ajustement structurel (PAS). Ces derniers, sensés servir au remboursement des dettes publiques illégitimes, sont à la source d’une dégradation constante des conditions d’existence de populations, par la diminution drastique des dépenses publiques afin d’atteindre l’équilibre budgétaire, la libéralisation de l’économie, une production agricole tournée vers l’exportation au détriment des cultures vivrières, etc., autant de mesures d’austérité qui aggravent les inégalités et accroissent la pauvreté. Avec le lancement de l’I-PPTE en 1996, le FMI annule uniquement les créances impayables et rend la dette tout juste soutenable. Les pays concernés sont dès lors tenus de rembourser au maximum de leurs possibilités. En contrepartie de cet allègement, les PAS sont renforcés (privatisations, coupes budgétaires, etc.). L’objectif des PPTE est donc d’assurer le remboursement de la dette tout en renforçant les conditionnalités de « l’aide ». Alors, si les migrations ont également d’autres motivations, culturelles par exemple, elles sont essentiellement liées au modèle économique qui résulte de l’action des institutions financières internationales sur les pays du Sud, par l’intermédiaire de la dette.

L’endettement et les plans d’austérités catastrophiques frappent aujourd’hui également plusieurs pays du Nord. Pour ne citer qu’un exemple présenté dans le cadre de l’exposition, sur les onze millions d’habitants de la Grèce, un demi-million est devenu migrant économique dans la décennie d’austérité imposée depuis 2010 sous prétexte que celle-ci réduirait la dette publique. Les émigrants non grecs qui étaient venus en Grèce au cours des décennies précédentes en tant qu’immigrants étaient encore plus nombreux. En effet, la Grèce est depuis des années, tout comme l’Italie et l’Espagne, un des pays principaux qui prennent en charge des demandeurs d’asile, selon le règlement « Dublin » par lequel l’Union européenne (UE) cherche à repousser, au-delà de la Méditerranée, la gestion de ses frontières externes à l’espace Schengen. Alors même que les accords de Schengen en 1985 ouvraient les frontières entre pays membres, ils marquaient aussi le point de départ de la construction de l’Europe comme forteresse telle que nous la connaissons aujourd’hui. En effet, depuis 2016, des accords violant allègrement nombre de droits humains fondamentaux sont signés entre des pays européens et des pays comme la Libye ou la Turquie, pour que ces derniers assument la gestion des migrants aux frontières européennes à la place de l’UE. Finalement, il s’agit d’une approche des politiques de frontières qui est éminemment liée à l’agenda politique néolibéral. Ce sont ces liens que l’exposition entend démontrer, pour comprendre, en carte, le monde.

3. Derrière les faux-semblants de la migration, la dette

Lorsqu’il est question de migrations et de l’arrivée de nouvelles personnes dans les sociétés occidentales, les idées les plus courantes suscitent la peur ou le rejet, responsabilisant les personnes migrantes des situations de vulnérabilité dans lesquelles elles se retrouvent. Ces inquiétudes sont souvent fondées sur des préjugés qu’il faut déconstruire pour comprendre la réalité des faits. Ceci afin d’identifier la responsabilités des politiques néolibérales dans les mécanismes de l’émigration et l’échec patent des États à garantir les droits économiques, sociaux et culturels pour tous.

Aujourd’hui, il est important de rappeler que la perception selon laquelle la migration est principalement un phénomène du Sud vers le Nord ne correspond pas à la réalité. Car la migration entre les pays du Sud est le type de migration le plus commun et représente, en 2017, 38% de la migration internationale [10]. Seuls 35 % des migrants internationaux se déplacent du Sud vers le Nord, alors qu’en 2017, l’Europe et l’Amérique du Nord détenaient 60,6 % des richesses mondiales, que l’Afrique n’en détenait que 0,8% et l’Amérique latine 2,5 %, le reste étant réparti entre les pays d’Asie et du Pacifique [11]. Il importe également de souligner qu’en 2019 [12], la Turquie, la Colombie, le Pakistan et l’Ouganda, qui représentent ensemble 1,6 % de l’économie mondiale, accueillaient un tiers des réfugiés, tandis que 86 % des réfugiés ont été accueillis dans des pays dits « en développement ». Cela signifie que « nous n’accueillons pas toute la misère du monde » contrairement à ce qui est souvent suggéré pour justifier une politique d’immigration restrictive. Aussi, la majorité des réfugiés viennent de 5 pays seulement. Ces derniers se situent dans des régions lourdement fragilisées par des siècles de colonialisme puis de politiques néolibérales imposées par les pays du Nord.

Alors que les pays du Sud sont pris dans l’étau de la dette, les politiques migratoires ont été accompagnées par la création d’une agence de contrôle des frontières de l’UE, Frontex, dont le budget annuel est passé d’environ 6 millions d’euros en 2005 à environ 143 millions d’euros en 2015 et à plus de 450 millions d’euros en 2020 [13]. Ces dernières années, les instruments de répression des migrations ont également constamment augmenté au sein des États membres, avec la généralisation des centres de rétention pour migrants, l’utilisation de nouvelles technologies pour surveiller les frontières, ou encore la construction de murs et de barrières pour empêcher les migrants de franchir les frontières (par exemple : Ceuta, Calais). Entre janvier 2014 et décembre 2019, au moins 19 803 personnes ont trouvé la mort en essayant de traverser la mer méditerranée pour rejoindre l’Europe [14]. Comme l’a souligné le CADTM dans le cahier de revendications communes sur la dette, Stathis Kouvélakis avance de façon convaincante que les fortifications installées ces dernières années afin d’empêcher les migrants de rejoindre l’UE sont responsables de cette tragédie ; il indique également que, depuis la signature de l’accord entre l’UE et la Turquie, « si le nombre de morts par mois a diminué, le nombre de morts par rapport au nombre de personnes arrivant sur le sol de l’UE continue d’augmenter, ayant doublé depuis 2016 » [15]. Cela est d’autant plus inacceptable que l’Europe porte une lourde responsabilité matérielle et morale dans la formation de situations qui conduisent des centaines de milliers de personnes à quitter leurs pays.

4. Nouvelle crise de la dette, nouvelle crise de l’accueil

D’après la Banque mondiale, plus d’un demi-milliard de personnes pourraient basculer dans la pauvreté des suites de la crise du Coronavirus [16]. Soulignons qu’avant même l’arrivée de la pandémie, 64 pays dépensaient davantage pour rembourser la dette que pour financer le secteur de la santé. A l’exemple de la RDC qui consacre 2,5 fois plus de ses ressources au remboursement de la dette extérieure (11,3 %) qu’en dépenses en santé (4,4 %) [17].

Cette augmentation de la pauvreté conjuguée avec une difficulté croissante pour rembourser la dette publique, les pays sont contraints de recourir aux mesures d’urgence du G20 et du FMI, dont l’impact sera extrêmement faible. Après 40 ans depuis la crise de la dette du tiers monde et l’application des PAS, « l’aide » extérieure et ses conditionnalités exigées par les créanciers ont montré leurs défaillances. Alors que les pays du Sud traversent une nouvelle crise des dettes publiques, les remboursements de la dette sapent l’économie d’un pays et la capacité de son gouvernement à protéger les droits économiques et sociaux fondamentaux de ses citoyens qui de ce fait, migrent.

Comme nous l’avons vu, les dettes ne résolvent pas les migrations, elles les aggravent et les alimentent. Face à ce constat, c’est à une gestion meurtrières des frontières et au renoncement au principe de solidarité avec les populations des pays pauvres que s’adjoignent les pays du Nord.

Pourtant, au fil de cet article et de cette exposition, il se dessine clairement qu’une partie des réponses appropriées aux questions migratoires pourrait advenir dans le cadre d’un rééquilibrage de l’ensemble des relations Nord-Sud. Des mesures qui vont plus loin doivent être prises pour redistribuer la richesse, réduire les inégalités et assurer, quoi qu’il en soit, un accueil digne aux personnes migrantes. Par là, l’annulation immédiate et inconditionnelle des dettes publiques illégitimes apparaît comme une des conditions indispensables pour garantir la satisfaction des droits humains.

Des propositions claires ont été formulées dans le cadre des initiatives Recommons Europe. Manifeste pour un nouvel internationalisme des peuples en Europe ainsi que dans le Cahier de revendications communes sur la dette et la nécessité d’un contrôle citoyen sur la finance au niveau européen, toutes deux portées par le CADTM, pour modifier réellement et en profondeur les relations injustes entre les États européens et les peuples du Sud Global. Dans ce sens, il faut notamment :

  • Réduire les inégalités afin que chacun puisse vivre décemment là où il le souhaite.
  • Mettre en place des voies d’accès légales et sûres dans le monde et mettre fin à la violence aux frontières. Faciliter les cadres juridiques et administratifs nécessaires permettra d’assurer la circulation des personnes dans des conditions sûres, afin que nous puissions faire de la migration un choix, pas une nécessité mortelle.
  • Supprimer les lieux de détentions et les dispositifs militaires tels que les murs et clôtures, les systèmes de surveillance, etc.
  • En finir avec la criminalisation et les lois qui catégorisent des personnes migrantes comme des personnes « illégales » ; en finir également avec les distinctions moralisantes entre les bonnes personnes migrantes (ceux et celles ayant l’accès à l’asile, celles et ceux ayant accès au marché du travail) et mauvaises personnes migrantes (« les personnes illégales »).
  • Mettre en place de véritables dispositifs d’accueil des personnes migrantes, qui garantissent l’accès aux services publics et luttent contre le racisme structurel. Offrir des possibilités de régularisation aux personnes migrantes en séjour irrégulier leur permettant d’établir ou de rétablir leurs droits.

Ce texte reprend des éléments importants avancés dans ces deux documents-clés.
Il est possible de retrouver l’entièreté des propositions formulées ici sur le site du CADTM :


Notes :

[2Exposition à l’initiative des militant.e.s du CADTM Bruxelles dans le cadre de la Journée internationale des personnes migrantes du 18 décembre portée par le CADTM Belgique et House of Compassion. L’exposition se tient du 10/12/2020 au 31/01/21 à l’église du Béguinage à Bruxelles.

[6Myria, La migration en Belgique : données statistiques, 2017, https://www.myria.be/files/Migration2016-2-Migrations_en_Belgique_donnees_statistiques.pdf

[7Voir la description de l’initiative PPTE sur le site du Club de Paris, consultée le 16 décembre 2020. http://www.clubdeparis.org/fr/communications/page/initiative-ppte

[9Le traité de Versailles de 1919 dispose, dans son article 255, que la Pologne est exonérée de payer « la fraction de la dette dont la commission des Réparations attribuera l’origine aux mesures prises par les gouvernements allemand et prussien pour la colonisation allemande de la Pologne ». Une disposition similaire fut prise dans le traité de paix de 1947 entre l’Italie et la France, qui déclare « inconcevable que l’Éthiopie assure le fardeau des dettes contractées par l’Italie afin d’en assurer sa domination sur le territoire éthiopien ». L’article 16 de la convention de Vienne de 1978 qui régit le droit des traités ne dit pas autre chose : « Un État nouvellement indépendant n’est pas tenu de maintenir un traité en vigueur ni d’y devenir partie du seul fait qu’à la date de la succession d’États, le traité était en vigueur à l’égard du territoire auquel se rapporte la succession d’États. ».

[10OIM, Fiche d’information sur les tendances de la migration dans le monde en 2015, avril 2016. Les données des grandes institutions internationales comme l’OIM sont indispensables car ces institutions ont des moyens énormes pour réaliser des statistiques. Nous avons cependant une approche critique de ces données car l’ONU joue elle-même un rôle important dans les politiques de contrôle des migrations des pays occidentaux, dépolitisant par-là les chiffres en les isolant du contexte qui conduit au phénomène migratoire.

[13Frontex, Key Documents. https://frontex.europa.eu/about-frontex/key-docu-ments/ (Consulté le 15 décembre 2020).

[14International Organization for Migration, Missing Migrants Project. http://missingmigrants.iom.int (Consulté le 19 juillet 2020).

[15Stathis Kouvélakis, « Borderland. Greece and the EU’s Southern Question », New Left Review, Numéro 110, mars-avril 2018. En français, voir une version antérieure de ce texte : « La Grèce, la frontière, l’Europe », Contretemps-web, 19 juin 2017. URL : https://www.contretemps.eu/grece-frontiere-europe-forteresse/.

[17“Comparing debt payments with health spending”, Jubilee Debt Campaign, Avril 2020 : https://jubileedebt.org.uk/wp-content/uploads/2020/04/Debt-payments-and-health-spending_13.04.20.pdf

Anaïs Carton

Permanente au CADTM Belgique