En avril dernier, il était question d’une suspension du service de la dette des pays pauvres lancée par le G20, jusqu’à la fin de 2020. Qu’en est-il dans la réalité ?
Les mesures prises par le G20 sont totalement insuffisantes en ce qui concerne l’allègement de la dette et inacceptables car elles impliquent d’approfondir les politiques néolibérales
En réalité les mesures prises par le G20 sont totalement insuffisantes en ce qui concerne l’allègement de la dette et inacceptables car elles impliquent d’approfondir les politiques néolibérales. Sur 135 pays en développement (PED), le G20 a considéré que 73 pays pouvaient éventuellement bénéficier d’un report du paiement de leur dette bilatérale (càd la dette d’État à État). Cela ne représente au mieux que 1,6 % de la dette extérieure publique des PED. Si un pays veut pouvoir reporter le paiement de sa dette bilatérale, il doit s’engager à appliquer un programme néolibéral imposé par le FMI. Les limitations sont telles que seuls 46 pays ont demandé à rentrer dans l’initiative prise par le G20. Il faut souligner que le G20 n’a accordé aucune annulation, il ne s’agit que de reporter le paiement d’une partie de la dette.
En Afrique, le poids de la dette publique est passé de 35 % du PIB à 60 % entre 2010 et 2018. Son remboursement siphonne en moyenne 13 % des revenus. Comment sortir de cette spirale ?
Pour sortir de cette spirale, il faut suspendre le paiement de la dette, il faut également prendre d’autres mesures : établir un impôt de crise sur les grosses fortunes et les très hauts revenus, prélever des amendes sur les entreprises responsables de la grande fraude fiscale, geler les dépenses militaires…
En cette période de pandémie vous semble-t-il légitime d’affirmer un droit à la suspension du paiement de la dette pour répondre aux besoins des populations ?
Quand un État invoque l’état de nécessité ou le changement fondamental de circonstances, le caractère légitime ou non de cette dette n’a aucune importance. Quand bien même la dette réclamée au pays serait légitime, cela n’empêche en rien ce pays d’en suspendre le paiement
Oui tout à fait. Il y a de solides arguments juridiques qui peuvent appuyer une décision unilatérale de suspension de paiement. En voici deux. L’état de nécessité : un État peut renoncer à poursuivre le remboursement de la dette parce que la situation objective menace gravement la population et que la poursuite du paiement de la dette l’empêche de répondre aux besoins les plus urgents de la population. C’est exactement le cas de figure auxquels un grand nombre d’États de la planète est confronté maintenant : la vie des habitants de leur pays est directement menacée s’ils n’arrivent pas à financer toute une série de dépenses urgentes pour sauver un maximum de vies humaines. Le changement fondamental de circonstances : l’exécution d’un contrat de dette peut être suspendue si les circonstances changent fondamentalement indépendamment de la volonté du débiteur. La jurisprudence en la matière reconnaît qu’un changement fondamental de circonstances peut empêcher l’exécution d’un contrat international. Quand un État invoque l’état de nécessité ou le changement fondamental de circonstances, le caractère légitime ou non de cette dette n’a aucune importance. Quand bien même la dette réclamée au pays serait légitime, cela n’empêche en rien ce pays d’en suspendre le paiement.
Une augmentation radicale des dépenses de santé publique aura des effets bénéfiques majeurs pour combattre d’autres maladies qui accablent surtout les pays du Sud, notamment les pays d’Afrique. On estime à 400 000 les décès dus chaque année au paludisme, principalement en Afrique. La tuberculose est l’une des dix premières causes de mortalité dans le monde. En 2018, 1,5 million de personnes en sont mortes. Les décès dus aux maladies diarrhéiques s’élèvent à plus de 430 000 par an. Environ 2,5 millions d’enfants meurent chaque année, dans le monde, de sous-alimentation, directement ou de maladies liées à leur faible immunité due à la sous-alimentation. Ces maladies et la sous-alimentation pourraient être combattues avec succès si les gouvernements y consacraient des ressources suffisantes au lieu de rembourser la dette.
Quel exemple peut-on citer de pays ayant pris la décision de suspendre le paiement de la dette ?
À partir de novembre 2008, l’Équateur a suspendu le remboursement d’une grande partie de sa dette en suivant les recommandations d’une commission d’audit intégral de la dette à laquelle j’ai participé en tant que représentant du CADTM. Concrètement, le pays a mis fin au paiement des intérêts dus sur des titres vendus à Wall Street pour un montant de 3,2 milliards de dollars. La presse financière internationale a hurlé au scandale. Mais en juin 2009, les détenteurs de 91 % des titres en question ont accepté une perte de 65 %. Cela a représenté pour l’Équateur un gain de plus de 300 millions de dollars annuels pendant vingt ans. Cette réduction de la dette a permis au gouvernement d’augmenter fortement les dépenses sociales au cours des années 2009-2010-2011, notamment dans la santé. Les conditions de vie de la population s’en sont trouvées franchement améliorées. La victoire de l’Équateur sur ses créanciers a été totale. Et lorsque le pays est retourné sur les marchés financiers, les investisseurs se sont précipités pour prêter au pays.
Dans le cas de l’Équateur n’y a-t-il pas eu un virage après 2011 ?
Si Rafael Correa est arrivé à la présidence de l’Équateur en 2007, c’est grâce aux mobilisations sociales qui ont jalonné les années 1990 jusque 2005. Sans celles-ci ses propositions n’auraient pas trouvé l’écho qu’elles ont reçu et il n’aurait pas été élu
Si Rafael Correa est arrivé à la présidence de l’Équateur en 2007, c’est grâce aux mobilisations sociales qui ont jalonné les années 1990 jusque 2005. Sans celles-ci ses propositions n’auraient pas trouvé l’écho qu’elles ont reçu et il n’aurait pas été élu. Malheureusement, après un très bon départ, il est entré en conflit avec une partie importante des mouvements sociaux et a opté pour une modernisation du capitalisme extractiviste-exportateur. Ensuite, son successeur Lenin Moreno a rompu avec Rafael Correa et est revenu à la politique brutale du néolibéralisme. Une fois de plus, ce seront les mobilisations sociales qui pourront venir à bout de ces politiques et remettre à l’ordre du jour les mesures de changement structurel anticapitaliste indispensables à l’émancipation. La CONAIE et toute une série d’organisations syndicales, d’associations féministes et de collectifs écologistes avaient élaboré en octobre 2019 une excellente proposition alternative aux politiques capitalistes, patriarcales et néolibérales, elle devrait constituer la base d’un vaste de programme de gouvernement [1].
La question du rejet des politiques du FMI, de la Banque mondiale et des dettes illégitimes revient au centre des batailles sociales et politiques [2]. Dans un document rendu public en juillet 2020 par plus de 180 organisations populaires équatorienne on trouve la revendication suivante : « -suspension du paiement de la dette extérieure et réalisation d’un audit de la dette extérieure accumulée de 2014 à ce jour, ainsi qu’un contrôle citoyen sur l’utilisation des dettes contractées. » [3]
Source : Les trois premières questions et réponses ont été publiées par l’hebdomadaire L’Humanité dimanche du 14 au 20 janvier 2021. La quatrième question/réponse a été ajoutée postérieurement.
[1] CONAIE, Entrega de propuesta alternativa al modelo económico y social, 31 octobre 2019, https://conaie.org/2019/10/31/propuesta-para-un-nuevo-modelo-economico-y-social/
[2] Déclaration collective signée par Éric Toussaint, Maria Lucia Fattorelli, Alejandro Olmos Gaona, Hugo Arias Palacios, Piedad Mancero, Ricardo Patiño, Ricardo Ulcuango « Nous dénonçons la renégociation de la dette par le gouvernement de Lenín Moreno », publiée le 1er août2020, https://www.cadtm.org/Nous-denoncons-la-renegociation-de-la-dette-par-le-gouvernement-de-Lenin-Moreno
[3] Voir PROPUESTA-PARLAMENTO-DE-LOS-PUEBLOS.pdf publié en juillet 2020 https://rebelion.org/wp-content/uploads/2020/07/PROPUESTA-PARLAMENTO-DE-LOS-PUEBLOS.pdf
Docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France.
Il est l’auteur des livres, Banque mondiale - Une histoire critique, Syllepse, 2022, Capitulation entre adultes : Grèce 2015, une alternative était possible, Syllepse, 2020, Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent, 2017 ; Bancocratie, ADEN, Bruxelles, 2014 ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet des livres AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège.
Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015 par la présidente du Parlement grec. Cette commission a fonctionné sous les auspices du parlement entre avril et octobre 2015.