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Version 2.0 de : Un nouveau piège de l’endettement du Sud au Nord
Le fardeau insupportable de la dette pour les peuples d’Afrique subsaharienne
Partie 5
par Eric Toussaint , Milan Rivié
5 mars 2021

En Afrique subsaharienne, les dépenses en santé et le niveau de développement humain sont dans un état dramatique, il est plus que jamais justifié de suspendre unilatéralement le paiement de la dette en invoquant des arguments de droit international tels que l’état de nécessité et le changement fondamental de circonstance. C’est une condition sine qua non à réunir pour réorienter dans l’urgence les dépenses publiques et se donner la possibilité de combattre certains effets de la pandémie. Une telle suspension de paiement doit inciter les gouvernements à franchir de nouvelles étapes pour libérer le développement humain, à savoir sortir du cadre néolibéral tout en procédant à la répudiation des dettes identifiées comme illégitimes via un processus d’audit citoyen de la dette.


Dans les trois premières parties, nous avons observé l’évolution de la dette extérieure des PED lors des vingt dernières années. La première partie indiquait la hausse spectaculaire de l’endettement durant cette période, marquée par une multiplication par 2,5 de celle-ci et une forte accélération à compter de 2008. La seconde partie mettait en lumière les principales menaces sur la dette extérieure des PED, parmi lesquelles l’importance croissante de la part obligataire, l’évolution des taux d’intérêt et la dépréciation de leurs monnaies face au dollar étasunien. La troisième partie s’intéressait quant à elle aux facteurs conduisant les PED dans le piège de la dette : dépendance aux matières premières, baisse des réserves de change, hausse des remboursements, conjoncture de crise multidimensionnelle aggravée par la pandémie de Covid-19, etc.

Pour clôturer cette étude, nous approfondissons notre analyse en procédant à un focus région par région. Après la région Amérique latine & Caraïbe, nous poursuivons avec l’Afrique subsaharienne.

1. Focus général

Graphique 1 : Comparaison entre les montants prêtés annuellement et les montants remboursés annuellement (dette extérieure totale à long terme – en milliards de $US)


Graphique 2 : Comparaison entre l’évolution du stock total de la dette et le transfert net (dette extérieure totale à long terme – en milliards de $US)

En écho avec le tableau 1 de notre première partie, le graphique 1 compare les montants prêtés (en orange) et les montants remboursés (en bleu – appelé également service de la dette) annuellement sur la dette extérieure totale à long terme. Le graphique 2 représente l’évolution du stock de la dette (en orange – échelle de droite) et des transferts nets (en bleu – échelle de gauche).

Comme indiqué précédemment, entre 2000 et 2006, le service de la dette est supérieur aux montants empruntés. Le stock de la dette augmente modérément. Le transfert net est globalement négatif. S’en suit une période courant de 2008 à 2019 où le transfert net est positif. On note une exception en 2015 qui résonne notamment avec la chute brutale du prix des matières premières. De manière générale on assiste à une hausse spectaculaire du stock et du service de la dette.

2. Région Afrique subsaharienne

Population de l’Afrique subsaharienne en 2019 (tous les pays de la région sont classifiés comme PED) : 1 107 millions

Liste des 48 pays (tous PED) [1] :

  • 23 pays à faible revenu : Burkina Faso, Burundi, Centrafrique, Érythrée, Éthiopie, Gambie, Guinée, Guinée-Bissau, Liberia, Madagascar, Malawi, Mali, Mozambique, Niger, Ouganda, République démocratique du Congo, Rwanda, Sierra Leone, Somalie, Soudan, (Soudan du Sud) [2], Tchad, Togo.
  • 25 pays à revenu intermédiaire : Afrique du Sud, Angola, Bénin, Botswana, Cameroun, Cap-Vert, Comores, Congo, Côte d’Ivoire, Eswatini, Gabon, Ghana, (Guinée équatoriale), Kenya, Lesotho, (Maurice), Mauritanie, (Namibie), Nigeria, São Tomé et Principe, Sénégal, (Seychelles), Tanzanie, Zambie, Zimbabwe.

Notez bien que les catégories de pays utilisées par la Banque mondiale sont discutables. Mais nous avons décidé de nous y référer afin de pouvoir utiliser la banque de données de la Banque mondiale. Pour une critique des catégories utilisées par les institutions internationales, lire : Sud/Nord, Pays en développement/pays développés : De quoi parle-t-on ? https://www.cadtm.org/Sud-Nord-Pays-en-developpement-pays-developpes-De-quoi-parle-t-on


Graphique 3 : Évolution de la dette extérieure publique de la région Afrique subsaharienne par type de créancier (en milliards de $US)

25 ans après le lancement de l'initiative PPTE, l’Érythrée et le Soudan n’ont toujours pas vu cette annulation conditionnelle être appliquée

Dans le graphique ci-dessus, on retrouve les deux phases énoncées précédemment, une réduction de l’endettement de 2004 à 2006 au début de l’augmentation des revenus dus à l’augmentation des prix des matières premières. Pour cette région en particulier, il faut également prendre en compte l’initiative PPTE lancée en 1996, initiative « annulant » 90 % ou plus de la dette extérieure publique bilatérale non-aide publique au développement (voir encadré 1) en contrepartie de politiques d’austérité imposées par le FMI. Sur les 38 pays concernés, 34 font partie de l’Afrique subsaharienne. A noter que 25 ans après son lancement, l’Érythrée et le Soudan n’ont toujours pas vu cette annulation conditionnelle être appliquée en raison notamment d’arriérés de paiement à l’égard des institutions de Bretton Woods. A partir de 2006, la dette extérieure publique s’accroit modérément avant de s’emballer à compter de 2008. En outre, on peut distinguer les créanciers, répartis ici en 4 catégories :

  • En bleu : les créanciers bilatéraux. Ce sont les prêts entre États.
  • En jaune : les créanciers multilatéraux, hors FMI. Ce sont les prêts en provenance des institutions financières internationales (Banque mondiale, Banques de développement).
  • En rouge : les dettes à l’égard du FMI [3].
  • En vert : les créanciers privés. On distingue : en vert foncé, les emprunts contractés sur les marchés financiers sous la forme de titres souverains vendus la plupart du temps à Wall Street ; en vert kaki, les prêts bancaires ; en vert clair, les prêts en provenance d’autres types de créanciers privés.
Encadré 1 : A qui profite l’aide publique au développement ? (APD)


Les Créances APD – Créances non-APD


Pour la part bilatérale de la dette extérieure publique, on distingue les créances dites APD (pour ‘Aide publique au développement’), avec un faible taux d’intérêt (appelé également ‘prêt à taux concessionnel’), des créances dites non-APD, dont les taux d’intérêts correspondent aux taux fixés par les marchés financiers. Selon les termes déterminés par le Club de Paris, les créances non-APD peuvent être annulées en tout ou partie, tandis que les créances APD sont restructurées [4].


L’aide publique à … qui ?


Selon l’OCDE, l’APD est destinée à tous les pays à faible revenu et à revenu intermédiaire définis par la Banque mondiale, exception faite des pays du G8 (en l’occurrence la Russie) et de l’Union européenne) [5]. L’APD est versée par les 30 pays membres du Comité d’aide au développement (CAD) de l’OCDE [6].

Pour mieux gonfler artificiellement ses chiffres, l’OCDE a créé une catégorie « équivalent-dons » dans lesquels se retrouvent les dons, mais aussi des prêts à faible taux d’intérêt avec une longue période de remboursement afin de mieux « refléter l’effort réellement consenti par les pays donneurs » … on croit rêver !

Sous sa forme actuelle, l’APD pose néanmoins plus de problèmes qu’elle n’en résout.

D’abord son montant. Alors que les membres du CAD se sont engagés dès 1970 à consacrer un minimum de 0,7 % de leur revenu national brut (RNB) à l’APD, ce plancher n’a jamais été atteint. En 2019, le total de l’APD était évalué à 155 milliards $US, soit … 0,3 % du RNB du CAD [7]. En comparaison des 485 milliards $US envoyés par la diaspora dans les PED pendant la même période, ce montant fait pâle figure (voir partie 3 de la série, « Les PED pris dans l’étau de la dette »).

Ensuite, sa composition. Contrairement à ce que son intitulé laisserait supposer, l’APD n’est pas une aide inconditionnelle désintéressée et « humaniste ». Elle est composée de dons mais aussi de prêts dits à « taux concessionnels » (voir début de l’encadré). Il n’est ainsi pas rare que le transfert net annuel de l’APD pour un pays « receveur » soit négatif. De même, le pays n’est pas libre de dépenser ces sommes selon son bon vouloir, mais est soumis à un calendrier défini par les pays donateurs et/ou les institutions internationales.

Plus encore, son calcul. Au fil des années, celui-ci a évolué. Maintes fois dénoncées par les organisations de défense des droits humains, « l’aide » militaire et les crédits à l’exportation ont finalement été exclus du décompte de l’APD [8]. En revanche, la coopération technique, l’aide liée, les allégements de dette, les bourses octroyées aux résidents des PED étudiants dans les pays de la CAD, de même que les dépenses liées à l’accueil des demandeurs d’asile (y compris l’enfermement) peuvent être comptabilisés comme tel. Problèmes, d’une part ces sommes ne représentent pas un transfert d’argent du Nord vers le Sud, d’autre part ces dépenses constituent, pour la plupart, des obligations pour des États soumis au respect du droit international.

Enfin, son opacité. Selon les données fournies par l’OCDE, il n’est pas possible de dissocier l’aide sous forme de dons de celle sous forme de prêts. Pour mieux gonfler artificiellement ses chiffres, l’OCDE a créé une catégorie « équivalent-dons » dans lesquels se retrouvent les dons, mais aussi des prêts à faible taux d’intérêt avec une longue période de remboursement afin de mieux « refléter l’effort réellement consenti par les pays donneurs » [9] … on croit rêver !

Voir également l’article de 2003 de Damien Millet, « L’initiative PPTE : entre illusion et arnaque » : https://www.cadtm.org/L-initiative-PPTE-entre-illusion-et-arnaque


Graphique 4 : Comparaison entre l’évolution du stock total et les transferts nets sur la dette extérieure publique de l’Afrique subsaharienne (en milliards de $US)

Rappelons que le transfert net sur la dette représente la différence entre ce qu’un pays reçoit sous forme de prêts et ce qu’il rembourse (capital et intérêts compris, appelé également service de la dette). Si le montant est négatif, cela signifie que cette année-là, le pays a remboursé davantage de prêts qu’il n’en a reçu.

Dans le graphique les colonnes en orange indiquent le transfert net.

Entre 2000 et 2019, la dette extérieure publique de la région a été multipliée par 2,43. Au cours de la même période, le transfert net est positif (+217,54 milliards $US). Entre 2000 et 2006 le transfert net est négatif (-19,35 milliards $US). Ce montant représente 2,15 % du PIB des PED de la région en 2006. Les crises financières au Nord et l’afflux de capitaux vers les pays du Sud expliquent en grande partie le transfert net positif pour les années suivantes (voir partie 1).

Montant de la dette extérieure publique en 2000 : 171 milliards $US
Montant de la dette extérieure publique en 2019 : 415 milliards $US

Les PED de la région en situation de haut risque de surendettement en février 2021 [10] : Cameroun, Cap vert, Djibouti, Éthiopie, Ghana, Mauritanie, République centrafricaine, Sierra Leone, Tchad.

Les pays de la région en suspension de paiement en février 2021 : Congo, Érythrée, Gambie, Mozambique, São Tomé et Principe, Somalie, Soudan, Soudan du Sud, Zambie, Zimbabwe.

En 20 ans, les pays d’Afrique subsaharienne ont emprunté 40,8 milliards $US au FMI, et en ont déjà remboursé 21,8 milliards, dont 19 % uniquement en charges et intérêts

Symbole des difficultés économiques rencontrées par ses pays, alors que le PIB a triplé entre 2000 et 2008 (de 395 à 1 208 milliards $US), il n’a augmenté que de 50 % entre 2008 et 2019 (1 751 milliards $US), avec une contraction marquée en 2015-2016 en écho avec la fin du super cycle des matières premières.

Autre symbole, le nombre de pays ayant eu recours au FMI au cours de cette période, 47, soit, à l’exception de l’Érythrée (pays attendant toujours l’application de l’initiative PPTE lancée en 1996), la totalité des pays (pour rappel tous PED) de la région. En 20 ans, ces pays ont emprunté 40,8 milliards $US au FMI, et en ont déjà remboursé 21,8 milliards, dont 19 % uniquement en charges et intérêts.

La région est la plus frappée par l’intervention du FMI et ses politiques d’austérité, via notamment les plans d’ajustement structurel imposés dès les années 1980, l’application de l’initiative PPTE à compter de 1996 et depuis avril 2020 dans le cadre de l’initiative de suspension du service de la dette, dite ISSD (voir encadré 2). Parmi les pays les plus touchés, citons la Côte d’Ivoire, Madagascar, le Niger, le Sénégal, la RDC, le Togo [11] et de nombreux pays d’Afrique centrale [12].

Encadré 2 : Les mesures d’ « allègement » de la dette des institutions internationales en réponse à la Covid-19

La crise de la Covid-19 impacte sévèrement les économies du monde entier et en particulier ceux des PED, l’Afrique subsaharienne ne fait pas exception, loin s’en faut.

Sans rentrer ici dans le détail des mesures dites d’urgence mise en place par les institutions financières internationales [13] (IFI), notons néanmoins que les pays d’Afrique subsaharienne sont les plus concernés par l’ISSD et le Common Debt Framework lancés par le G20 sous l’impulsion de la Banque mondiale et du FMI, respectivement en avril et en octobre 2020.

Sur les 73 pays potentiellement concernés, 27 pays subsahariens ont introduit une demande d’ISSD. Concernant le Common Debt Framework, seul 3 pays en ont fait la demande, tous appartenant à la région : l’Éthiopie, le Tchad et la Zambie.

Comme il est de coutume de la part des IFI, cette prétendue aide, exempte de toute annulation de dette, est conditionnée à l’application de politiques d’austérité du FMI [14].

En valeur absolue, l’évolution de la dette extérieure publique des PED représente fidèlement celui de l’ensemble des PED, avec une forte accélération de l’endettement à compter de 2008.

En revanche, la région se distingue par la répartition de la dette extérieure publique par catégorie de créanciers (voir tableau 1). Première particularité, la part bilatérale. Bien qu’en déclin, elle représente toujours un quart du total. Autrefois largement créanciers majoritaires, les pays membres du Club de Paris ont vu leurs créances se réduire au profit notamment de la Chine, aujourd’hui premier créancier de la région. La part multilatérale reste quant à elle relativement stable (entre 36 et 42 % sur l’ensemble de la période) avec une place importante du FMI. Seconde particularité, la part obligataire. En forte progression, elle reste néanmoins en retrait en comparaison des autres régions du monde (voir autres parties). Deux éléments d’explication. D’une part, nombre de ces pays sont à faible revenu, d’autre part les notes souveraines attribuées par les agences de notation ne leurs permettent bien souvent pas d’emprunter sur les marchés financiers. A ce titre, malgré des taux « records », les pays empruntant sur ces marchés le payent très cher, avec des taux d’intérêt minimum, hors primes de risque, de 5,75 %.


Tableau 1 : Évolution de la dette extérieure publique des pays d’Afrique subsaharienne par catégorie de créanciers entre 2000 et 2019, en valeur absolue et relative

2000 2010 2019
En mds $US En % En mds $US En % En mds $US En %
Part bilatérale 80,73 47,19 45,63 25,59 100,51 24,23
Part multilatérale Créanciers Multilatéraux 54,27 31,73 58,37 32,74 123,63 29,81
FMI 8,70 5,08 19,33 10,84 22,81 5,50
Part privée Obligations 10,11 5,91 30,47 17,09 109,10 26,30
Banques privées 8,47 4,95 20,30 11,38 49,56 11,95
Autres créanciers privés 8,79 5,14 4,18 2,35 9,15 2,21
Total 171,08 100 178,28 100 414,76 100

89 % des pays de la région sont par ailleurs très dépendants de leurs exportations de matières premières [15] (voir tableau 2). Cela concerne autant les exportations de produits agricoles (18 pays), de combustibles fossiles (8 pays) que de minerais (17 pays), ces catégories ne s’excluant pas nécessairement (ex : le Ghana avec le cacao et l’or).


Tableau 2 : Dépendance des pays d’Afrique subsaharienne aux exportations de matières premières
 [16]

Produits agricolesCombustibles fossilesMinerais
1. Bénin,
2. Comores,
3. Côte d’Ivoire,
4. Éthiopie,
5. Djibouti,
6. Gambie,
7. Guinée-Bissau,
8. Kenya,
9. Madagascar,
10. Malawi,
11. Maldives,
12. Ouganda,
13. République centrafricaine,
14. São Tomé et Principe,
15. Sénégal,
16. Seychelles,
17. Somalie,
18. Zimbabwe
1. Angola,
2. Cameroun,
3. Gabon,
4. Guinée équatoriale,
5. Nigeria,
6. République du Congo,
7. Soudan,
8. Tchad
1. Botswana,
2. Burkina Faso,
3. Burundi,
4. Ghana,
5. Guinée,
6. Liberia,
7. Mali,
8. Mauritanie,
9. Mozambique,
10. Namibie,
11. Niger,
12. République démocratique du Congo,
13. Rwanda,
14. Sierra Leone,
15. Tanzanie,
16. Togo,
17. Zambie

En l’espace de vingt ans, le service de la dette de la région a atteint de nouveaux records, passant du simple (9,87 milliards $US) au quadruple (34,13 milliards $US)

Sur la période courant du 1er mars 2020 au 1er janvier 2021 [17], les pays de la région ont été également largement sujets à une dépréciation de leurs monnaies face au dollar étasunien et à l’euro, principales devises d’échange. Face au dollar, 25 pays ont certes vu leur monnaie s’apprécier, mais très majoritairement en raison de la parité fixe de leurs devises (et notamment les 15 pays utilisant le Franc CFA, sans que cela ne représente une réelle plus-value pour eux [18]). Pour le reste, la dépréciation est en moyenne de 11,5 % (avec un intervalle de -0,04 à -78,05 %). Face à l’euro, hors pays à parité fixe avec cette monnaie, à l’exception du Liberia (+7,90), les monnaies se sont dépréciées en moyenne de 16,76 % (avec un intervalle de -4,95 à -80,37 %).

Notons par ailleurs, que sous la pression du FMI et de ses créanciers, le Soudan a dévalué sa monnaie le 21 février 2021. En alignant la livre soudanaise au taux du marché noir, faisant passer sa valeur d’1 dollar US pour 55 livres, à 1 dollar US pour 375 livres, le Soudan fait une nouvelle révérence à ses créanciers et au FMI afin de voir l’initiative PPTE être appliquée, 25 ans plus tard. Un exemple supplémentaire du chantage politique inhérent au système-dette. Cette dévaluation sonne comme un nouveau coup sur la tête des populations qui vont voir le coût du service de la dette se renchérir, tout comme une série de produits alimentaires importés indispensables [19].


Graphique 5. Service de la dette des PED de la région Afrique subsaharienne (en milliards de $US)

En l’espace de vingt ans, le service de la dette de la région a atteint de nouveaux records, passant du simple (9,87 milliards $US) au quadruple (34,13 milliards $US), avec un sommet en 2018 (37,48 milliards $US). En 2019, plus de 60 % de ces PED consacraient davantage de ressources au service de la dette qu’en dépenses de santé. Le service de la dette de ces 10 pays absorbait entre 5,3 et 42,6 % des revenus de l’État [20].

Encadré 3 : Quelques chiffres sur la pauvreté en Afrique subsaharienne [21]
En 2019 Afrique subsaharienne Ensemble des PED Monde
Cause de décès, par maladies transmissibles
et pathologies associées à la grossesse,
l’accouchement et la nutrition
(en % de la population)
53,67 21,25 18,41
Incidence de la malaria/paludisme
(pour 1.000 personnes à risque)
219,13 57,59 57,43
Incidence de la tuberculose
(pour 100.000 personnes)
226,00 152,00 130,00
Espérance de vie
à la naissance
61,26 71,00 72,56
Taux de mortalité infantile,
moins de 5 ans (pour mille)
75,75 40,98 37,70
Nombre de décès
maternel
200 000 293 000 295 000
Nombre de décès d’enfants
de moins de 5 ans
2 843 088 5 125 492 5 188 872
Prévalence de la sous-alimentation
(en % de la population)
17,54 9,74 8,90
Prévalence de l’insécurité alimentaire
grave dans la population (en %)
20,2 10,9 9,4
Population vivant avec moins
de 1,90 $US/jour (en %)
40,2 16,9 9,2
L’Afrique subsaharienne est la région la plus impactée par la pauvreté. Quel que soit l’indicateur retenu, les conditions de vie des peuples d’Afrique subsaharienne sont beaucoup plus dégradées que dans le reste des PED ou du monde dans son entièreté.

Conclusion

Les dettes publiques ont fortement augmenté en Afrique subsaharienne. La crise économique mondiale rend de plus en plus difficile la poursuite normale du remboursement de la dette pour une région comptant déjà le plus de pays en situation de surendettement ou en défaut de paiement. Le dernier en date étant la Zambie depuis novembre 2020.

Pour une région dont les dépenses en santé et le niveau de développement humain accusent un retard très grave en comparaison des autres pays, PED compris, il est plus que jamais justifié de suspendre unilatéralement le paiement de la dette en invoquant des arguments de droit international tels que l’état de nécessité et le changement fondamental de circonstance

Si d’après les statistiques officielles [22] la région semble moins touchée par la pandémie du coronavirus qu’ailleurs, les chiffres suivent une forte progression, aggravés par le variant dit sud-africain et la quasi-absence de vaccin [23]. La région reste par ailleurs très affectée par des maladies bien plus meurtrières ensemble que la Covid-19 (le paludisme, la tuberculose, le VIH, les maladies diarrhéiques). Par ailleurs, Ebola est de retour en Guinée et en RDC [24].

Pour une région dont les dépenses en santé et le niveau de développement humain accusent un retard très grave en comparaison des autres pays [25], PED compris, il est plus que jamais justifié de suspendre unilatéralement le paiement de la dette en invoquant des arguments de droit international tels que l’état de nécessité et le changement fondamental de circonstance. C’est une condition sine qua non à réunir pour réorienter dans l’urgence les dépenses publiques se donner la possibilité de combattre certains effets de la pandémie. Une telle suspension de paiement doit inciter les gouvernements à franchir de nouvelles étapes pour libérer le développement humain, à savoir sortir du cadre néolibéral tout en procédant à la répudiation des dettes identifiées comme illégitimes via un processus d’audit citoyen de la dette.

Dans la suite de cette série, nous poursuivrons l’analyse de l’évolution de l’endettement des autres grandes régions du Sud global.


Notes :

[1Les pays entre parenthèses ne sont pas pris en compte dans le système statistique de la Banque mondiale lié à la dette.

[2D’après la Banque mondiale, les données du Soudan du Sud sont comptabilisées avec le Soudan, sans distinction.

[3Bien que créancier multilatéral, le FMI n’apparait pas sous cette dénomination dans les bases de données de la Banque mondiale.

[4Pour visualiser cette distinction, voir par exemple l’encours des créances du Club de Paris au 31 décembre 2019. Disponible à : https://clubdeparis.org/fr/communications/communique-presse/club-paris-publie-donnees-detaillees-ses-creances-au-31-decembre-4

[8Pour des explications plus détaillées, voir Eric Toussaint, « A qui profite l’Aide publique au développement », avril 2004. Disponible à : http://www.cadtm.org/IMG/pdf/A_qui_profite_l_APD_Eric_avril2004.pdf

[10List of LIC DSAs for PRGT-Eligible Countries As of January 31, 2021 : https://www.imf.org/external/Pubs/ft/dsa/DSAlist.pdf

[11Voir notamment, PFDD, « Club de Paris, Comment sont restructurées les dettes souveraines et pourquoi une alternative est nécessaire », p.31, mars 2020 disponible à https://dette-developpement.org/Club-de-Paris-Comment-sont-restructurees-les-dettes-souveraines-et-pourquoi-une

[12Voir notamment Jean Nanga, « Afrique centrale : Retour à l’ajustement structurel néolibéral et mobilisations populaires », 12 mai 2017, disponible à : https://www.cadtm.org/Afrique-centrale-Retour-a-l-ajustement-structurel-neoliberal-et-mobilisations

[13Pour une analyse critique de l’ISSD et du Common Debt Framework, voir notamment Milan Rivié, « 6 mois après les annonces officielles d’annulation de la dette des pays du Sud : Où en est-on ? », 17 septembre 2020, disponible à : https://www.cadtm.org/6-mois-apres-les-annonces-officielles-d-annulation-de-la-dette-des-pays-du-Sud et CADTM International, « Le CADTM condamne les mesures du G20 sur la dette », 16 octobre 2020, disponible à : https://www.cadtm.org/Le-CADTM-condamne-les-mesures-du-G20-sur-la-dette

[14Voir Daniel Munevar, « Développement à l’arrêt. Prêts du Fonds monétaire international et austérité post Covid-19 », Eurodad, octobre 2020, disponible à : https://d3n8a8pro7vhmx.cloudfront.net/eurodad/pages/1063/attachments/original/1611654045/arrested-development-FR.pdf?1611654045

[15UNCTAD, State of commodity dependence 2019, p. 3-4.

[16Ibid.

[17D’après les données sur site internet Fxtop.com, consulté le 17 février 2021, disponible à : https://fxtop.com/en/forex-trends.php

[18Pour une analyse critique du Franc CFA, voir notamment l’ouvrage de Fanny Pigeaud et Ndongo Samba Sylla, L’arme invisible de la Françafrique, Une histoire du franc CFA, paru aux éditions La Découverte.

[19« Le Soudan dévalue brutalement sa monnaie pour tenter de stabiliser son économie », RFI, 21 février 2021. Disponible à : https://www.rfi.fr/fr/%C3%A9conomie/20210221-le-soudan-d%C3%A9value-brutalement-sa-monnaie-pour-tenter-de-stabiliser-son-%C3%A9conomie. Pour mémoire, c’est le prix élevé du pain qui a été à l’origine, en décembre 2018, du mouvement populaire ayant abouti au renversement, le 11 avril 2019, du président Omar El Béchir.

[20Jubilee Debt Campaign, « Comparing debt payments with health spending », avril 2020, disponible à : https://jubileedebt.org.uk/wp-content/uploads/2020/04/Debt-payments-and-health-spending_13.04.20.pdf

[21Toutes les données sont issues de la base de données « Indicateurs du développement dans le monde » de la Banque mondiale. Données consultées le 22 février 2021. Disponible à : https://databank.banquemondiale.org/reports.aspx?source=world-development-indicators

[22Voir notamment le compte Twitter de l’Organisation mondiale de la santé région Afrique, https://twitter.com/WHOAFRO/status/1361781240702115843/photo/1

[23The Economist, ‘Africa faces major obstacles to accessing Covid vaccines’, 25 janvier 2021, disponible à : https://www.eiu.com/n/africa-faces-major-obstacles-to-accessing-covid-vaccines/

[24Laurence Caramel, « Le virus Ebola réapparaît en Guinée et en RDC », 16 février 2021, Le Monde, disponible à : https://www.lemonde.fr/afrique/article/2021/02/16/le-virus-ebola-reapparait-en-guinee-et-en-rdc_6070128_3212.html

[25Voir Milan Rivié, « Dette et Coronavirus : L’Afrique pourra-t-elle se prémunir des effets délétères du système capitaliste et des politiques néolibérales ? », 1er avril 2020, disponible à : http://www.cadtm.org/Dette-et-Coronavirus-L-Afrique-pourra-t-elle-se-premunir-des-effets-deleteres#2_l_afrique_moins_touchee_par_le_coronavirus

Eric Toussaint

Docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France.
Il est l’auteur des livres, Banque mondiale - Une histoire critique, Syllepse, 2022, Capitulation entre adultes : Grèce 2015, une alternative était possible, Syllepse, 2020, Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent, 2017 ; Bancocratie, ADEN, Bruxelles, 2014 ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet des livres AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège.
Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015 par la présidente du Parlement grec. Cette commission a fonctionné sous les auspices du parlement entre avril et octobre 2015.

Milan Rivié

CADTM Belgique
milan.rivie @ cadtm.org
Twitter : @RivieMilan