Le système mis en place par les États les plus industrialisés grâce au FMI et à la Banque mondiale a assuré leur domination sur le tiers-monde. La dette en est le centre nerveux. C’est pourquoi il est pertinent de présenter la lutte altermondialiste avec comme angle d’attaque du modèle économique actuel l’annulation de la dette extérieure publique du tiers-monde et l’abandon des politiques d’ajustement structurel.
Pour des arguments moraux : très fortement incités à s’endetter dans les années soixante - soixante-dix par les banques privées, les États du Nord et la Banque mondiale, les pays en développement ont subi la crise de la dette au début des années quatre-vingt. La hausse des taux d’intérêt aux États-Unis et la chute du cours des matières premières sur les marchés mondiaux ont amputé les revenus du tiers-monde tout en le forçant à rembourser trois fois plus d’intérêts. Après l’apparition de la crise de la dette, le FMI a été mandaté par les pays riches pour gérer cette crise et garantir la poursuite des remboursements. Ses experts ultralibéraux exigent toute une série de mesures qui favorisent les créanciers des pays riches, les marchés financiers et les sociétés transnationales, mais pénalisent lourdement les couches les plus défavorisées : arrêt des subventions aux produits de première nécessité, baisse drastique des budgets sociaux, dévaluation de la monnaie, taux d’intérêts élevés, développement du tout à l’exportation, fiscalité préservant les détenteurs de capitaux, privatisations massives, etc. Les plus démunis subissent de plein fouet ces mesures.
La dette opère donc une ponction insupportable sur les budgets des pays du Sud, les empêchant de garantir des conditions de vie décentes pour leurs citoyens. Il est immoral de demander en priorité le remboursement de la dette à des créanciers aisés plutôt que la satisfaction des besoins fondamentaux des populations.
Les arguments politiques : suite aux plans d’ajustement structurel imposés par le FMI, les pays qui se sont soumis au diktat des créanciers ont été au fil du temps contraints d’abandonner toute souveraineté. Les gouvernements ne sont plus en mesure de mettre en place la politique pour laquelle ils ont été élus. C’est une nouvelle colonisation.
Loin de favoriser les dictatures, contrairement au système actuel, une véritable annulation de la dette et la rétrocession des fonds détournés par les dirigeants du Sud avec la complicité des créanciers seraient en mesure de mettre à bas des régimes autoritaires et corrompus.
Les arguments économiques : d’une part, la dette a déjà été remboursée plusieurs fois : pour 1 dû en 1980, le tiers-monde a remboursé 8 mais en doit encore 4 ! Elle a donc cessé de faire l’objet d’un remboursement équitable dans des conditions régulières, pour devenir un instrument de domination implacable, dissimulant racket et pillage. D’autre part, les infrastructures et les services publics essentiels représentent de puissants facteurs de croissance endogène. Or, tout investissement public conséquent est rendu impossible par le poids de la dette et la contrainte d’austérité budgétaire qu’il implique. L’annulation de la dette peut donc être un puissant facteur de relance de l’économie mondiale.
Les arguments juridiques : le cas de force majeure et d’état de nécessité. L’un peut être invoqué lorsqu’un gouvernement se trouve malgré lui soumis à une contrainte extérieure qui l’empêche de respecter ses obligations internationales, c’est la codification juridique du fait qu’à l’impossible nul n’est tenu ; l’autre se caractérise par une situation de danger pour l’existence de l’État, pour sa survie politique ou économique, comme une instabilité sociale grave ou l’impossibilité de satisfaire les besoins de la population. La commission des Droits de l’homme de l’ONU a affirmé que « l’exercice des droits fondamentaux de la population des pays endettés à l’alimentation, au logement, à l’habillement, au travail, à l’éducation, aux services de santé et à un environnement sain, ne peut être subordonné à l’application de politiques d’ajustement structurel et à des réformes économiques générées par la dette ». La dette odieuse : le droit international reconnaît la nécessité de prendre en compte la nature du régime qui a contracté les dettes, et l’utilisation qui a été faite des fonds versés. Si des dettes ont été contractées à des fins odieuses, elles peuvent être frappées de nullité. Les mouvements sociaux doivent rappeler avec force que le droit international, et en particulier la Déclaration universelle des droits de l’homme et le pacte des droits économiques, sociaux et culturels, sont incompatibles avec le remboursement d’une dette immorale, et bien souvent odieuse.
Les arguments écologiques : depuis plusieurs siècles, les ressources du Sud sont exploitées au bénéfice exclusif des pays riches. La force est désormais remplacée par les plans d’ajustement structurel. Pour se procurer les devises nécessaires au remboursement de la dette ou se maintenir au pouvoir, les gouvernements sont prêts à surexploiter et à brader les ressources naturelles, à mettre en péril la biodiversité, à favoriser la déforestation, l’érosion des sols, la désertification. En Afrique, 65 % des terres cultivables ont été dégradées au cours des cinquante dernières années. Par conséquent, les populations du Sud sont en droit de réclamer aux classes dominantes du Nord et du Sud des réparations exigibles immédiatement.
Mais... Mais cette annulation totale de la dette extérieure publique devra aller de pair avec des procédures judiciaires sur les fonds mal acquis par les classes dominantes. Ils seront alors rétrocédés aux populations et placés dans des fonds de développement nationaux destinés à financer des projets définis et contrôlés par les populations concernées, sur le modèle du budget participatif pratiqué à Porto Alegre. Par ailleurs, il s’agit de mettre en place un financement alternatif du développement : abandonner l’ajustement structurel, développer des accords régionaux, tripler l’aide publique au développement afin que les États du Nord respectent enfin leurs engagements, taxer la spéculation internationale, instaurer des mesures fiscales redistributives de richesses, etc. Il est aussi primordial de poursuivre pénalement les institutions financières internationales pour complicité avec des régimes dictatoriaux et pillage des ressources naturelles. Il y a urgence à mettre en ouvre ces mesures seules capables de construire des relations justes et équitables entre les populations du monde. Et cela exige la pression d’une très large mobilisation internationale.
Article paru dans « L’Humanité », le 20 novembre 2003.
professeur de mathématiques en classes préparatoires scientifiques à Orléans, porte-parole du CADTM France (Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers Monde), auteur de L’Afrique sans dette (CADTM-Syllepse, 2005), co-auteur avec Frédéric Chauvreau des bandes dessinées Dette odieuse (CADTM-Syllepse, 2006) et Le système Dette (CADTM-Syllepse, 2009), co-auteur avec Eric Toussaint du livre Les tsunamis de la dette (CADTM-Syllepse, 2005), co-auteur avec François Mauger de La Jamaïque dans l’étau du FMI (L’esprit frappeur, 2004).