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Dette : Non, l’État français ne va pas aider le Soudan
par Milan Rivié
18 mai 2021

Le Soudan est à la Une de nombreux médias français ce lundi 17 mai 2021. RFI, France24, Le Monde, FranceInfo, Le Point, La Tribune, etc. tous ont relayé la dépêche de l’AFP selon laquelle la France vient « au chevet » du Soudan, pour « l’aider en lui prêtant 1,5 milliard de dollar pour apurer ses arriérés envers le FMI » tout en « annulant ses 5 milliards de dollars de créances ». Comme indiqué dans notre article du 29 avril « Un an après ses fausses déclarations, Emmanuel Macron se paye une nouvelle fois la tête des africain·es avec son appel à un New Deal », en organisant ces 17 et 18 mai à Paris (France) deux événements internationaux, le président français s’est offert une large tribune pour se présenter en sauveur du Soudan et plus largement du continent africain. Ces mêmes médias devraient plutôt s’intéresser à l’histoire de la dette du pays, héritée de deux dictateurs successifs soutenus par les puissances occidentales et s’interroger sur les raisons pour lesquelles le Soudan va voir l’initiative pays pauvre très endettée (I-PPTE) être finalement appliquée, 25 ans (!) après sa signature. Avec un peu de recul, il est très clair que « l’aide » de l’État français n’engage que ceux qui y croient.

Deux événements pour un même objectif : (Re)faire de la France un acteur incontournable en Afrique

Toujours plus bousculé par les nouvelles puissances impérialistes, Macron répète les opérations de communication pour défendre « son » pré-carré africain

Ces 17 et 18 mai se tenaient à Paris deux événements rassemblant dirigeants africains, européens et représentants d’organisations internationales. La première, « Conférence internationale pour le Soudan », avait pour objectif de trouver des solutions pour alléger la dette du pays, libéré de son dictateur Omar El Béchir depuis la victoire des révoltes populaires en mars 2019. La seconde, intitulée « Sommet sur le financement des économies africaines », visait quant à elle à rendre incontournable l’État français dans les relations internationales avec les 54 pays du continent. Elle fait suite aux différentes déclarations d’Emmanuel Macron de ces derniers mois, tantôt pour présenter son Consensus de Paris basé sur la promotion « d’un partenariat avec les investisseurs mondiaux pour financiariser le développement et privatiser les biens publics » en Afrique [1], tantôt pour y défendre un « New Deal du financement de l’Afrique [… constitué de] solutions profondément novatrices » [2]. Toujours plus bousculé par les nouvelles puissances impérialistes, au premier rang desquelles se trouvent la Chine, les pays du Golfe et les BRICS, Macron répète les opérations de communication pour défendre « son » pré-carré africain.

Le Soudan pris dans les griffes de ses créanciers

D’après les données actuelles, le stock de la dette extérieure publique du Soudan est de 15 milliards $US, auxquels s’ajoutent arriérés et pénalités de retard de ce pays en défaut de paiement depuis 1984 [3]. En les prenant en compte, la dette extérieure publique du Soudan dépasse les 54 milliards de $US dont 85 % d’arriérés [4], soit une dette représentant près de 200 % de son PIB. La répartition, 14 % envers des créanciers privés, 10 % envers les multilatéraux (aux premiers rangs desquels le FMI, la Banque mondiale et la Banque africaine de développement), les créanciers bilatéraux se taillant la part du lion (39 % pour les États membres du Club de Paris, 37 % pour les non-membres).

Selon les diktats des créanciers, toute possibilité de désendettement passe par un réendettement préalable, Soudan compris

Mais au Soudan, la majeure partie de la dette provient de prêts consentis dans un contexte géopolitique de Guerre Froide, lorsque le dictateur militaire Gaafar Nimeiry et son gouvernement étaient soutenus par les pays occidentaux. En 1984, à la suite d’une série de chocs économiques, le Soudan a alors cessé de rembourser sa dette [5]. De 1989 à 2019, le despote Omar el-Béchir, notamment accusé de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre au Darfour, a par la suite reçu divers soutiens financiers. Sans exhaustivité, notons ceux de la BNP Paribas [6] – première banque d’Europe et visiblement très proche des intérêts des différents gouvernements français [7] – ou encore de la Chine, premier « partenaire » économique [8] et important créancier du Soudan. En conséquence, la dette du Soudan est illégitime et odieuse [9], elle n’a pas profité à la population, a été contractée avec la complicité des créanciers, et devrait être purement et simplement annulée, sans aucune forme de conditionnalités.

En réalité, le Soudan se retrouve impliqué dans un mécanisme bien différent. 25 ans après le lancement en 1996 de l’initiative PPTE, il devrait finalement voir 90 % ou plus de sa dette extérieure publique bilatérale (celle due aux États créanciers membres du Club) être annulée dans le cadre des conditionnalités imposées par le trio FMI/Banque mondiale/Club de Paris. Pourquoi une telle attente ? Au moins quatre raisons à cela. Primo, la nature despotique du régime d’Omar El Béchir. Plutôt que de prendre le risque de reconnaitre la dette odieuse de ce régime et d’ouvrir ainsi une véritable boîte de Pandore, les créanciers ont préféré patienter jusqu’à sa chute. Secundo, comme nombre de pays africains, le Soudan soutenait la Palestine sans reconnaitre l’État d’Israël. Tertio, le Soudan était inscrit sur la liste étasunienne des pays soutenant le terrorisme. Pour en être retiré, l’ex-président Donald Trump a fait chanter le gouvernement de transition soudanais en vue de signer un accord de paix avec Israël. Choses faites en octobre [10] et décembre 2020 [11]. Quarto, le règlement préalable des arriérés de paiement dus au FMI, à la Banque mondiale et à la Banque africaine de développement. Pour ce faire, une série de pays occidentaux dont la France (1,5 milliard $US) ont procédé à des prêts-relais, mécanisme où de nouveaux créanciers viennent remplacer les précédents. En somme, selon les diktats des créanciers, toute possibilité de désendettement passe par un réendettement préalable.

L’État français blanchit ses dettes odieuses tout en s’assurant de juteux investissements

Le CADTM le rappelle régulièrement, la dette est bien moins un problème économique que politique, et le Soudan est un cas d’école en la matière. Si Emmanuel Macron a bien annoncé l’annulation prochaine de la totalité des créances françaises sur le pays, ce n’est pas par bienfaisance. L’annulation ne sera pas unilatérale, mais réalisée prochainement dans le cadre du Club de Paris. Conséquences directes, Macron réinstalle une nouvelle fois ce Club si stratégique pour l’hexagone au centre des règlements de dette souveraine. Et le Soudan sera contraint de signer au préalable un accord avec le FMI, accord constitué de nouvelles réformes structurelles, celles-là même qui ont alimenté d’importantes révoltes populaires dès la fin d’année 2018, et depuis, une inflation galopante conjuguée à une diminution stricte des subventions étatiques, accroissant encore la pauvreté de la population [12].

Macron agit comme un fonds vautour tout en mentant sur la réalité de l’opération. L’État français devrait très probablement convertir tout ou partie de ces 5 milliards en contrat de désendettement et de développement

Autre pied de nez, Macron fait coup double en annonçant une annulation de 5 milliards de dollars. Premièrement, hors arriérés de retard hérités des régimes despotiques précédents, la France ne détenait que 360 millions d’euros de créances [13]. En les incluant dans l’annulation, Macron agit comme un fonds vautour tout en mentant sur la réalité de l’opération. Puisque deuxièmement, en procédant de la sorte, l’État français devrait très probablement convertir tout ou partie de ces 5 milliards en contrat de désendettement et de développement (C2D), spécificité française lui permettant de réinvestir cette somme dans des conditions préférentielles. Objectif à peine voilé par le ministre de l’économie Bruno Le Maire « Nous nous occupons de la dette. Vous pouvez investir dans ce pays. Il n’y a pas de raison de ne pas investir au Soudan maintenant » en présence du président du Medef, Geoffroy Roux de Bézieux, déjà prêt à offrir à ses compères du CAC 40 de juteux investissements dans les secteurs de l’agriculture, de la communication et surtout des importantes réserves aurifères du pays [14]. Enfin, le prêt-relais d’1,5 milliard de dollars assure à la France un maintien du Soudan sous son joug pour de nombreuses années encore.

L’opportunisme français

Macron et autres chefs d’État occidentaux conditionnent leur annulation pour mieux investir dans un pays bénéficiant jusque-là essentiellement de financements de la Chine et des pays du Golfe

Pour ce pays à faible revenu classé 170e (sur 189 pays référencés) en termes d’indicateur de développement humain (IDH), consacrant plus du double de son budget au service de la dette qu’en dépenses de santé [15], et où près de la moitié de la population vit sous le seuil de pauvreté, il y avait bien mieux à faire. Reconnaitre le caractère odieux de la dette soudanaise, effacer purement et simplement l’ardoise, et lui permettre de se développer librement selon ses propres choix. Au lieu de cela, Macron et autres chefs d’État occidentaux conditionnent leur annulation pour mieux investir dans un pays bénéficiant jusque-là essentiellement de financements de la Chine et des pays du Golfe. Malgré ses dires, Macron continue de promouvoir des « solutions qui datent des années 60 » [16]. Il a beau se présenter en défenseur de la transition démocratique au Soudan, nous n’avons pas souvenir d’une aide française apportée à la révolution populaire en 2018-2019… Sans l’ombre d’un doute, ni cette « Conférence internationale pour le Soudan », ni ce « Sommet sur le financement des économies africaines », ne changeront les rapports de domination au Soudan et en Afrique.


Notes :

[1Voir Daniela Gabor et Ndongo Samba Sylla, « La doctrine Macron en Afrique : une bombe à retardement budgétaire », Le Grand Continent, 24 décembre 2020. Disponible à : https://legrandcontinent.eu/fr/2020/12/24/la-doctrine-macron-en-afrique-une-bombe-a-retardement-budgetaire/

[2« Déclaration conjointe du Président Emmanuel Macron et de Félix Tshisekedi Tshilombo, Président de la République démocratique du Congo », Élysée, 27 avril 2021. Disponible à : https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2021/04/27/declaration-conjointe-du-president-emmanuel-macron-et-de-felix-tshisekedi-tshilombo-president-de-la-republique-democratique-du-congo

[3Voir notamment « Sudan », Jubilee Debt Campaign. Disponible à : https://jubileedebt.org.uk/countries/sudan

[4Voir FMI Country Report No. 20/72, 10 mars 2020, p.52 du pdf. Disponible à : https://www.imf.org/-/media/Files/Publications/CR/2020/English/1SDNEA2020001.ashx

[5Voir Tim Jones, “Vulture funds and governments seek profit from Sudan debt relief”, Jubilee Debt Campaign, 6 décembre 2018, [consulté le 5 novembre 2019]. Disponible à : https://jubileedebt.org.uk/blog/vulture-funds-and-governments-seek-profit-from-sudan-debt-relief

[6Voir Raphaël Dupen, « Le groupe BNP Paribas visé par une plainte pour « complicité de génocide » au Soudan », Le Monde, 26 septembre 2019, [consulté le 5 novembre 2019]. Disponible à : https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/09/26/bnp-paribas-accuse-de-complicite-de-crimes-contre-l-humanite-au-soudan_6013182_3212.html

[7Voir le documentaire de Thomas Lafarge et Xavier Harel, « Dans les eaux troubles de la plus grande banque européenne », France 3 production, 2018. Disponible gratuitement sur internet en quelques clics.

[9Éric Toussaint, « La dette odieuse selon Alexandre Sack et selon le CADTM », CADTM, 18 novembre 2016. Disponible à : https://www.cadtm.org/La-dette-odieuse-selon-Alexandre-Sack-et-selon-le-CADTM

[10ATS, « Israël et le Soudan vont normaliser leurs relations », Le Temps, 23 octobre 2020. Disponible à : https://www.letemps.ch/monde/israel-soudan-normaliser-leurs-relations

[11« Les États-Unis retirent officiellement le Soudan de leur liste noire », France 24, 14 décembre 2020. Disponible à : https://www.france24.com/fr/afrique/20201214-les-%C3%A9tats-unis-retirent-officiellement-le-soudan-de-leur-liste-noire

[12Dominique Baillard, « Pourquoi l’économie soudanaise est aux abois », RFI, 17 mai 2021. Disponible à : https://www.rfi.fr/fr/podcasts/aujourd-hui-l-%C3%A9conomie/20210517-pourquoi-l-%C3%A9conomie-soudanaise-est-aux-abois

[13« Encours de créances de la France sur les États étrangers au 31 décembre 2018 », Direction générale du Trésor, 12 novembre 2019. Disponible à : https://www.tresor.economie.gouv.fr/Articles/2019/11/12/encours-de-creances-de-la-france-sur-les-etats-etrangers-au-31-decembre-2018

[14Louis-Nino Kansoun, « L’or, le nouveau pétrole du Soudan », Agence Ecofin, 20 mai 2019. Disponible à : https://www.agenceecofin.com/hebdop1/2005-66285-l-or-le-nouveau-petrole-du-soudan

[15Comparing debt payments with health spending, Jubilee Debt Campaign, avril 2020. Disponible à : https://jubileedebt.org.uk/wp-content/uploads/2020/04/Debt-payments-and-health-spending_13.04.20.pdf

[16« Déclaration conjointe du Président Emmanuel Macron et de Félix Tshisekedi Tshilombo, Président de la République démocratique du Congo », Élysée, 27 avril 2021. Disponible à : https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2021/04/27/declaration-conjointe-du-president-emmanuel-macron-et-de-felix-tshisekedi-tshilombo-president-de-la-republique-democratique-du-congo

Milan Rivié

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