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L’Europe à tout prix
par Laurenne Makubikua
23 juin 2021

Les témoignages où des liens étroits et indéniables se tissent entre dettes privées et migrations sont nombreux. Cette traversée des océans peut rapidement devenir très coûteuse humainement et financièrement. Là où certain·es quittent leur terre d’origine, en raison de difficultés financières rencontrées au pays, d’autres sont confronté·es à des difficultés financières, des situations d’endettement pendant leur parcours migratoire et/ou à l’arrivée dans le pays d’accueil. Le problème, explique Thierry Müller, coordinateur de Migrations Libres, « c’est que généralement, les personnes n’aiment pas dire qu’elles sont endettées. Celles que je connais se sont endettées ici, souvent, à partir d’emprunts interpersonnels qu’elles ne savent pas rembourser, parfois parce qu’elles misaient sur un boulot qui ne vient pas, ou qu’elles « choisissent » de ne pas rembourser parce que, lorsqu’elles ont un peu d’argent, elles en profitent pour s’offrir quelque chose qui leur fait plaisir, qui les fait souffler, ou leur apporte un peu de moindre inconfort, enfin, peu importe. Et le remboursement est sans cesse reporté, ce qui crée au final des conflits, des isolements, des divisions, des rancœurs ». Dalia [1], en demande de régularisation, a accepté de revenir sur ce long périple, jalonné de dettes, qui a débuté à Kinshasa, RDC, pour la mener à Liège, en Belgique. Cette mère de cinq enfants nous explique comment, depuis 2017, elle lutte pour un avenir meilleur, pour elle et les siens.

Qu’est-ce qui a motivé votre départ pour l’Europe ?

Je voulais quitter mon pays pour plusieurs raisons. Il se passait beaucoup de choses au niveau familial. Je traversais beaucoup de problèmes familiaux. Il y a aussi énormément de troubles qui ont fait basculer le pays dans l’insécurité. Tu vois, au Congo, tout peut finir en un clin d’œil. Tu n’as pas la sécurité et l’assurance comme ici en Belgique. Ici le peuple est protégé. Chez nous, tout peut se terminer et basculer en un jour. Tu es constamment dans l’incertitude, tu ne sais pas ce qui t’attend demain. Tout est question de corruption là-bas, même la justice est corrompue. En cas de problème, c’est vraiment compliqué. Je ne saurais pas le définir ni l’expliquer.

À l’âge de 11 ans, je devais déjà trouver l’argent pour payer mes frais scolaires, parce que mes parents étaient dans l’incapacité de les payer pour moi. Je ne voulais absolument pas que mes enfants vivent la même chose

Je pensais aussi à l’éducation de mes enfants, parce que je suis mère de cinq enfants. Je voulais donner à mes enfants une bonne éducation. En Afrique, j’ai beaucoup souffert pour étudier. J’ai commencé « la vie de parent » à l’âge de 11 ans. À cet âge-là, je devais déjà vendre quelques affaires pour payer mes frais scolaires, parce que mes parents étaient dans l’incapacité de les payer pour moi. Je ne voulais absolument pas que mes enfants vivent la même chose. J’ai enduré beaucoup. Je ne voulais pas que mes enfants souffrent comme moi. En Afrique, l’éducation n’est pas vraiment bonne. Il y a tellement de choses qui ne vont pas. Par exemple, dans l’école où mon enfant étudiait, en cas de manifestations ou de troubles, il y a énormément de violence et des enfants qui meurent. Bref, il y a trop d’insécurité. Je ne voulais pas que mes enfants puissent vivre cette vie-là. En plus des conditions qui laissent à désirer, notre diplôme n’a aucune valeur ici. C’est pour cela que je tente toujours de leur donner le meilleur. Je voulais leur donner la chance d’évoluer dans une bonne société.

J’avais déjà pour habitude de voyager. Et parce que je voyageais souvent, on ne m’a pas refusé le visa. J’ai donc obtenu le visa assez facilement et j’ai conscience que c’est une grâce, car je sais que pour beaucoup de personnes ce n’est pas facile. Lorsque j’ai eu l’occasion d’obtenir le visa pour mes enfants et moi, nous sommes venus et j’ai décidé de rester et de ne plus y retourner.


De quoi viviez-vous à Kinshasa ?

J’étais commerçante. Tout ce qui se présentait devant moi, je le vendais. Tout ce qui pouvait me donner quelques bénéfices (des vêtements par exemple), je le vendais. J’achetais des marchandises que je donnais ensuite à crédit à mes client·es et après un mois, je les relançais. Certain·es payaient, d’autres ne payaient pas. C’est toujours comme ça en Afrique. Ce n’est pas du tout comme ici en Belgique. Ce n’est pas la même logique. Des fois, il y a des dettes qui ne sont pas payées. D’ailleurs, je n’ai jamais récupéré certaines dettes. C’est aussi pour ça que ça a été aussi compliqué d’assembler la somme pour les billets d’avion.


Justement, pouvons-nous nous arrêter un moment sur le coût de ce voyage et ce que vous avez dû mettre en place pour le financer ?

Ce voyage m’a coûté au total entre 6 000 et 6 500 €. J’ai beaucoup économisé pour ce voyage, mais je n’ai pas réussi à assembler la somme nécessaire toute seule. 40 % de la somme venait de moi, 60 % provenaient de l’aide d’autres personnes. Pour les 40 %, je ne te raconte même pas combien de temps ça m’a pris pour les assembler ! C’est l’économie d’une vie… L’économie de beaucoup d’années… Plus de onze ans peut-être, en épargnant petit à petit.

Pour le reste, j’ai obtenu l’appui financier d’une de mes cousines qui était déjà en Belgique et beaucoup d’autres personnes. Pour pouvoir voyager avec mes enfants, ce n’était pas facile, beaucoup de gens m’ont donc assistée. Ils sont trop nombreux pour tous les citer.


Les 60 % d’assistance sont donc à rembourser ?

Oui, je dois les rembourser. Mais pour le moment, je suis dans l’incapacité de le faire, je suis bloquée. Comme c’est la famille, et que pour le moment il y a division, on ne se parle plus à cause de ça aussi. Je leur ai promis que je vais les rembourser, mais je n’ai pas pu faire comme j’avais dit. On reste donc un peu à distance pour l’instant. Mais je sais que le jour où j’aurai les moyens, je vais tout faire pour honorer ce que j’avais promis.


Une fois arrivée en Belgique, comment êtes-vous parvenue à subvenir à vos besoins et ceux des enfants ?

À mon arrivée, en 2017, j’ai demandé l’asile. On m’a mise dans un centre, où je suis restée un an et quatre mois. Au centre, on mangeait, matin, midi et soir. C’est le centre qui prend tout en charge durant le traitement de votre dossier. Si ta demande d’asile est refusée, tu es obligé·e de quitter le centre. C’est ce qui m’est arrivé.

J’ai été obligée de quitter le centre et j’ai été mise en contact avec des associations, ici, à Liège. Je leur ai soumis mes problèmes et elleux m’ont aidée à trouver un logement pour rester avec les enfants. Ensuite, on m’a renvoyée vers le CPAS de Liège pour bénéficier d’une assistance sociale. C’est là-bas que l’on m’a fait une note pour commencer à obtenir des colis alimentaires à la Croix-Rouge. C’est donc comme ça que je vis. Ici en Belgique, si tu n’as pas de papiers, tu vas travailler comment ? Même pour acheter une carte SIM, c’est tout un problème.


Comment vous a été notifié votre refus ? Et une fois l’asile refusé, qu’avez-vous pu mettre en place ?

Au mois de janvier 2019, je suis allée renouveler ma carte orange [2]. On m’avait donné une carte renouvelable tous les trois mois. Une fois arrivée là-bas, on m’a annoncé « Madame, la décision est négative, on ne pourra pas renouveler votre séjour ».

J’ai eu l’impression de perdre la tête et j’ai sombré dans une dépression. J’étais troublée, stressée. Je manquais de paix. On ne te frappe pas physiquement, mais tu es abattue à l’intérieur de toi. C’est-à-dire que tu perds facilement la tête. Je me suis ressaisie parce que j’avais peur que l’on me retire mes enfants si je perdais vraiment totalement la tête. C’est très compliqué, tu sais. Je ne sais même pas comment exprimer cela. C’est trop dur ! Ça demande beaucoup d’énergie.

Il faut que les gens puissent t’assister. Heureusement qu’au centre, j’avais quand même des connaissances qui me fortifiaient avec des encouragements. Sans cela, j’allais craquer et perdre la tête ou encore mourir. À un moment, j’étais au bout de mes forces. Je commençais à penser à mettre fin à ma vie tellement tout était difficile. Tu ne sais pas avec quatre enfants, si tu vas aller vivre chez qui. Dans un pays qui est froid, tu vas te cacher où avec ce froid ? Comment tu vas nourrir les enfants ? Quand tu te poses toutes ces questions, si tu n’as pas quelqu’un pour te soutenir, c’est très compliqué. Depuis que l’on m’a mise au monde, je n’ai jamais ressenti une telle douleur. Même si en Afrique, il y a l’insécurité, la guerre, le tourment que j’ai senti dès que j’ai reçu cette décision négative, je ne l’avais jamais ressenti dans ma vie. C’était vraiment un coup dur pour moi.

J’ai entamé une procédure de régularisation. Comme j’ai des enfants sur le territoire, quatre enfants et le cinquième qui est né ici, que mes enfants vont à l’école, on demande à la Belgique si elle peut nous régulariser.


Avez-vous rencontré des situations d’endettement en Belgique ?

Ma première fille était dans une école privée, et je ne savais pas encore comment le système scolaire fonctionnait ici. Et quand je l’ai inscrite, je ne savais pas que c’était une école privée. Là-bas, on a commencé à me tourmenter pour payer les frais scolaires. Je me suis rendue dans cet établissement scolaire pour leur expliquer, mais le préfet ne voulait pas m’écouter. Il faisait comme s’il n’était pas au courant, qu’ici en Belgique, il y avait des personnes sans-papiers. Il faisait comme s’il ne comprenait pas ma situation. J’ai pensé que c’est parce que j’étais Africaine qu’il ne me comprenait pas. J’ai donc demandé l’aide de personnes belges et membres d’associations belges à qui j’ai expliqué mon cas. Je leur ai demandé s’iels pouvaient aller plaider pour moi à l’école pour que le préfet arrête de me déranger, parce que je n’avais pas d’argent pour le payer. Cette personne s’est rendue plus de trois fois dans cette école pour leur expliquer à nouveau ma situation. Mais iels ne voulaient pas. À un moment, ils ont arrêté.

Mais au mois de décembre, ils m’ont à nouveau envoyé une facture de 66 € et une amende de 50 € [3]. Le courrier disait que si je ne payais pas, on porterait mon cas en justice et beaucoup d’autres menaces. J’ai donc été obligée de faire appel à mes connaissances pour m’aider à rembourser cette dette. J’ai emprunté 5-10 € par-ci, 20 € par-là, et j’ai réuni les 66 € pour aller les payer. Malgré le fait que j’ai remboursé ces 66 €, ils continuent de me menacer pour les 50 € restants qui sont des pénalités. Ma fille, qui est actuellement en troisième secondaire, a changé d’école. Je l’ai mise dans la même école que son frère. Cette école connaissait déjà mon cas.

Depuis, pour la scolarité des enfants, dès que j’ai été les inscrire, j’ai dû parler aux autorités de l’école pour leur expliquer mon cas. J’ai deux enfants qui sont en primaire. J’ai parlé avec leur directeur qui a été compréhensif et gentil. Il ne me dérange pas pour les frais de scolarité. Un de mes autres enfants, mon fils, est en secondaire dans une école communale. Je suis allée voir la préfète pour lui expliquer que je n’avais aucune situation et que j’étais sans-papiers. Elle aussi a été très compréhensive et ne me dérange plus pour les frais.


À plusieurs reprises, on comprend que les réseaux de solidarité autour de vous vous ont été d’une grande aide. Avez-vous pu solidifier tout cela avec des personnes que vous connaissiez ou de nouvelles rencontres ?

Ici à Liège, je n’ai jamais rencontré de personnes que je connaissais. Mais peut-être à Bruxelles ? Je sais qu’il y a beaucoup de Congolais là-bas. Mais avec ma situation, si tu n’as pas de papiers, les gens te sous-estiment. Pour eux, c’est comme si tu étais maudite. Au centre, j’ai rencontré une ou deux femmes congolaises. Je me suis intégrée à Migrations Libres et d’autres associations et j’ai connu beaucoup de personnes qui étaient, elles aussi, membres de l’association. Je suis croyante et je fréquente également une église pentecôtiste où il y a beaucoup de solidarité.


Enfin, que peut-on vous souhaiter pour l’avenir ?

D’obtenir mon titre de séjour et puis d’avoir un travail pour prendre soin de ma famille. J’aimerais travailler dans la restauration, en cuisine. Faire des repas, c’est ce que j’aime.

Article extrait du magazine AVP - Les autres voix de la planète, « Dettes & migrations : Divisions internationales au service du capital » paru en mai 2021. Magazine disponible en consultation gratuite, à l’achat et en formule d’abonnement.


Notes :

[1Nom d’emprunt

[2Attestation d’immatriculation

[3Frais de recouvrement

Laurenne Makubikua

CADTM Belgique