À l’occasion de la rencontre internationale organisée à Rufisque (Dakar, Sénégal), en novembre 2021 par le Comité pour l’abolition des dettes illégitimes (CADTM) sur la question du microcrédit, les personnes présentes provenant de près de 20 pays différents revendiquent la nécessité de revoir les conditions d’exécution des contrats de microcrédit, dont la réduction considérable des taux d’intérêt pratiqués. Il est également question de larges campagnes de sensibilisation et de la recherche d’alternatives autogérées. La problématique du microcrédit ne peut pas être abordée sans s’intéresser aux questions macroéconomiques. C’est le système d’endettement public des pays du Sud qui créé ces problèmes et pèse principalement sur les femmes. Voici quelques-uns des éléments partagés lors de cette rencontre.
Fatima Zahra nous rappelle que, lors des indépendances officielles des États anciennement colonisés, les pays du Nord ont légué des dettes coloniales, odieuses et illégitimes. Elles avaient été contractées par les puissances impériales auprès de banques occidentales précisément pour financer l’entreprise coloniale, au centre duquel figurait le pillage des ressources. Pourtant, le remboursement fut maintenu sur le dos des peuples, générant ainsi un cercle vicieux. Cette dette, qui ne cesse pas d’augmenter, est un mécanisme permanent de pillage des richesses des pays du Sud en enrichissant les grands créanciers du Nord. Par le biais de cette dette, les institutions financières internationales ont imposé des plans d’ajustement structurel (PAS) depuis les années 80. La mise en place de ces politiques d’austérité néolibérales ont accentué la dégradation massive des conditions de vie des populations au Sud, en particulier les femmes qui ont assumé le fardeau de la pauvreté, la précarité et les inégalités accrues dans une société patriarcale. C’est dans ce contexte que la microfinance a connu son extension dans les pays pauvres de Sud, au cours des années 80 et 90.
Dans des sociétés patriarcales, la microfinance ne fait qu’accentuer la pauvreté, le surendettement et la dépendance des femmes. Les femmes sont les premières visées par les Institutions de microcrédit (IMF) [1] : elles représentent 81 % des emprunteurs/euses dans le monde, soit la quasi-totalité. Car ce sont elles qui assument en grande partie le travail reproductif, elles y ont recours pour subvenir aux besoins de leur familles, dans des contextes où le coût de la vie augmente, les revenus baissent, et les soutiens et services publics disparaissent au profit d’entreprises privées extrêmement lucratives.Les Institutions financières internationales présentent la microfinance comme un modèle de développement qui soutient les femmes. Cependant, avec un taux d’intérêt moyen qui atteint 25 à 30 % à l’échelle mondiale, le microcrédit ne fait que maintenir les pauvres dans la pauvreté.
C’est donc une source d’enrichissement pour les investisseurs, tandis que la périodicité du remboursement sape toute possibilité de réussir un micro-projet et fait peser sur les individus les revers des politiques capitalistes. Il est important de rappeler que c’est un problème collectif, structurel et pas une question de responsabilité individuelle. Ce lien, entre l’univers financier et la macro-économie, avec notre vie quotidienne est ici rappelé à travers différents angles d’analyses.
Comme le démontre Beatriz Ortiz, le cas de l’Argentine illustre bien comment les mesures imposées par le Fonds monétaire international (FMI) sont étroitement liées aux processus d’endettement dans les foyers et que les conséquences retombent notamment sur les femmes.
Les conséquences de ces politiques peuvent se résumer en une réduction des services publics, l’augmentation de la charge de travail non rémunéré des femmes, et plus de dettes privées. À titre d’exemple, en Argentine, en même temps que le FMI impose plus de travail non rémunéré pour les femmes, moins de services publics et plus de dettes privées, l’État accorde des prêts à des taux très élevés, plus de 40 %, aux mères qui reçoivent des allocations pour pouvoir nourrir leurs enfants. Ces allocations servent en même temps comme garantie pour contracter des nouvelles dettes : elles ne sont qu’un prétexte pour demander des prêts et constituent ainsi un formidable mécanisme de transfert de richesse. Les politiques néolibérales nous dépossèdent, notamment les femmes, en raison de l’inexistence de politiques sociales. Cette dépossession est qualifiée par Veronica Gago entre autres comme un processus de colonisation financière des espaces de reproduction sociale : la finance trouve toujours de nouveaux moyens pour extraire les ressources des femmes.
Face à l’absence d’autonomie économique des femmes, à la difficulté d’accéder à un emploi, à l’absence de politiques publiques pour libérer les femmes de l’obligation d’assumer tout le travail invisible de la reproduction sociale, nous n’avons d’autre choix que de recourir à l’endettement pour couvrir ces besoins et nécessités. Et c’est ainsi que la finance colonise nos foyers à travers la dette, colonise la reproduction sociale, à travers un microcréditpour pouvoir payer les études d’une fille ou acheter des médicaments pour une maladie grave. Le microcrédit est la pointe de l’iceberg d’un réseau de colonisation financière des foyers et, spécifiquement, des femmes. Cette violence financière implique une autre violence, la violence machiste et sexiste. L’endettement et la précarité rendent les femmes dépendantes des revenus de l’homme pour payer leurs dettes et les poussent à accepter ou développer des emplois plus précaires (si jamais il y a l’occasion de pouvoir accéder à un emploi pour elles) et dans de nombreux cas la dette enferme les femmes dans des foyers où elles subissent de la violence conjugale. Donc, tout cela, c’est aussi une façon de rendre les femmes plus vulnérables à la violence, car bien souvent les emplois les plus précaires s’accompagnent de mauvais traitements, d’abus, etc. Donc on constate que ce lien entre violence financière et violence machiste et sexiste est très significatif.
Heureusement, les revendications autour de la dette sont actuellement au cœur des mobilisations pour les droits des femmes en Argentine. « Vivantes, libres et désendettées » pouvait-on entendre dans les mobilisations féministes en Argentine à l’occasion du 8 mars 2020 [2]. Les lectures féministes de la dette faites par les femmes d’Argentine peuvent alimenter le débat sur les alternatives et pratiques collectives face aux microcrédits.
Camille Bruneau rappelle, grâce aux apports de l’économie féministe, que le lien entre la dette publique, la dette privée et les inégalités de genre existe partout, en Europe également. Les mesures d’austérité et les plans d’ajustement structurel sont quasiment identiques et imposent des mesures anti-sociales au nom du remboursement de la dette publique, qui affectent les populations vulnérables et très spécifiquement les femmes en tant que travailleuses et usagères des services ciblés, et personnes assignées aux soins. Alors que le coût de la vie augmente (hausse de la TVA, suppressions de subsides, privatisation de nombreux services, inflation, etc.), les moyens de subsistance baissent (perte ou précarisation de l’emploi, suppression d’allocations, destruction des sols,etc.). Les femmes s’endettent et de nouveaux types de crédits apparaissent depuis la pandémie.
Il faut faire le lien entre la dette publique et la dette privée, mais aussi entre la dette et le patriarcat. Car dans une société patriarcale, c’est-à-dire dominée politiquement et économiquement par les hommes, le soin, la reproduction sociale dont les femmes sont en charge, est dévalorisé. Le problème de la pensée dominante de la majorité de nos sociétés et que sont mis en haut des valeurs qu’on associe au masculin, comme le pouvoir, la violence, la compétition et que tout est également fondé sur des hiérarchies (hommes > femmes, Humain > nature, etc.) plutôt que sur les interdépendances, la coopération, etc. Cela permet de s’attaquer à ces secteurs quand il faut réduire les dépenses publiques afin de les réinjecter dans le service de la dette. Car les femmes ont été historiquement assignées au soin et donc à ces secteurs, elles sont affectées par ces mesures d’ajustement, et portent sur leurs épaules le fardeau de compenser et de trouver des solutions (cantines et crèches populaires,etc.). Ces activités sont pourtant essentielles au bien-être et au bon fonctionnement de la société !
Les femmes non seulement compensent avec leur travail gratuit, subissent des dégradations professionnelles, mais financent de leurs poches ces mêmes instituts bancaires qui sont la cause de leur pauvreté ! En effet, c’est à cause des dettes publiques illégitimes que les gouvernements mettent en place des mesures qui impactent négativement les populations. Les créanciers reçoivent l’argent qui devrait être investit dans la santé, l’éducation, des programmes de promotion de la condition des femmes, etc. Et ce sont ces mêmes institutions bancaires, BNP Paribas par exemple, qui récupèrent l’argent et les intérêts que les femmes remboursent aux IMF qui appartiennent souvent à ces gros groupes financiers.
Donc, si l’on pense à tout cela, on reconnaît l’existence d’une énorme dette sociale, c’est à dire due de la part d’une partie de la société, envers les femmes : on l’appelle donc aussi dette reproductive, du care, du soin. Sans ce travail gratuit ou sous payé effectué par les femmes, le système s’écroule ! Visibiliser et reconnaître ce travail force à se rendre compte à quel point il est actuellement distribué de manière inégalitaire. En fait, qui est dépendant ? Les femmes envers les hommes, ou les hommes envers les femmes qui s’occupent d’eux ? En inversant ces logiques, on pose la question : qui doit à qui ? Donc si audit de la dette il y a, il devrait inclure ces dimensions, c’est-à-dire reconnaître l’apport non reconnu des femmes à l’économie et proposer des solutions comme la socialisation des soins, c’est-à-dire une implication de tous les acteurs sociaux et économiques dans ces activités dont nous dépendons tous et toutes.
Dans le contexte du Maroc, Fatima Zahra montre comment les IMF ont profité de l’analphabétisme des femmes en situation de précarité en leur faisant signer des contrats à conditions abusives. Les femmes se retrouvent alors rapidement dans l’incapacité de rembourser leur crédit, à cause des taux d’intérêt élevés (au Maroc entre 30 % et 40 %) [3]. Les IMF exercent des pressions terribles sur les femmes qui craignent de se retrouver en prison ou humiliées publiquement si elles ne remboursent pas à la date déterminée. Des femmes sont forcées de vendre leur bien, d’autres de quitter leurs maisons pour fuir les attaques des IMF ou encore contraintes de se prostituer. En pleine pandémie, en particulier durant le moment de confinement, les IMF ont continué à harceler des emprunteuses [4].
Face à cela, Fatima Zahra rappelle les luttes des femmes victimes des microcrédits qui ont été menées [5]. Pour confronter les abus et violences des IMF, les emprunteuses à Ouarzazate [6], (sud-est du Maroc) ont commencé à lister les victimes, des questionnaires ont été distribués pour collecter des informations. Les femmes ont réussi à s’auto-organiser et ont décidé d’arrêter le paiement. Le mouvement s’est étendu dans toute la région et a pris place dans les rues, des manifestations et des sit-in ont eu lieu, les femmes ont dénoncé les taux d’intérêt abusifs, l’humiliation et les harcèlements qu’elles ont subis de la part des IMF.
Ce mouvement est né dans le contexte des soulèvements populaires dans toute la région en 2011, revendiquant la justice sociale, la dignité et la liberté [7]. Suite aux protestations, l’État a poursuivi deux coordinatrices/teurs de ces luttes, qui ont été condamné·es à une année de prison ferme et de lourdes amendes. Grâce au mouvement des victimes et la solidarité nationale et internationale, les deux coordinatrices/teurs ont été acquitté·es en novembre 2016. Le Comité des femmes Attac-CADTM Maroc s’est fortement impliqué dans cette lutte, en organisant des caravanes de solidarité et des formations de réflexion et des alternatives aux microcrédits [8].
Ici et ailleurs, les femmes essayent de développer leurs propres alternatives au système de la microfinance et c’est ici que le lien avec la macro-finance est fait [9]. Il existe des collectifs, initiés par des femmes, revendiquant d’autres formes d’économie, solidaires, telles que les tontines, des caisses d’épargne autogérées par les femmes et basées sur le don et l’égalité. Ces collectifs demandent donc d’enquêter sur les contrats des microcrédits en partant des fondements légaux de l’illégitimité des contrats : dissimulation des taux d’intérêt, consentement résultant de dol ou de contrainte.
Dans la suite de ces angles d’analyses, Anaïs Carton résume que s’il y a un besoin de s’endetter, c’est pour pallier les manquements des États dans les politiques publiques, du fait des dépenses faites pour rembourser les dettes publiques aux institutions financières internationales. En effet, aujourd’hui, 60 % des pays africains consacrent davantage de ressources au remboursement de la dette qu’en dépenses de santé. Ceci alors que les pays du Sud sont grandement impactés financièrement, économiquement, socialement et sanitairement par la pandémie. Selon un récent rapport d’Oxfam, plus d’un demi-milliard de personnes pourraient basculer dans la pauvreté des suites de la crise actuelle [10]. Les coupes budgétaires liées au remboursement de la dette font que celles-ci reposent donc particulièrement sur les épaules des groupes les plus vulnérables et creusent les inégalités de genre.
Les réponses apportées par la Banque mondiale, le FMI et le G20 telles que l’Initiative de suspension de la dette sont totalement insuffisantes. Elles ne font que reporter le problème. De plus, les créanciers privés, très largement majoritaires, ne sont aucunement contraints d’annuler leurs créances. Aujourd’hui, 60 % des dettes publiques sont détenues par les créanciers privés, avec tous les problèmes de non-transparence de leur identité et de taux d’intérêt élevés pratiqués par ces derniers, que cela pose. Ainsi, les « aides » qui sont accordées aux pays du Sud, dans le but officiel de lutter contre les effets de la pandémie, seront dans les faits utilisées pour renflouer ces organisations au détriment des besoins urgents sur place.
Par ailleurs, la Banque mondiale et le FMI détiennent des créances illégitimes et odieuses. En effet, une partie des prêts octroyés par ces deux institutions n’a pas profité aux populations des pays concernés. C’est le cas des dettes contractées par des gouvernements détournant tout ou partie des fonds empruntés, en toute connaissance de cause des prêteurs, comme en République démocratique du Congo sous l’ère de Mobutu. Toutes les dettes des pays du Sud qui ont été accordées à des régimes violant les droits humains fondamentaux, qui n’ont pas bénéficié à la population ou qui ont été contractées en violation du droit international public et du droit interne des États débiteurs, sont illégitimes.
Il faut donc annuler les dettes publiques à l’égard de tous les créanciers : bilatéraux, multilatéraux et privés. La dette de l’Afrique, c’est 500 milliards de $US, c’est-à-dire 0,5 % des créances mondiales. Ce n’est rien comparé aux quelques 3000 milliards d’argent public dépensés pour les sauvetages bancaires en 2007-2008. En 2006, la Norvège a reconnu sa responsabilité dans l’endettement illégitime de 5 pays appauvris du Sud et a procédé à l’annulation unilatérale et sans conditions de ses créances pour un montant d’environ 62 millions d’euros. Si la Norvège l’a fait, pourquoi pas la Belgique ? En 2007, l’Équateur qui a pris la décision unilatérale de ne pas rembourser ses dettes illégitimes après avoir mené un audit citoyen de ses dettes. Selon le droit international, les droits humains fondamentaux prévalent sur les droits des créanciers.
En Belgique, le CADTM fait du plaidoyer pour que la Belgique joue un rôle moteur, en premier lieu en donnant l’exemple, celui d’annuler le paiement de dettes des pays du Sud dont elle est créancière en 2020 et 2021. Mais également pour qu’elle adopte une législation pour contraindre les créanciers privés à participer aux allégements de dettes. Finalement, la Belgique dispose, au nom d’un groupe de pays, d’un siège d’administrateur au FMI et d’un siège d’administrateur suppléant à la Banque mondiale. Il est aujourd’hui vital que la Belgique utilise le poids important qu’elle détient dans ces deux organisations pour les inciter à suivre la voie des annulations de dettes.
[4] Maroc : Pour la suspension du paiement des microcrédits pour une période de 6 mois renouvelable avec exonération de tous les intérêts (cadtm.org)
[5] [Une première mobilisation des victimes du microcrédit obtient une légèreconcession
[6] DEGAGE MICROCREDIT DEGAGE ! Les femmes unissent leurs luttes, résistances et alternatives (cadtm.org)
[7] Micro-crédit Dégage ! Sur la lutte des femmes de Ouarzazate (cadtm.org)
[8] Caravane Internationale contre le microcrédit (cadtm.org)
[9] À Bamako au Mali, les femmes du réseau CADTM continuent la réflexion et l’action contre les microcrédits et la dette illégitime
[10] Oxfam,“Dignity not destitution. An ‘Economic Rescue Plan For All’ to tackle the Coronavirus crisis and rebuild a more equal world”, avril 2020,https://oxfamilibrary.openrepository.com/bitstream/handle/10546/620976/mb-dignity%20not%20destitution-an-economic-rescue- plan-for-all-090420-en.pdf
Sociologue
Attac/CADTM Maroc
Permanente au CADTM Belgique
Permanente au CADTM Belgique